Au bout de deux ans, Pharaon fit un rêve : Le rêve et son double.
par: Franck BenhamouPublié le 3 Décembre 2018
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La vie de Yossef est parcourue de rêves : rêves d’un jeune homme qui voit sa famille se prosterner devant lui, rêves du panetier et de l’échanson, rêves de Pharaon qu’il interprète. Rêves prémonitoires, mais aussi rêves doubles. Alors que de façon évidente les deux rêves du jeune Yossef n’ont qu’une seule signification, ceux des deux intendants de Pharaon ont deux significations différentes, quant aux deux rêves de Pharaon, ils « n’en sont qu’un ». Le verset insiste sur l’unité des deux rêves. Pourquoi les mages égyptiens n’ont pas pensé qu’il soit nécessaire d’unifier les deux rêves ? Comment Yossef a pu contourner cette difficulté ? Le nom de Dieu émaille de façon insistante le discours de Yossef. Cette évocation a-t-elle pour but de rapprocher Pharaon du monothéisme, ou Yossef nous montre-t-il la singularité d’une approche monothéiste de la notion de rêve ? Nous verrons que ces questions n’en sont qu’une !
Les mages égyptiens n’ont pas réussi à comprendre l’unité des deux rêves de Pharaon : une fois que Pharaon a répété son rêve à Yossef, celui-ci s’écrit :
בראשית פרק מא
וַיֹּ֤אמֶר יוֹסֵף֙ אֶל־פַּרְעֹ֔ה חֲל֥וֹם פַּרְעֹ֖ה אֶחָ֣ד ה֑וּא אֵ֣ת אֲשֶׁ֧ר הָאֱלֹהִ֛ים עֹשֶׂ֖ה הִגִּ֥יד לְפַרְעֹֽה:
Yossef dit à Pharaon : ‘le rêve de Pharaon est un, ce que Dieu va accomplir, il dit à Pharaon’.
Le midrash développe le thème :
בראשית רבה (וילנא) פרשת מקץ פרשה פט
וישלח ויקרא וגו’, ר’ יהושע דסכנין בשם רבי לוי פתרין היו אותו אלא שלא היה קולן נכנס באזניו, שבע פרות הטובות שבע בנות אתה מוליד, שבע פרות הרעות שבע בנות אתה קובר, וכן אמרו שבע שבלים הטובות שבע מלכיות אתה מכבש, שבע שבלים הרעות שבע אפרכיות מורדות בך, הה »ד (משלי יד) בקש לץ חכמה ואין, אלו חכמי פרעה וחרטומי מצרים, ודעת לנבון נקל, זה יוסף,
Les mages expliquaient, mais pas à Pharaon, leurs prédictions ne pénétraient pas à ses oreilles ; il disaient ‘les sept vaches grasses ce sont sept filles qui vont naitre, quant aux sept vaches maigres ce sont sept filles que tu enterreras, de même les sept épis de blé, ce sont sept royautés que tu vas conquérir, et les sept épis décharnés, ce sont sept royautés qui vont se rebeller ; c’est à ce propos que le verset (Proverbes 14) affirme : l’idiot voulait la sagesse, mais en vain (ce sont les mages), alors que l’intelligence pour celui qui comprend est facile (il s’agit de Yossef).
