L’intrigue de l’histoire de Yossef est complexe.
Ses frères se débarrassent de lui en faisant croire autre chose à leur père. Yaakov plonge alors dans un désespoir immense. Selon le Midrach, Yossef est né quand Yaakov avait 91 ans et Yaakov est mort à 148 ans. Cela donne 57 ans de vie avec Yossef. Sur ces 57 ans, ce dernier a disparu sans donner de nouvelles pendant 22 ans, soit plus d’un tiers de ce temps. Yaakov est donc plongé pendant 22 ans dans ce qui est quasiment l’échec d’une vie. C’est gigantesque. Pendant ce temps, les frères vendent Yossef et eux-mêmes sont dépassés par l’événement. À leur insu Yossef devient ce qu’ils redoutaient, le chef. Comme il l’avait rêvé, tout le monde se prosterne effectivement devant lui.
On peut ajouter à cela les événements impliquant Yéhouda. C’est lui qui pousse ses frères à ne pas laisser mourir Yossef mais à le vendre, ce qui déjoue tout leur projet. Puis Yéhouda lui-même se fait berner par sa bru, Tamar. Elle l’entraîne dans une aventure qui le dépasse (détaillée dans la Parachat Vayechev) et qui a comme conséquence la naissance de l’ancêtre du Mashiah, ce à l’insu de tous.
Yossef mène enfin, à son tour, toute la famille dans un tourbillon d’illusions, faisant planer sur elle le mirage d’un immense danger. Même si tout cela semble évident pour nous qui connaissons l’histoire, il y a ici un enchevêtrement qui est quasiment unique dans la Bible. Et pour combler le tout, le midrach dit : D. s’est débrouillé et a fait en sorte que, par la tournure des événements, Yaakov descende en Egypte. D. voulait en effet accomplir les fameux « 400 ans d’asservissement », cette promesse faite à Avraham, plus de 150 années auparavant.
Dans le fond, il faut savoir que c’est toujours ainsi. Toute l’histoire du monde est un enchevêtrement de situations menées par D. Même si chacun sera jugé pour ce qu’il a fait, la Providence divine « mène la danse » comme Elle l’entend. Car dans toutes les décisions que prennent les humains, les possibilités d’aboutissement sont infinies, et D. a largement le choix de faire pencher les choses dans un sens ou dans un autre. Par exemple, nous disons chaque matin dans nos prières que « D. est le maître des guerres ». Nous voyons les puissances qui prennent des décisions graves de conséquences, mais nous croyons que c’est Lui qui gère. D. ne laisse rien au hasard.
Mais ce qui est unique dans notre paracha, c’est que l’on constate que tout le monde s’angoisse alors que rien de grave ne se produit. Yaakov s’angoisse alors que Yossef va très bien. Les frères s’angoissent alors que Yossef ne leur fera jamais aucun mal. Cela doit nous faire réaliser que même dans notre propre vie, il y a des angoisses qui ne sont pas fondées parce que D., derrière tout cela, gère notre bonheur (inspiré du Mé Hachiloa’h).
Nous pouvons prolonger ce point par la réflexion suivante. Les aspects de la réalité sont multiples et un événement ne peut être lu d’une seule manière. Les différents protagonistes d’une situation ne vivant pas la même chose, comment pouvons-nous lire l’histoire d’une manière univoque ? Tout celui qui a essayé d’aider autrui efficacement sait que ce n’est pas évident de « prendre sa place » pour arriver à un but constructif, uniquement dans l’intérêt de l’autre. Ce qui est bon pour moi ne correspond pas forcément à ce qui est bon pour autrui. Et pourtant, nous pouvons vivre côte à côte, en ayant une vie apparemment semblable. D. fait en sorte que le monde avance vers un but où chacun, tel qu’il est, profitera et développera tous ses potentiels. Tout cela en tenant compte du rôle « spirituel » de chacun, qu’à notre niveau, nous ne connaissons pas. L’ordinateur le plus puissant du monde n’arriverait pas à gérer cela. Et cela fait des millénaires que D. le fait….
Cette histoire nous montre que la modestie prime. Il est dangereux d’interpréter, sans connaître. Il est évident que la lecture de l’Histoire est dirigée. Il n’y a qu’à prendre un manuel scolaire. Pourquoi citer un événement plutôt qu’un autre ? Pourquoi désigner un chapitre d’une telle manière et pas d’une autre ? Il est évident qu’une morale apparaît quand on analyse les guerres. Il est évident qu’une morale apparaît quand on parle de la découverte d’un vaccin. Et il est évident qu’on ne pourra pas parler de tous les aspects « moraux » d’une histoire. Pour prendre un exemple actuel : pourquoi ne rapporte-t-on pas dans l’histoire de Hanouka racontée dans les livres que ce sont aussi des Juifs qui ont poussé les Grecs à introduire un culte étranger et qui ont, de ce fait, entraîné indirectement les persécutions ? (voir à ce sujet F. Josèphe Antiquités judaïques 12 : « Ménélas et les fils de Tobie, maltraités par Jason, se réfugièrent auprès d’Antiochus et lui déclarèrent qu’ils étaient décidés à abandonner leurs lois nationales et leur propre constitution, pour suivre les volontés du roi et adopter une constitution grecque. Ils lui demandèrent donc de leur permettre de construire un gymnase à Jérusalem ; l’autorisation obtenue, ils se mirent aussi à dissimuler leur circoncision (…)»). On pourrait multiplier les exemples.
Pour revenir à la Bible, il est évident que les histoires sont racontées de manière prophétique, et que cela n’a rien à voir avec une histoire racontée par les « historiens ».
Comment faire ? Il faut bien commencer par quelque chose ! Là est toute la difficulté. La réponse est simple : le commencement, c’est moi. C’est moi qui décide de ce que je vais étudier ou retenir. Ce sont mes convictions, que je vais forger, qui me guideront. Si je choisis un médecin ou un plombier, je peux choisir aussi la manière dont je vais m’informer, apprendre l’histoire, apprendre mon histoire. Même si au début, mon image est très imparfaite, voire fausse, c’est à moi qu’incombe la responsabilité de construire l’image que je me fais de la réalité historique. Si la Torah commence par une histoire invraisemblable, la création du monde, c’est que cela en vaut la peine. Elle doit faire partie de l’Histoire, sinon, je fais fausse route. Et c’est pareil pour toute la Bible, que malheureusement peu de gens connaissent. Lire les prophètes ferait beaucoup de bien à ceux qui se perdent dans les détails de leur propre vie. Lire les histoires, dans le texte du Houmach (Pentateuque), ferait beaucoup de bien à ceux qui croient que les journaux leurs racontent la vérité. Réfléchir à l’histoire de Yossef où la vérité est connue et cachée en même temps pourrait nous faire penser que le rapport à notre histoire doit être modeste. Cela pourrait nous faire penser que nos connaissances doivent être solides et, surtout, fondées sur des convictions fortes qui nous permettent de ne pas nous greffer aux modes qui changent au fur et à mesure que l’humanité évolue.
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