Parachat Kedochim : Idolâtrer Dieu ?
Par Micho KLEIN
1)
Ainsi s’ouvre notre Paracha, collection implicite de la plupart des lois fondamentales de la Torah :
Et l’Éternel parla à Moïse en disant : « Parle à toute l’assemblée des enfants d’Israël et dis-leur : Soyez saints (kedochim) ! Car Je suis saint, moi, l’Éternel votre Dieu. » (Lévitique XIX, 1-2)
Rachi, sur ce verset, nous livre deux informations notables :
Soyez saints ! : Soyez séparés (perouchim) des unions interdites […]
D’une part, Rachi traduit le terme « saint» par le terme « séparé». D’autre part, il circonscrit cette séparation à un éloignement des relations sexuelles prohibées.
Il dispose pour ce faire d’un Midrach qu’il cite, peu ou prou, in extenso (Vayikra Rabba XXIV, 6) :
Rabbi Yéochoua ben Lévi demande : Pourquoi le sujet des unions interdites (qui clôt la péricope précédente) a-t-il été juxtaposé au sujet de la sainteté ? C’est pour t’enseigner que toutes les fois que l’on trouve dans la Torah une mise en garde contre les unions interdites, on trouve mention de la sainteté, ainsi que l’attestent de nombreux versets […]
Mais si ce Midrach justifie la corrélation entre la notion de sainteté et les unions prohibées, il tait en revanche la correspondance des mots « saint » et « séparé ».
À quelle source Rachi puise-t-il donc le premier de ses propos ?
C’est Na’hmanide qui, citant le Maître, nous renseigne sur cette référence…
2)
Soyez saints ! : Soyez séparés ! (Torat Cohanim Kedochim 2)
Ce Midrach nous enseigne effectivement le véritable sens du mot « kadoch », mais il n’y figure aucune indication sur la nature de ce dont il est nécessaire de se séparer. En conséquence – et semblant faire fi du Midrach Rabba évoqué par Rachi – Ramban en offre une lecture littérale qui rend compte de l’absence de complément d’objet :
Rachi écrit : « Soyez saints ! : Soyez séparés des unions interdites. Car toutes les fois que l’on trouve dans la Torah une mise en garde contre les unions interdites, on trouve mention de la sainteté ». Mais dans le Torat Cohanim, j’ai vu écrit simplement : « Soyez saints ! : Soyez séparés ! » […] Selon moi, cette séparation ne consiste pas, comme dit Rachi, à se séparer des unions interdites. Mais cette séparation est celle mentionnée partout dans le Talmud, ce sont ceux qui l’observe qui sont appelés Perouchim (séparés).
« Soyez saints ! » signifie donc « Soyez des Perouchim ! », « Soyez séparés !»
Mais qui sont ces fameux Perouchim dont parle Na’hmanide et quelle séparation ont-ils adoptée ?
Poursuivons sa lecture :
La Torah interdit une série d’unions avec les proches parents de même que la consommation de certains aliments, mais elle permet les rapports conjugaux et la consommation de la viande et du vin. L’hédoniste pourrait ainsi se livrer à la volupté dans le cadre de ses droits légaux et se livrer à toutes sortes d’excès […] C’est pourquoi, après avoir mentionné la liste détaillée des interdits formels, l’Écriture proclame ici l’ordre générale de la modération dans le domaine des actes licites.
L’interprétation de Rachi qui définit la sainteté comme le devoir d’abstinence de ce qui constitue un pêché est contredite par Na’hmanide. D’après lui, la sainteté se rapporte au vaste secteur des actes autorisés par la loi, selon la sentence talmudique (Yévamot 20a) : « Sanctifie-toi dans les actes qui te sont permis ».
La loi laisse, en effet, une marge importante d’actions licites à côté de celles qu’elle défend formellement. On risque donc, tout en observant strictement la lettre de la loi, de mener une existence opposée à son esprit et de se conduire, selon la formule réputée, « avec une immoralité permise par la Torah ». C’est ce dont les Perouchim tiennent à s’éloigner.