L’interprétation de Yossef est acceptée car c’est la seule qui permet de rendre compte de la convergence des deux rêves ; Pharaon l’avait dit dès le départ :
בראשית פרק מא
(ח) וַיְהִ֤י בַבֹּ֙קֶר֙ וַתִּפָּ֣עֶם רוּח֔וֹ וַיִּשְׁלַ֗ח וַיִּקְרָ֛א אֶת־כָּל־חַרְטֻמֵּ֥י מִצְרַ֖יִם וְאֶת־כָּל־חֲכָמֶ֑יהָ וַיְסַפֵּ֨ר פַּרְעֹ֤ה לָהֶם֙ אֶת־ חֲלֹמ֔וֹ וְאֵין־פּוֹתֵ֥ר אוֹתָ֖ם לְפַרְעֹֽה:
« Le matin, son esprit en fut troublé et il manda tous les magiciens de l’Égypte et tous ses savants. Pharaon leur exposa son rêve, mais nul ne put lui en expliquer le sens. »
Le verset explique de façon extraordinaire la problématique, mais celle-ci ne peut apparaitre dans une simple traduction ; en effet, le verset parle du rêve de Pharaon au singulier, comme s’il n’était qu’un, mais lorsqu’il écrit « mais nul ne put lui en expliquer le sens », il s’exprime au pluriel[1] ; à travers cette variation singulier/pluriel qui défi les règles de toute grammaire et qui montre combien le verset se joue des règles de la langue, le verset parle du problème central de ces rêves. Les mages ne font pas attention à ce que dit le rêveur, c’est leur première erreur ; c’est pour cela que Pharaon disqualifie leurs interprétations. Sforno explique comment ces deux rêves sont osolidaires : alors que les animaux de trait représentent la force de travail permettant la production (1er rêve présentant la cause effective de la famine), dont l’objet est indiqué dans le second rêve (manque de blé qui est la cause finale). Pourquoi le Midrash affirme que les mages donnent une interprétation alors que manifestement le verset affirme leur incapacité à dire une quelconque interprétation ? Il s’appuie sur une précision textuelle ; il écrit « et personne ne put l’interpréter à Pharaon », c’est-à-dire que seul Pharaon n’était pas satisfait de leur interprétation parce que l’unité des deux rêves lui paraissait évidente. Lorsque Pharaon raconte son rêve à Yossef, il ne prend pas la peine de préciser qu’entre les deux rêves il s’est réveillé, il suggère que les deux rêves sont imbriqués, comme s’ils avaient été rêvés dans un unique sommeil. Le redoublement du rêve est interprété différemment par Yossef : « car la chose est fermement établie par Dieu, et Dieu s’empresse de la réaliser ». Le redoublement indique la fermeté de la décision, alors que le réveil indique la rapidité de l’exécution. L’hypothèse que j’aimerai avancer c’est que pour les mages, un rêve est toujours ferme, sa réalisation est si évidente qu’elle ne saurait souffrir d’un redoublement qui laisserait entendre que sans celui-ci, il ne se réaliserait pas. Ce qu’entend Yossef, c’est qu’aucun rêve n’est totalement décisif, de sorte à ce que le redoublement peut s’expliquer par une fermeté d’exécution.
Lorsque Yossef met en avant son interprétation, il convoque le nom de Dieu, comme si cette interprétation était intimement liée à la question Dieu, comme si seule l’évocation du nom de Dieu pouvait permettre l’interprétation du rêve double. « Le songe de Pharaon est un : ce que Dieu prépare, il l’a annoncé à Pharaon » (41.25) et « C’est bien ce que je disais à Pharaon ce que Dieu prépare, il l’a révélé à Pharaon. » (41.28). Lorsque Yossef se présente, il évoque déjà le nom de Dieu : c’est Lui qui saura tranquilliser Pharaon. Il semble que l’usage du nom de Dieu soit habituel dans la cour pharaonique. La seconde fois, Yossef affirme « le rêve de Pharaon est un, Dieu annonce à Pharaon ce qu’il va faire ». Comme si l’évocation de Dieu suffisait à justifier que le rêve est prémonitoire. Or ceci n’est pas possible : en effet, les mages aussi pensaient que le rêve était prémonitoire, mais ils ne convoquaient pas Dieu pour autant. Comment comprendre ce verset ?
Il nous faut bricoler une théorie du rêve prémonitoire afin d’en singulariser l’usage lorsqu’il est expressément attribué à Dieu.
