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Mikets : Yossef prosélyte ?

par: Jérôme Bénarroch

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Le 25 Décembre 2005

Après les sept années d’abondance prédites par Yossef vinrent les années de famine sur la terre. Mais pour les égyptiens, prévenus et conseillés par le jeune hébreu, les provisions furent assurées. Chapitre 41, verset 53, la Tora dit : « Se terminèrent sept années d’abondance qui furent dans la terre d’Egypte. Et commencèrent de venir sept années de famine comme avait dit Yossef ; et il y eut une famine dans toutes les terres, et dans toute la terre d’Egypte il y avait du pain. Et fut affamée toute la terre d’Egypte, et le peuple se répandit en plaintes auprès de Pharaon pour le pain ; Pharaon dit à toute l’Egypte : allez à Yossef, ce qu’il vous dira vous le ferez. »

C’est une difficulté flagrante : les égyptiens ont fait provision de pain, « dans toute la terre d’Egypte il y avait du pain », puis de suite ils sont affamés et se plaignent qu’ils n’en ont pas. Cependant que Yossef a du blé, lui, en quantité gigantesque, puisqu’on verra qu’il le vendra à l’Egypte, (v.56 : « Yossef <…> vendit à l’Egypte »), et au monde entier (v.57 : « de toute la terre on venait <…> pour acheter du blé à Yossef »). Rachi explique que les réserves des égyptiens s’étaient gâtées. Et pas celles de Yossef. Mais Rachi ajoute un autre point, nullement explicite dans le récit. L’expression de Pharaon : « ce qu’il vous dira vous le ferez » signifierait que Pharaon a dit aux égyptiens : « ce que Yossef vous dit de faire, c’est-à-dire de vous circoncire, faites-le ». Voilà donc deux questions :

– D’où voit-on que Yossef a parlé de circoncire les égyptiens ?
– Quel est le sens de cette manœuvre ?

Si l’on regarde de près l’expression de Pharaon, elle est en effet étrange. Il dit littéralement : « ce qu’il parlera- pour vous- vous le ferez ». Deux anomalies. Pourquoi parle-t-il de parler, et non pas d’ordonner, alors que Yossef est maintenant « le gouverneur sur le pays » (ch.42, v.6)? D’autant que le verbe dire est ici « iomar », parler, qui rappelle « tomar lahem – be lachon raka » (Mekhilta Chemot ch.19, v.3) : « tu leur parleras – c’est-à-dire dans un langage doux », qui semble inadéquat à propos de celui qui doit diriger le pays. Ou bien Pharaon aurait dû dire, puisqu’il n’y a en fait que cette solution : « allez à Yossef, pour qu’il vous vende du blé ». Mais il dit « allez à Yossef, ce qu’il vous dira gentiment… »

Puis Pharaon dit « pour vous » et non simplement « ce qu’il vous dira… ». Qu’est-ce que pourrait vouloir dire « pour vous », de telle sorte que cela vous concerne en propre ? N’est-ce pas l’évidence que la subsistance implorée est pour eux ? Or Rachi avait dit que les provisions des égyptiens avaient pourri, alors que celles de Yossef étaient intactes. Où est la différence entre Yossef et les égyptiens ? C’est la mila.
Il faut comprendre que D.ieu fit que les récoltes des incirconcis pourrissaient, et que les récoltes de Yossef, le circoncis, D.ieu les maintenait. Temps de famine, attribut de rigueur, d’exacerbation de l’emprise du jugement divin sur la terre. Yossef décida donc de proposer le remède aux égyptiens. Car la plainte n’était pas celle de toute la terre, plongée dans l’épreuve, mais des seuls égyptiens, effrayés d’avoir pensé maîtriser la nature, par les mesures de l’écologie rationnelle, et constatant l’aberration du réel.

Les deux anomalies du texte de Pharaon sont en réalité des allusions à la mila :
– « Iomar », la parole, le sens, est lié entièrement à l’alliance de la mila. Le Sifté Hakhamim rapporte le verset 162 du psaume 119 : « je me réjouis à propos de ta parole », en tant qu’allusion à la mila. Rachi explique sur place : « Nos maîtres ont interprété (la parole) à propos de la mila ; du fait que David était dans l’établissement de bains et s’est vu sans tsitsit, sans téfilin, sans Tora ; il dit malheur à moi car je suis nu de toutes les mitsvot ; et lorsqu’il regarda la mila il se réjouit et dit à sa sortie : je me réjouis à propos de Ta parole de la mila qu’au commencement Tu as donnée dans une parole et non dans un ordre comme il est dit (Genèse, ch.17, v.9-10) : « Eloqim parla à Avraham : et toi tu garderas mon alliance, toi et ta descendance <…> : faire circoncire pour vous tout mâle ». Mais encore, au verset 16 du chapitre 2 de Genèse, d’où l’on apprend les sept mitsvot noahides, il est dit : « Hachem-Eloqim ordonna à l’homme en parlant : de tout arbre du jardin, manger, tu mangeras ». « en parlant » est une allusion aux interdits de nudité, dont la mila est la correction.
– « pour vous », en guématria, dit le Baal Hatourim, équivaut à la mila : 90.

