Devenir juive… Une lecture des premiers versets de la meguila Ruth
par: Joël GozlanPublié le 10 Juin 2024
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Les premières lignes du livre de Ruth sont d’une densité incroyable, que nos commentateurs, ZAL, éclairent de leurs commentaires.
Les hommes disparaissent.
Une triple crise se cache ainsi, comme en filigrane, dès la première phrase du rouleau.
Ruth, Verset 1
A l’époque où jugeaient les Juges, il y eut une famine dans le pays; un homme quitta Bethléem en Juda pour aller séjourner dans les plaines de Moab, lui, sa femme et ses deux fils.
Le Midrash Raba comprend la répétition « jugeaient les juges » comme une époque de « jugement des juges » : crise d’autorité ici, les juges ne jugent plus mais sont eux-mêmes jugés… Comme si le peuple n’acceptait plus de se soumettre à la loi, et/ou comme si les juges n’étaient plus à même, ou au niveau, de faire appliquer cette loi de façon équitable.
Une famine : crise alimentaire, citée explicitement dans le verset mais qui semble résulter de la première crise, du manque de justice. Cette famine fait sortir une famille juive du lieu de leur résidence en terre de Yehuda, en direction des plaines de Moav.
Qui se déplace ? Un homme, sa femme et ses fils… Dans cette façon de présenter cette famille, sans que personne ne soit nommé, nos sages voient une anomalie, une crise familiale où l’homme n’a qu’un statut d’homme, face à sa femme et ses enfants, sans réelle relation.
Le nom des membres de cette famille est indiqué au verset 2 : Elimelech, Naomi et leurs fils Mahlon et Kilione, mais cette désignation n’empêche en rien les catastrophes de s’abattre sur eux : la mort d’Elimelech au verset 3, l’union des enfants avec des femmes moabites au verset 4, puis la mort des deux fils, au verset 5…
Bref, les hommes disparaissent d’emblée dans cette histoire de femmes !
Le midrash décrypte cette situation.
Elimelech est un homme riche, qui avait l’habitude de soutenir et de nourrir les habitants de Beth Le’hem, c’est à dire la « maison du pain » … Comme un riche boulanger en quelque sorte. La charge est devenue trop lourde à ses yeux lorsque la famine survient et Elimelech émigre dans les vallées fertiles du pays de Moab. Double faute ici : fuite devant ses responsabilités et sortie d’Israël vers une terre ayant déjà eu maille à partir avec les Hébreux, au sujet de pain et d’eau justement que le peuple de Moab a refusé aux Bnei-Israël lors de la sortie d’Egypte (Devarim 23, 5).
La mort précoce d’Elimelech ne lui laisse pas le temps de voir l’union de ses fils à deux femmes moabites. Ces unions illicites resteront stériles, les jeunes hommes disparaissent sans laisser d’enfants, laissant seules les 3 femmes.
Se rendre étranger au monde
Naomi décide alors de retourner en terre de Yéhouda, et ses deux brus Ruth et Orpa veulent rester avec elle… « Où tu iras j’irai », comme dit la chanson…
Ruth, 1, 7 : Et elles prirent le chemin du retour vers le pays de Juda.
Ce « chemin du retour » est un chemin plus intérieur que géographique. Il s’agissait pour Ruth et Orpa de s’inscrire dans un cheminement spirituel, qui aurait la Torah et les mitsvot comme horizon… Nous parlons donc, déjà ici, de conversion, qui se dit « guérout » en Hébreu. Ce mot vient de « Guer » (étranger) et pourrait se traduire comme « étrangéité ».
La langue Aqodesh, hautement signifiante, nous apprend ici que la Torah nous rend « étranger au Monde », qu’elle nous met en porte-à-faux vis-à-vis des Nations!
C’est peut-être ce que réalise en chemin Naomi, qui tente de décourager ses brus de la suivre. C’est d’ailleurs ce que l’on doit faire devant toute velléité de guérout (Yevamot, 47 A et B).
Ruth, 1, 7 : Naomi leur dit : retournez chacune à la maison de vos mères
Les deux brus protestent. Orpa se montre la plus expressive, elle embrasse sa belle-mère et pleure à deux reprises… A chaudes larmes ? Peut-être pas, car le Talmud (Sota 42B) parle de 4 larmes, 2 fois 2 : une pour chaque œil et pour chaque pleur, par lesquelles elle aura le mérite d’enfanter 4 géants, dont le sinistre Goliath !
Orpa tourne finalement le dos à sa belle-mère (Orpa peut se lire comme « nuque ») pour retourner vers Moab et à sa vie d’avant, vie de faste (c’était une princesse) et de débauche (le Midrash fournit des précisions scabreuses, dont j’épargnerai au lecteur le détail).
Ruth est plus discrète, mais nous connaissons son histoire : sa guérout ira jusqu’au bout, et c’est par elle et sa descendance que viendront la royauté de David et le Mashiah !
Il n’y a pas de père dans les Nations
Ruth, 1, 7 : Naomi leur dit : retournez chacune à la maison de vos mères.
Il nous faut interroger les termes de l’injonction de Naomi à ses brus. Pourquoi la maison de la mère, et non celle du père?
Le Midrash nous éclaire… Enfin « plus ou moins » et de façon laconique :
Midrash Ruth Raba: « Car il n’y a pas de pères, chez les Nations (Ovdé Ko’havim).
