« A’haréi Mot » : Les paroles adressées à Moshé au début de notre parasha font suite au rappel de la mort de Nadav et Avihou. Rachi, rapportant une parabole de Rabbi Eleazar ben Azaria, nous enseigne que c’est pour donner plus de poids aux prescriptions qui vont suivre.
Parmi ces prescriptions, nous trouvons les règles que devra suivre le Cohen Gadol pour entrer dans le Qodesh HaQodashim (le « Saint des Saints »), justement pour ne pas y périr, puis la description de la « Avoda », le rituel qui devait s’y effectuer le jour de Kippour.
C’est dans ce texte qu’il est question des deux boucs qui devaient être sacrifiés ce jour-là, et dont la destinée était apparemment fixée par le sort.
« Et iI prendra les deux boucs et les présentera devant Ha’Chem, à la porte de la Tente d’assignation (Ohel Moed). Aharon tirera au sort pour les deux boucs: un lot sera pour Ha’Chem, un lot pour ‘Azazel. Vayikra 16, 7 et 8
L’un des deux boucs sera donc destiné à un sacrifice « pour Ha’Chem », à l’intérieur du Temple, son sang étant amené dans le Qodesh HaQodashim, uniquement accessible ce jour-là et sous la protection des Kétoret (les encens de la Avoda).
De ce bouc, vecteur et sujet d’une élévation suprême, il est écrit : « Il fera expiation des impuretés des Bneï Israël, de leurs fautes et de leurs péchés ». Rachi, au nom du Sifra, explique qu’il s’agit des transgressions vis-à-vis de l’état de pureté requise pour entrer au temple, règles explicitées dans les deux parashiot précédentes, Tazria et Metsora. Ces fautes-là, involontaires ou volontaires, la Avoda du Cohen Gadol, le jour de Kippour, en fera la Kapara (que l’on peut traduire par « recouvrement », plutôt que par « expiation »).
Le deuxième bouc, celui qualifié de « bouc émissaire » (Séïr Ha-Mishtalea’h), sera envoyé à « ‘Azazel », que Rachi explique : « ’Azazel, c’est une montagne abrupte (‘az) et escarpée, un rocher élevé, comme il est écrit : « un pays déchiqueté » (verset 22), c’est-à-dire coupant ». L’animal est donc amené dans une contrée déchiquetée (comme « envoyé au diable ! »), puis jeté d’une montagne pour se fracasser au fond de la vallée, portant les fautes du peuple sur sa tête, en expiation.
Ce rituel soulève de nombreuses questions.
Pourquoi fallait-il deux boucs pour expier les fautes du peuple, un seul n’aurait-il pas suffi ?
Et pourquoi une telle opposition dans le « protocole divin » qui leur est destiné, l’élévation dans le Qodesh HaQodashim pour l’un, la chute de la falaise à Azazel pour l’autre?
Cette différence de traitement est d’autant plus surprenante que ces boucs doivent être tous deux sans défaut et âgés de sept jours révolus (Vaykra 22, 19), caractéristiques requises pour être l’objet d’un sacrifice au Temple, en tant que « Korban lé’HaChem ». Nos sages (‘Houlin 81b) déduisent de cette indication que la chute de la falaise du bouc lé-Azazel, sera sa Che’hita (« abattage rituel ») à lui !
Mais alors, que représente du coup ce bouc émissaire, le Séir-lé’Azazel ? Quelles fautes porte-t-il et en quoi l’expiation qu’il amène diffère-t-elle de la « Kapara » apportée par le bouc « lé’HaChem » sacrifié au Temple ?
Nous n’avons plus de Beth Hamiqdash ni de Cohen Gadol, mais il nous faut suivre l’injonction du prophète : « Nous voulons remplacer les taureaux par cette promesse de nos lèvres (Osée,14, 3) », et essayer de comprendre la signification de cet étrange rituel.
Les deux types de fautes d’Israël
A Yom Kippour, au moment du rituel des deux boucs, le Cohen Gadol devait retirer ses huit vêtements « d’apparat », pour se revêtir de quatre vêtements de lin blanc, spécifiques à cette ‘Avoda.
(Vaykra, 16, 4) : Il sera vêtu d’une tunique de lin consacrée, un caleçon de lin couvrira sa chair; une écharpe de lin le ceindra, et une tiare de lin sera sa coiffure. C’est un costume sacré, il doit se baigner dans l’eau avant de s’en vêtir.
Sur cette précision vestimentaire, le Talmud Yeroushalmi (Yoma 38A) enseigne : Pourquoi ne servait-il pas avec des vêtements d’or ? … Rabbi Lévi dit : parce que l’accusateur ne peut agir en tant que défenseur ; hier, il est écrit à leur sujet (Exode, 32 :11) : « Ils se firent des dieux d’or » et maintenant, il est prêt à servir dans des vêtements d’or !! ».
Il n’est ainsi pas question pour le grand prêtre de demander la Kapara le jour de Kippour dans un vêtement qui rappelle la faute du veau d’or, celle donc Rachi dit (Chemot 32, 34) : Il n’est pas de punition qui frappe Israël, qui ne contienne une punition pour le Veau d’or !