Cette mesure est très diversement comprises par les commentateurs. Le Maharal montre d’abord que le brit de la mila est toujours traduit en araméen « subsistance », ce qui explique pourquoi les incirconcis voyaient leurs provisions moisir, car ils n’étaient pas sous le signe du brit, de ce qui permet de subsister. Il énonce alors que Yossef obligea les égyptiens à se circoncire, parce qu’il apparaissait que c’était la volonté de D.ieu qu’ils le soient. Par le mérite de la mila ils devenaient aptes à se nourrir de Yossef, et Yossef lui-même mérita d’être le nourricier du monde par le mérite de la mila, c’est-à-dire ceci, de n’être pas allé avec une femme interdite. L’idée est que la mila représente l’alliance passée avec Celui qui subsiste et sustente par excellence. Hors de cette alliance, aucune subsistance n’est légitime. Aucune jouissance en général. La mila est la reconnaissance de la source légitime de toute jouissance et de toute subsistance. Mais le Maharal pense que Yossef ordonna aux égyptiens la mila, de sorte que, en ce temps qui inaugure la justice divine, s’ils voulaient survivre, il fallait reconnaître le Juge et sa justice. Or, il y a une difficulté. Si Yossef pensa qu’il fallait être circoncis pour s’alimenter auprès de lui, pourquoi n’ordonna-t-il pas à chaque acheteur la mila ? Pourquoi aux seuls égyptiens ? Rachi ne dit pas qu’il s’agissait d’un ordre, « Yossef leur parla de se circoncire… »

Le Maskil Ledavid, quant à lui, donne une première explication : Yossef voulut qu’ils se circoncisent même sous la contrainte et par peur de mourir, car, se serait-il dit, une conversion intéressée peut amener à une conversion au nom du Ciel. On lirait donc la problématique de Yossef, prosélyte, et son ambiguïté. Car cette conversion sous la contrainte n’épuisera pas la haine irréfragable des nations pour le joug de la Tora. A la première occasion, lorsque la situation sera plus stable et favorable, l’impureté des mœurs, l’ingratitude envers le Ciel, et la haine des hébreux, reprendra le dessus.

Le Tseda Laderekh rappelle l’enseignement des Sages : Tout celui qui va vers une femme débauchée à la fin en viendra à quémander une miche de pain. Et les fruits du sol sont liés aux fruits du ventre, comme il est dit : « sera bénis le fruit de ton ventre et le fruit de ton sol ». Ainsi, les réserves des égyptiens pourrissaient car leurs mœurs étaient dépravées. Et ils en vinrent à mendier leur pain. Yossef pensa donc corriger et éduquer l’Egypte, en leur ordonnant la mila.

Il nous semble devoir dire que Yossef n’ordonna rien, mais indiqua aux égyptiens effrayés le sens de la chose. Que D.ieu juge selon la justice, que la bénédiction va selon le mérite, et non selon l’efficacité naturelle. Non selon l’impudicité de la jouissance. Rachi reprend le midrash qui raconte que les égyptiens allèrent d’abord chez Yossef, qui leur donna le sens du réel, la mila, mais ils allèrent ensuite chez Pharaon, qui, entrevoyant le pire, leur dit : « ce qu’il vous dit faites-le ». Le point est le suivant. L’ambiguïté de la position de Yossef est celle-ci : ce n’est pas qu’il veuille convertir les nations au culte vrai. Ce n’est pas qu’il contraint à une conversion factice, car obtenue dans des circonstances vaines. De même, les Sages ont décrété qu’on n’accepte pas les convertis aux temps messianiques. Or, ce temps de famine est bien le premier acte de l’action providentielle de D.ieu pour Israël. Un temps révélant. Il ne fait que montrer le secret, le dire. Certains se convertirent, d’eux-mêmes donc. Mais malgré tout ils n’en veulent pas. Le Beer Bassadé rapporte que selon le Ari-zal, ces convertis furent le erev rav, qui se mélangea aux enfants d’Israël à la sortie d’Egypte, et qui mènera la fabrication du veau d’or.

L’ambiguïté de Yossef réside dans son pouvoir, qui fait que la vérité de sa parole a une efficacité trompeuse. Le vrai ne peut se maintenir que suivant une démarche libre, gratuite, d’emblée au nom du Ciel.

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1990
Agrégé de lettres et Docteur en philosophie, Jérôme Benarroch est un ancien élève puis enseignant de la Yechiva des Étudiants de Paris. Il est actuellement professeur de philosophie et de français au lycée Ozar Hatorah Paris 13ème. Enseignant à l’Institut Elie Wiesel, à l’Institut Universitaire Rachi de Troyes, au SNEJ de l’Alliance Israélite Universelle, dans le cadre du cycle ACT de la Yechiva des Etudiants de Marseille, au Collège des Bernardins, et à l’Université Catholique de Louvain, il a publié des articles au sein des Cahiers d’Etudes Lévinassiennes, des revues La Règle d’Abraham, Orient-Occident les racines spirituelles de l’Europe, et des Cahiers philosophiques de Strasbourg et intervient régulièrement sur Akadem.

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