Comme l’on sait, Rachi interprète que ce passage de l’ordonnement de la construction du Mishkan, le tabernacle, a lieu après la faute du veau d’or, et non avant, comme le laisse pourtant penser l’ordre des parachiot.
Comme l’on sait, Rachi interprète que ce passage de l’ordonnement de la construction du Mishkan, le tabernacle, a lieu après la faute du veau d’or, et non avant, comme le laisse pourtant penser l’ordre des parachiot. «Pas d’ordre chronologique dans la Torah» disent les Sages dans Pessahim: l’imbrication des thèmes est conceptuelle. Tous les Richonim[[Voir Ramban en particulier.]] ne sont pas de cet avis, et d’ailleurs rien n’oblige à tenir une telle option, ce qui est d’autant plus significatif. L’idée doit alors se formuler ainsi : s’il n’y avait eu la faute du veau d’or, il n’y aurait pas eu de nécessité du Mishkan. Ou plus radicalement encore : il n’y a pas de nécessité fondamentale au Mishkan pour la Torah ; sa réalité, en tant qu’idée, naît du coupable besoin à l’origine du veau d’or.
L’objet de notre étude n’est cependant pas d’analyser le sens de la faute du veau d’or. Sujet en soi, là aussi, complexe, et sujet à controverses dans les détails. Nous partirons d’un axiome général et explorerons ses conséquences pour la compréhension du Mishkan. Voici l’axiome : la faute du veau d’or a consisté à vouloir donner une réalité à l’Un providentiel (désignons ainsi, mais sans nous justifier, le Tétragramme). Une réalité c’est une facilité de présence, c’est une présence non-événementielle. C’est la pesanteur d’une présence qui se donne comme donnée, à notre service, et non comme l’effet d’une parole ou d’un acte de Torah. Pesanteur d’une représentation dont la signification est enclose, et n’est plus l’effet d’une pensée, d’un hidoush. C’est la raison pour laquelle c’est pendant que Moïse doit recevoir la Torah que le «erev rav» attend ses «dieux», la massivité grossière de la bête objective à laquelle on va croire en substitution de la Torah comme exigence de pensée et d’action.
C’est donc en réparation d’une pulsion de présence passive que serait ordonné le Mishkan. Réparation sur le mode : si vous voulez de l’objectalité, alors vous aurez de la signifiance, de la lettre, du symbolique. Construisez donc une maison. Non pas un veau, comme inconscience d’une présence sans conscience, mais une maison, c’est-à-dire le lieu d’une stabilisation de l’infini dans le fini[[Voir notre étude sur la paracha Haïé Sarah, l’image du champ.]]. La maison est comme l’enclos d’un vide.
Apparaît ensuite clairement la méthode de construction de cette présence. C’est la méthode de l’Art[[Inutile d’insister sur Betsalel et ses qualités.]]. Une œuvre dont tout l’office sera d’orienter le regard vers l’inobjectivable. Logique que l’on peut légitimement nommer logique du sublime, de ce qui va saisir vers l’Invisible. On rejoue en somme l’expérience du Sinaï comme maison : conduire vers l’affect redoutable de l’Invisible.
Il y a donc un parcours. L’extérieur, le parvis, la présence du réel comme tel, dans son face à face avec le haut. Initialement, sans la faute du veau d’or, les sacrifices auraient dû se dérouler sans autre forme de montage, sur des autels individuels, extérieurs. Dans le Mishkan, l’extérieur est défini par l’enceinte extérieure. L’autel des sacrifices devient unique. Car l’unicité décuple l’intensité. C’est le principe de la rareté, et à l’extrême, de l’unicité. Imaginez un joueur de foot professionnel qui n’aurait à jouer dans sa carrière qu’un coup, un pénalty de finale de coupe du monde ! Ne serait-il pas saisi par le redoutable de l’événement ? Alors combien plus ne serions-nous pas saisi par la grandeur du lieu de la demeure divine si nous devions y apporter nos sacrifices, dans le lieu unique !
Mais ce n’est pas là encore le travail de tikoun. Celui-ci apparaît lorsque l’on passe dans la partie intérieure. Une temporalité, une visée se met en place : on avance, de l’entrée extérieure vers l’entrée intérieure. On va alors passer de l’imaginaire à l’image la plus parfaitement représentative du réel, dans le Saint des Saints.
L’imaginaire se divise en trois : à gauche la lumière, la pensée, la kedousha, la force du sens. A droite le réel, la vie et la mort, la jouissance. En face du regard, juste avant le rideau, l’autel des encens. Premier point de butée du regard, comme le retour du réel extérieur à l’intérieur, le souvenir, le sens, le secret de la signifiance.
Puis au plus intérieur, au lieu le plus strict, le plus parlant, qu’est-ce qui est donné à voir? L’inverse du veau. L’inverse de l’objet-un qui capture le regard comme la réalité le fait. Car s’il y a deux chérubins, c’est le vide, le souffle qui traverse entre eux qui est parlant, qui parle, d’où se révèle le sens. Cet enjeu d’abstraction, de traversée du regard qui laisse passer l’affect, est l’enjeu classique de l’art, lorsqu’il se pose la question, non seulement du beau, mais du sublime. Pour faire exister le sentiment, le grand art doit détourner le regard de la fascination pour le quelque chose à voir. Pour la Chose, que le fétiche comble arbitrairement. Le Deux prévient ici l’inversion de l’idole. De là tous les paradoxes que la Guemara découvre concernant les mesures dans le kodesh ha kodashim, le saint des saints : car il s’agit du lieu de l’instabilité décisive du regard, comme s’il était impossible d’assigner leur place objective aux chérubins, et à l’arche. De là aussi l’équivalence entre cette image et l’absence pure et simple de représentation au moment du Deuxième Temple. Mais qu’il y ait les chérubins et l’arche dans le Mishkan et dans le premier Temple réalise originairement, et décisivement, la réparation de l’image du veau. Pas d’image plus radicalement sublime que l’Un du Deux de la tension amoureuse: l’Invisible de l’Un traversant l’image pour délivrer tout à la fois la vanité et l’intensité pure.
Essayons d’éclaircir un point délicat: quelle est la nécessité qui gouverne les différentes couvertures du Mishkan ? Rien à voir avec le toit d’une soucca. La soucca est notre habitation, c’est la raison pour laquelle, messianiquement, l’écran qui nous sépare du ciel est minimal et éphémère. Mais le Mishkan est une maison «au nom de l’Un». L’opacité de la couverture de la partie intérieure doit être résolue. Celle-ci est comme le vêtement de l’intérieur. Qui protège la nudité, matérielle, de cette intériorité. Trois ou quatre, selon la Guemara, épaisseurs de vêtement. La première, d’une richesse et d’une ornementation supérieure, yeriot ha mishkan, la plus intérieure. La deuxième, d’une simplicité et d’une modestie parfaites, grise, en poils de chèvres, yeriot haohel, qui descendait au dessus de la première et dépassait d’une coudée en bas des poutres. Pour la beauté précise Rachi. Et la supérieure, plus petite, en peau de bélier teinte en rouge et en peau de tahach, mihsei haohel.
L’extrême raffinement, caché, en dessous, la simplicité et la sobriété visible, extérieure, et au dessus, caché au dessus, l’affect pur, l’affect sublime pur, mélange de l’éclat inavouable de la vie, le sang, et du rêve, de l’aventure inouïe de l’existence. Réel du désert de l’existence.
Il n'y a pas encore de commentaire.