A côté de cette faute du veau d’or qui se réveille à chaque génération, il en est une autre dont les sages (Midrash Tehilim) soulignent la pérennité :
Rabbi Yéhoshua Ben Lévi dit : les dix martyrs n’ont été poursuivis et condamnés qu’en raison de la faute de la vente de Yossef. Rabbi Avin dit : à chaque génération, cette faute subsiste.
Ces deux fautes dont la gravité « poursuit » le peuple juif, sont l’archétype du champ des fautes que peut commettre un homme : la faute du veau d’or pour les fautes commises vis-à-vis de Ha’Chem, la vente de Yossef pour celles commises vis-à-vis de l’homme (ben Adam lé’Havéro).
Le rav Pinhas Friedman, à la suite du Meshech Hochma (Rav Meir Simcha of Dvinsk’s (1843–1926), relie de façon sublime ce deuxième type de faute à la problématique des deux boucs.
Il rappelle tout d’abord que les deux boucs, outre leurs caractéristiques les rendant aptes à un sacrifice rituel, devaient être strictement identiques (en poids, valeur et en taille) et avoir été achetés ensemble (Yoma, 62 A). Pour les départager, Le Cohen Gadol procédait à un « tirage au sort », à l’issue duquel on accrochait sur les cornes du bouc émissaire une corde, dont le poids faisait deux Séla. Sur cette précision étrange, le Meshech Hochma apporte un Hiddoush extraordinaire tiré du traité Shabbat 10B : Un homme ne doit pas favoriser un de ses fils, car pour deux Séla de laine fine que Yaakov donna à Yossef (la fameuse tunique bariolée), ils jalousèrent ce dernier, et les choses s’enchainèrent jusqu’à l’exil en Egypte.
Le bouc émissaire serait donc marqué d’un signe évoquant la faute des frères de Yossef, archétype des fautes « ben Adam le’Havero ».
Une piste de compréhension s’ouvre ici car souvenons-nous, ces fautes sont justement celles qui ne sont pas expiées par le seul jour de Yom Kippour, comme l’enseigne la Talmud.
Les fautes commises par l’homme envers Ha’Chem, le jour de Kippour obtient l’expiation. Mais les fautes commises par un homme envers son prochain, le jour de Kippour ne lui en obtient l’expiation, que s’il a obtenu le pardon de son prochain (Yoma, 85 B)
Alors… Obtenir le pardon de son prochain, c’est vite dit, mais c’est aussi loin d’être évident! C’est plus difficile que de jeuner et prier pendant 25 heures. Avoir la lucidité de ses fautes vis à vis d’un autre juif, les reconnaitre puis aller se coltiner une visite pour se faire pardonner, tout cela est un travail pas facile… On préfère prier à la shoule tranquillement n’est-ce pas?
Et bien, c’est peut-être cela ce que vient nous enseigner le bouc émissaire jeté à Azazel…
Si l’on veut obtenir la Kapara pour les fautes commises envers son frère, il nous faut avoir le courage de l’affronter et de se rabaisser devant lui, en demandant humblement pardon…
Cette démarche, c’est « se casser », littéralement, c’est comme se fracasser du haut de la falaise !
Mais nos sages, de mémoire bénie, nous enseignent une autre dimension liée à ce bouc.
La dimension de ’Essaw
Sur ce bouc, il est écrit : « Aharon appuiera ses deux mains sur la tête du bouc vivant; il confessera sur lui tous les crimes des fils d’Israël, toutes leurs offenses, selon tous leurs péchés et, les ayant fait passer sur la tête du bouc, il l’enverra, sous la conduite d’un homme « désigné », vers le désert. » Vayikra 16, 21.
La tradition (Midrash Rabba, 65, 10) rapproche ce bouc (séïr), de ‘Essaw le « velu » (saïr). « Mon frère ‘Essaw est un homme velu – ich saïr. » (Béreshit 27, 11)
Ce Midrash nous indique ici que le « Séïr lé-‘Azazel » représente la dimension de ‘Essaw, ce que l’on perçoit intuitivement par la charge de violence qui lui est associée.
Mais au-delà de cette violence, c’est l’enfermement dans une destinée que cette analogie désigne. Ce bouc est tout d’abord désigné « vivant » dans le verset, mais c’est pour nous faire comprendre qu’il ira à la mort à Azazel (cf commentaire de Rachi sur place). Il est de plus amené par un homme « désigné »(Ich iti), dont on dit qu’il ne vivra pas jusqu’à Kippour prochain. Nous nous retrouvons ici au coeur de la problématique de ‘Essaw, qui, lui aussi se voyait déjà mort au moment de se défaire de son droit d’aînesse : « Certes ! Je marche à la mort; à quoi me sert donc le droit d’aînesse? » (Berechit 25, 32). On rapporte d’ailleurs que Yits’haq aurait pris le deuil de son fils ‘Essaw, d’où le plat de lentilles (un repas de deuil) qui lui est préparé…
Cette dimension de ‘Essaw, ce poids d’une destinée dont l’homme serait prisonnier, c’est aussi cela qu’il nous incombe de fracasser du haut de la falaise, le jour de Kippour !
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