Ou alors : maison de sa mère, maison de son peuple. »
Ce midrash laisse à penser que Naomi ne parle pas en simple belle-mère, mais comme référente, parce qu’inspiratrice, de la démarche spirituelle de ces jeunes femmes attirées par l’expérience d’une soumission à la Loi d’Israël.
Et ce qu’elle trouve à leur dire, en tant que référente, c’est : retournez chez vos mères!
Que veut nous dire le Midrash sur cette injonction?
Cette « absence de père » chez les Nations peut certes se lire comme une interrogation sur la réelle paternité, dans des sociétés où la fidélité conjugale n’est pas de mise. Mais comment comprendre la suite du Midrash, pourquoi « maison de sa mère, maison de son peuple » ??
Il nous semble qu’on ne peut restreindre ce midrash à une question morale de mœurs, mais qu’il faille chercher plus loin, ou plus ontologique, le sens de cette expression. Dans quelque chose qui a justement à voir avec l’étrangéité que représente une guérout vers la loi d’Israël.
Car qu’est-ce qu’un père et qu’est-ce qu’une mère ?
Une mère, c’est l’évidence même : elle a porté l’enfant, lui a donné naissance et le nourrit… Elle n’a pas besoin de parler, elle est là, incontestable et inattaquable ! La mère s’impose, elle est du domaine de l’immanence. Et la deuxième partie du Midrash (« maison de sa mère, maison de son peuple ») vient nous enseigner que ce référentiel maternel innerve totalement les Nations, y compris en dehors de la maison familiale. Les Nations sont sous le registre de la seule immanence, ils ne connaissent rien d’autre.
Un père, c’est tout autre chose, ce n’est ni donné, ni gagné. La paternité passe par une parole, une transmission, ce qui n’a rien d’évident. Un père, cela crée un décalage et oblige l’enfant à regarder ailleurs ! Ce qui peut être très angoissant, d’autant qu’on n’est effectivement jamais sûr d’une paternité biologique.
La mère est certaine, le père est incertain !
C’est cela que veut signifier Naomi à Ruth et Orpa, lorsqu’elles font une démarche de Guérout : attention, en passant de Moab à Israël, vous n’êtes pas simplement en train de changer de « mère-patrie », vous changez totalement de registre, pour passer sous un paradigme incertain, celui du père ! La Torah bouleverse les certitudes, en complétant l’immanence de la mère par la transcendance de la loi, donc du père.
Mais si c’est l’idée du père qui donne la spécificité au peuple juif, pourquoi la transmission du judaïsme se fait-elle par la mère ?
La mémoire de la Brit
Le récit du blasphémateur dans la parasha Emor permet de réfléchir à cette problématique. Ce récit commence en effet par décrire l’origine mixte de cet homme.
Vaykra 24, 10.
Et il est sorti, le fils de l’Israélite et le fils de l’Egyptien, à l’intérieur du peuple d’Israël.
Sortir à l’intérieur : Formulation étrange que commente en un seul mot Rachi : « Lé’hitgaïer » : « pour se convertir ». Deux commentateurs du Moyen âge, le Hiszkouni (Rav ‘Hizkiyahou Ben Manoa’h) et le Ramban (Rabbi Moshé ben Nahman ou Nahmanide), vont s’affronter quant à la signification de ce verset et de son commentaire par Rachi.
Pour le Hizkouni, on apprend ici que la transmission de la judéité par la mère date du don de la Torah, et que cet homme, dont le Midrash dit qu’il s’agit du fils de l’Egyptien que Moshé a frappé avant de s’enfuir à Midiane, était né avant la révélation Sinaïtique… D’où la nécessité pour lui de se convertir.
Ramban lui, fait débuter cette transmission maternelle à une singularité radicale d’Israël liée à un évènement bien antérieur au don de la Torah, puisqu’il s’agit de la circoncision d’Abraham. Par ce geste fou, Abraham se déprend de la nature, à savoir sa corporalité (à l’endroit même où celle-ci est la plus prégnante). Après la Brit, l’homme juif n’est plus juste l’objet de ce corps, il en devient l’acteur, capable du coup d’une réelle relation avec les deux autres « les plus autres » qui soient pour lui, à savoir le divin et la femme. La lettre « hé » ajoutée au nom d’Avram pour devenir Abraham a une valeur numérique de 5, comme les 5 organes (les 2 yeux, les 2 oreilles et le membre) qu’il est maintenant capable de contrôler.
Mais rassurez-vous, les femmes juives ne sont pas en reste. Selon Ramban, le corps de toutes les femmes issues du patriarche est lui aussi modifié par la Brit de cet ancêtre commun… Ce corps n’est plus juste un corps, mais acquiert la capacité de rendre juif tout fœtus qui s’y développe. Tel un Mikvé, selon l’expression du maître de Gérone !
Rappelons que le corps de Sara elle-même a été transformé, puisque qu’elle a retrouvé, au moment de la brit d’Abraham, une matrice qui lui permettra d’enfanter Ytsaak.
On n’est donc pas juif par sa mère, on est rendu juif par un corps qui garde en mémoire la Brit d’un ancêtre éloigné !
Inspiré d’une étude avec Philippe ZERBIB
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