Après la synthèse des fondements de la loi du Sinaï opérée dans la paracha Kedoshim, nous reprenons dans Emor notre immersion dans la Avoda des Cohanim. La sidra énonce les pré-requis nécessaires à la validité du service divin, qui structure l’appel à la sainteté du livre Lévitique (Vayikra, « il appela »). C’est peu de dire que ces textes sont abrupts et c’est avec des mains tremblantes (expression empruntée à Claude Birman) que nous devons les effleurer. Ils abordent des questions difficiles et lointaines : « pureté et impureté », sacrifices, offrandes au Tout-Puissant, et au final Sainteté… Comment appréhender ces notions, alors que nous vivons en exil et sans Beth HaMikdash depuis des siècles ? Comme souvent dans nos textes, c’est de leur « négatif », comme en creux, que ces choses se rapprochent, qu’elles se donnent à être entendues. La Torah procède souvent ainsi, certaines Mishnayot énoncent les exceptions à l’application d’une loi, règles importantes au niveau de la Halakha, mais aussi éclairantes quant au sens de la loi.
En lisant dans la parasha Emor les conditions autorisant –ou non- le Cohen (Cohen « simple » ou Cohen Gadol) à pratiquer son service, peut-être parviendrons-nous à saisir, un tant soit peu, le sens de cette Avoda et ainsi approcher l’idée de sainteté. La prescription majeure s’appliquant aux Cohanim est détaillée au chapitre 21.
Vayikra 21, 1. … Dis aux prêtres et aux fils d’Aharon, et tu leur diras : pour une personne morte, il ne se rendra pas impur dans son peuple.
Il s’agit pour le Cohen de se tenir éloigné du contact avec un mort. Au moment où ses proches se réunissent autour du mourant, le prêtre reste à distance. L’idée sacrée qu’il véhicule, la mission à laquelle il est astreint, ne peut se compromettre avec la Touma, l’impureté véhiculée par la mort. Le contraste est frappant entre cette loi d’Israël et celle des Nations, qui appelle justement le prêtre au chevet de l’agonisant. Pour la Torah, nul « derniers sacrements » ni « extrême onction » : un corps sans vie est l’impureté majeure pour le Cohen, son contact le rendra inapte au « commerce » avec le divin.
Le Rav SR Hirsch écrit à ce sujet (Com sur Lev 21, 39) : La mort est le symbole de la matière, dénué d’âme et d’esprit. Elle représente la nature physique sous sa forme la plus absolue et constitue la négation de la liberté morale que la vie nous offre, liberté qui est la base du service de D.ieu…. La pensée païenne établit le règne de D. au terme de celui de l’homme. Elle oppose la toute-puissance de D. à l’insignifiance totale de l’homme, la non-valeur de l’existence humaine… La Torah pense autrement. Le prêtre juif ne doit pas enseigner comment mourir, mais comment vivre. Ces lignes puissantes nous font comprendre que le service de D. ne se conçoit qu’en liberté -en responsabilité-, et dans ce monde ci, impératifs incompatibles avec l’absolue matérialité/finitude d’un corps sans âme!
La question du mort et du Cohen se déclinera en une suite d’exceptions à la règle (nous y reviendrons), puis le chapitre énonce d’autres exigences, portant sur le Cohen lui-même, sa sexualité et son intégrité physique. Là encore, c’est difficile, car ces règles paraissent pour le moins rugueuses. L’épouse d’un Cohen doit répondre à des critères stricts, portant sur son « lineage » (d’où elle vient) et son intimité, et en premier lieu sa virginité requise… Sinon le mariage, valide en tant que tel, invalidera son mari pour la prêtrise et brisera la chaîne de transmission de la Kehouna! Quant à l’intégrité physique nécessaire à la Avoda du Cohen, nous quittons le confort du « politiquement correct » pour apprendre que tout handicap, défaut ou invalidité du Cohen le rend inapte à procéder au service divin au Beth Hamikdach !
Ces lois sont choquantes, mais ce sont des Houkim (lois de la Torah inintelligibles pour l’homme), que nous pouvons juste interroger avec prudence. Le lien entre sainteté et sexualité était l’objet du premier commentaire de Rachi sur la paracha Kedochim.
Vayikra, 19/2 : Kedoshim Ty’ou. Vous serez saints
Rachi : Soyez séparés des unions interdites (AraYot) et du péché. Car à tout endroit (de la Torah) où tu trouves une restriction sur l’immoralité (nudité), tu trouves la sainteté.
Rachi s’appuie ici sur nos versets de la Paracha Emor… Il lit -et nous fait lire- dans le texte la contiguïté entre sexualité et sainteté.