La Torah fait comme s’il existait un phénomène à l’état brut de rêve prémonitoire qui n’aurait pas sa source en Dieu. Les interprétations des mages pêcheraient parce qu’elles ne se réclament pas de Dieu, contrairement à celle de Yossef. L’incapacité des mages à prédire justement, c’est qu’ils cherchent à interpréter des rébus, comme si Dieu n’était pas capable de s’exprimer clairement : leur monde est crypté. Le Emek Davar précise les choses : c’est que les magiciens ne font qu’écouter « par derrière le rideau ». Cette signifie écouter un discours dont l’auditeur n’est pas le destinataire, un savoir obtenu par indiscrétion ; l’image est que Dieu parle à ceux qui l’écoutent, aux prophètes, aux grands hommes, alors que certains doivent se contenter d’être derrière le rideau : l’avenir ne pourrait être su que par extorsion ou vol. Le prophète ne vole pas sa parole : au contraire elle lui est adressée. Elle lui est adressée pour qu’il en fasse usage. Ce qui change dans la compréhension juive, c’est que le rêve est un instrument pour avertir. Non seulement il n’est pas obtenu par une indiscrétion, mais qu’il vient parler pour que la personne s’en saisisse. On comprend alors que Yossef va aller plus loin que son rôle imposé d’interprète : il propose une solution à Pharaon (l’établissement de granges de stockage). Posture possible uniquement si le rêve est compris comme un appel.
Clément Rosset dans son livre le réel et son double, montre que chez les grecs, lorsqu’un présage est annoncé, toute tentative de s’y soustraire est un échec. Il évoque une fable d’Esope :
Un vieillard craintif avait un fils unique plein de courage et passionné pour la chasse ; il le vit en songe périr sous la griffe d’un lion. Craignant que le songe ne fût véritable et ne se réalisât, il fit aménager un appartement élevé et magnifique, et il y garda son fils. Il avait fait peindre, pour le distraire, des animaux de toute sorte, parmi lesquels figurait aussi un lion. Mais la vue de toutes ces peintures ne faisait qu’augmenter l’ennui du jeune homme. Un jour s’approchant du lion : « Mauvaise bête, s’écria-t-il, c’est à cause de toi et du songe menteur de mon père qu’on m’a enfermé dans cette prison pour femmes. Que pourrais-je bien te faire ? » A ces mots, il asséna sa main sur le mur, pour crever l’œil du lion. Mais une pointe s’enfonça sous son ongle et lui causa une douleur aiguë et une inflammation qui aboutit à une tumeur. La fièvre s’étant allumée là-dessus le fit bientôt passer de vie à trépas. Le lion, pour n’être qu’un lion en peinture, n’en tua pas moins le jeune homme, à qui l’artifice de son père ne servit de rien.
Cette fable montre qu’il faut accepter bravement le sort qui nous attend, et ne point ruser avec lui, car on ne saurait y échapper.
Rosset développe toute une théorie à partir de l’attitude qui consiste justement à tomber dans le trou qu’on a soigneusement tenté d’éviter tout en le creusant soi-même (pour reprendre un verset de Kohélet), ajoutant l’absurde au cynisme.
Le Ktave Véhakabalah explique que Yossef a pu justifier ce droit d’intervenir dans les affaires royales précisément à partir de l’explication qu’il fournit à Pharaon concernant le réveil qui s’est produit entre les deux rêves : interprétant le réveil comme un appel à la lucidité, c’est-à-dire le devoir d’utiliser le rêve-avertissement. Ce qui apparait comme une simple césure dans l’histoire accidentée d’une vie royale, devient une exhortation à une rébellion contre un destin soi-disant irrémissible.
En s’opposant à toute cette thématique du « réel et son double », Clément Rosset veut déduire une métaphysique de la singularité :
Ontologie du réel dont la particularité est de ne prendre appuie ni sur la pensée de son être, ni sur celle de son unité, mais sur la considération de sa seule singularité.[2]
Si l’on consent à user de la métaphore du rideau et celle de la parole de face : on pourra dire aussi qu’il n’y a que du réel singulier, toujours nouveau, mais que celui-ci existe dans la singularité d’une parole divine adressée. En admettant que Dieu est l’instigateur de ce rêve, Pharaon retrouve une forme de singularité, il devient interlocuteur de Dieu. Une indication textuelle nous l’enseigne : « ce que Dieu va faire est dit à Pharaon », or il n’y a aucune parole dans ce rêve double, uniquement des images. Mais la mise en avant du nom de Dieu par Yossef oblige le roi à réintégrer sa subjectivité ; devenant à nouveau sujet de parole, il sort des images. Dieu parle, et les images qui se présentent dans l’esprit de l’homme ne sont pas une sécrétion incompréhensible de la nature. « Son souffle a été bousculé » par son rêve (vs 8), le souffle qui est normalement installé dans le corps de la personne, garant de son intégrité, semble vaciller. A noter la connotation de «פעם » (qui est la racine de ותפעם, ‘a été bousculé’), qui signifie ‘fois’. C’est que la duplication du rêve trouble l’esprit. Si Pharaon est intrigué par ce redoublement c’est précisément parce qu’il ne comprend pas que le destin radote : lorsqu’il observe la similarité de deux situations, il en oublie la signification des rêves. Tout redoublement suggère une structure plus profonde que ce que montre l’apparence, plus profonde que la signification du rêve. Lorsqu’on observe par exemple que « au 18 eme siècle, l’Europe est embrasée par les lumières », on fait de l’histoire, on décrit un phénomène similaire qui s’établit dans des espaces sociaux et géopolitiques très disparates, on gagne en concept, on crée de la pensée, au moment même où l’on appauvrit le réel. La duplication du rêve de Pharaon le jette dans l’abîme d’une vision structurelle de ses rêves qui fait oublier que l’on parle de blé et de vaches !
Les mages et Pharaon aussi ne peuvent être qu’effrayé que ‘quelque part, ça parle’, en effet si ‘ça parle’, c’est qu’il faut répondre. Pharaon fait preuve d’une force de caractère en maintenant son intuition d’un rêve unique, c’est-à-dire d’un rêve qui suggère que les rêves ne sont pas gravés dans le marbre ; cependant il n’est pas capable d’interpréter son réveil comme un appel à un sursaut de conscience. Le rêve est donc l’indice d’une inversion : la parole n’est pas toujours à la traine du réel, n’a pas pour but de donner un semblant de sens a postériori et d’accompagner une histoire dans laquelle on ne peut être que spectateur ; mais c’est l’inverse qui est vrai : le rêve convoque le rêveur.
Mais à y voir de plus près, cette même structure s’inverse. Dieu annonce à Pharaon la famine, or Dieu n’est-il pas lui-même le maitre de la nourriture ? Si l’on convient que « Dieu fait savoir ce qui va advenir à Pharaon », ne pourrait-on aller plus loin, en demandant le « pourquoi de cette famine » ? La raison est à chercher dans les premiers mots de cette histoire : « et ce fut au bout de deux ans », mikets. A quoi sert cette datation ? Le Midrash fait raisonner un verset de Job (28)
בראשית רבה (וילנא) פרשת מקץ פרשה פט סימן א
קץ שם לחשך, זמן נתן ליוסף כמה שנים יעשה באפילה בבית האסורים, כיון שהגיע הקץ חלם פרעה חלום.
Une limite[3] est mise à l’obscurité : une durée a été imposée à l’emprisonnement de Yossef, au moment voulu, Pharaon rêva.
C’est que la famine elle-même n’est qu’un épiphénomène dans une histoire plus large : celle qui conduit Yossef à sortir de la prison. L’Histoire est commandée par un souci plus fondamental : faire sortir Yossef de la prison, faire justice au juste. Il s’agit là d’un thème récurrent du Midrash Rabba qui voit ici le moteur le plus décisif de l’histoire. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il ne s’agit pas de penser que l’Histoire en question c’est celle qui va faciliter la descente de la famille de Yaakov en Egypte, mais une exigence de justice envers Yossef. Ainsi, Pharaon, en répondant à l’appel de Dieu, c’est-à-dire en assumant l’inquiétude de ce rêve, devient l’exécutant bien inconscient de la libération du juste.
Dieu ne s’est pas adressé explicitement à Yossef comme aux patriarches : c’est certainement le signe d’une grandeur moindre, mais c’est aussi l’annonce d’une modalité d’échange avec Dieu typique de l’exil où la Parole se fait discrète, où sa Source attend d’être reconnue.
Franck Benhamou.
[1] Littéralement : « il raconta son rêve, mais nul ne put les expliquer » …
[2] « Retour sur la question du double », dans « l’Ecole du Réel », p.118, (Edition de Minuit).
[3] Le Midrash se fonde sur les premiers mots de la paracha : « et ce fut au bout (קץ) au deux ans » qui résonnent avec le verset de Job « une limite (קץ) a été donnée à l’obscurité ».
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