Vayikra (21, 7) Une femme prostituée ou « profane », ils ne prendront pas, une femme divorcée de son mari, ils ne prendront pas, car il est « saint » pour son D.ieu. Ce lien vaut pour le pire, les « Arayot » étant en quelque sorte l’archétype du péché (cf Rachi sur Kedoshim), celui dont la pulsion (le yetser) est la plus forte… Mais aussi pour le meilleur, en l’occurrence la sainteté!
Vayikra 21/13 puis 15 … Et lui, une femme en possession de sa virginité il prendra. … car je suis HaChem qui le sanctifie
L’injonction est double, restrictive et positive : prendre épouse pour le Cohen Gadol fait partie des 613 Mitsvot de la Torah. Pas de célibat pour le prêtre, y compris le Cohen Gadol… L’union du prêtre à une épouse, certes cadrée, est nécessaire à sa sainteté. Rappelons aussi que la première occurrence dans la Torah du mot Un/Ehad (symbole de Hakadoch Barouh Hou, l’être éminemment « Saint/Kadosh ») survient lors de l’union de Adam et de Hava :
Berechit 2, 24 : … Ve’Hayou LeBassar Héhad.… Et ils seront une seule chair :
Quant aux handicaps qui pourraient invalider le Cohen pour la Avoda, la Torah prend juste acte d’une possible imperfection du prêtre et la confronte à la perfection nécessaire au service divin. Cette objectivation ne l’exclut en rien de son appartenance à sa tribu sainte, puisque qu’il peut/doit manger, comme tout autre Cohen, le « pain des offrandes et des sacrifices ». Le regard porté par la Torah paraît rude, mais il me semble qu’il humanise en fait le Cohen en le regardant tel qu’il est. D’ailleurs, l’en-tête de la Parasha (Emor) nous le rappelle, ces commandements sur le Cohen sont au final des paroles douces (émorim). Les modalités du service divin se poursuit au chapitre 22, portant cette fois sur les animaux approchés/sacrifiés (par un prêtre ou par un Israël), qui doivent eux aussi être dépourvus de tout défaut. L’agrément des “offrandes” est loin d’être automatique, tout doit répondre à une qualité et à un protocole précis, abondamment détaillés dans le livre VaYikra. Il s’agit ici d’éviter toute routine, en dépit de la répétition quotidienne de ces gestes, et d’y porter une attention extrême. Cette précision concerne les hommes, et non le créateur, qui n’a nul besoin de ces sacrifices (Que m’importe la multitude de vos sacrifices! Dit HaChem dans Isaïe, 1/11)… Mais aime la douce odeur du travail bien fait : Réhah Nihoah la’Hachem !
Dans une des ses leçons bibliques, Yeshayahou Leibowitz s’interroge sur la concision de la Torah sur le récit de la Genèse (31 versets) comparée aux détails de l’érection du tabernacle du désert (plus de 300 versets!). Il conclue sa réflexion ainsi : Le monde en lui-même n’est pas signifiant, ce qui l’est c’est le service de D.ieu dans le monde. C’est beau, mais cela reste compliqué… Comment exister dans ce système qui semble totalement hors de nous et hors de portée?? Et si tout est pour HaChem, quelle est notre place et qu’est-ce qu’on fait??
Pour tenter de répondre, revenons à la distance requise entre le Cohen et l’impureté transmise par la mort.
Première exception à la règle (21, verset 2) : Lorsque le prêtre est liée au mort par un des sept liens familiaux, lorsque ses obligations d’époux, de frère, de fils ou de père l’appellent à son devoir familial, le prêtre cède le pas au parent, il a l’obligation de s’impurifier au contact de « son mort ». A cette exception, succède une seconde au verset 11 : la place à part occupée par le Cohen Gadol, qui ne peut même pas rendre les derniers honneurs à ses proches : Et pour toute personne morte il n’ira pas, pour son père et sa mère, il ne se rendra pas impur » La redondance apparente de ce verset (pourquoi préciser « père et mère » puisqu’il est écrit juste avant « toute personne »?) donne lieu à une dracha et à une dernière exception, qui illumine l’ensemble. Il s’agit du « Mèt Mitsva », le mort du commandement : ce même grand prêtre, qui ne peut s’approcher de son père mourant, est obligé, s’il trouve sur sa route un cadavre abandonné, de prendre le mort isolé sur son épaule, jusqu’au plus proche cimetière.
L’attention extrême que doit porter le Cohen Gadol à sa “pureté” en vue du service divin s’efface devant la plus humble des créatures, celle qui meurt isolée, au milieu du chemin. Ainsi, même pour le grand prêtre, HaChem n’est pas au-dessus de tout. Cette Mitsva nous fait comprendre qu’il n’est pour nous pas question de s’annihiler devant HaChem, mais juste d’exister en face de lui et en suivant ses voies.
Il n'y a pas encore de commentaire.