Si Rachi et Ramban s’entendent pour attribuer au terme « kadoch » le sens de « séparation », il s’agit pour le premier de s’écarter de l’interdit énoncé, tandis qu’il s’agit pour le second de s’éloigner de l’intempérance dans les actes légaux.
Nous voudrions tenter de concilier les deux démarches. Na’hmanide nous livre peut-être une clé pour ce faire dans la suite de son commentaire…
Car Je suis saint, moi, l’Éternel votre Dieu : nous invite à nous attacher (léDavka) à Lui par le fait d’être séparés (kedochim).
Mais comment concevoir cette aporie ? S’attacher par la séparation ?
4)
[…] Noé marchait avec Dieu. (Génèse VI, 9)
Tandis que pour Abraham le verset dit : « Hachem, devant qui j’ai marché » (Génèse XXIV, 40). Noé avait besoin d’un appui pour le soutenir. Abraham était assez fort et marchait dans sa piété, de lui-même. (Rachi)
Qui de Noa’h ou d’Avraham est le plus grand ? Noa’h, bien entendu, puisqu’il marche avec Dieu !
Et bien les Midrachim dont Rachi se fait ici l’écho disent l’inverse. Lors que nous serions enclins à mesurer la piété d’un homme à l’aune de sa proximité avec Dieu, elle paraît, au contraire, primordialement définie par son autonomie.
Un autre texte merveilleux du Talmud de Babylone va encore plus loin dans la même direction :
Ils se sont attachés (nitsmadim) au [culte du] Ba’al Peor (Nombres XXV, 6) : [le terme « tsamad » employé par la Torah] évoque un couvercle fixé solidement [à son pot avec de la cire (Rachi)]. Et vous qui êtes attachés (devékim) à l’Éternel votre Dieu (Deutéronome IV, 4) : [le terme « davak »] évoque deux dattes collées l’une à l’autre [qui s’attachent et se détachent (Rachi)]. (Sanhedrin 64a)
Pour dire l’attachement (malheureux) du peuple juif au culte idolâtre, le verset emploie le verbe « ts.m.d » alors que pour dire l’attachement du peuple juif à Dieu il emploie le verbe « d.v.k ». Tous deux sont synonymes et signifient « s’attacher », le Talmud de Babylone questionne donc l’emploi de deux verbes distincts. La réponse est éminente.
L’attachement à l’idole est entier, indéfectible, évident, comme un couvercle hermétiquement scellé à son pot. L’attachement à Dieu se veut quant à lui, tel deux dattes, alternatif, labile, en enjeu.
Nos propensions bigotes s’indignent…
5)
Relisons le verset :
Soyez saints ! Car Je suis saint […]
Toute comparaison à Dieu est évidemment impossible, pourquoi alors nous compare-t-Il à Lui ? En quoi l’injonction qu’il nous fait d’être saints dépend de son propre caractère ?
Na’hmanide répond :
Car Je suis saint, moi, l’Éternel votre Dieu : nous invite à nous attacher (léDavka) à Lui par le fait d’être séparés (kedochim).
De toutes les sortes d’attachements, c’est la Dvékout qui doit constituer notre objectif. C’est elle qui incarne le type de relation voulue par Dieu entre nous et Lui.
Pourquoi ?
Parce qu’elle est une relation adulte entre deux entités indépendantes qui interagissent. Une relation qui ne saurait tomber dans l’écueil d’un lien fusionnel qui constituerait alors une idolâtrie de Dieu. Une relation et pas un lien.
Soyez saints car Je suis saint ! Soyez car Je suis ! Je et Tu. Jamais Nous.
Travailler à nous rapprocher de notre créateur dans la distance, dans la bonne distance. Parfois attachés, parfois moins. Tel deux dattes, à l’image l’une de l’autre, qui s’assemblent puis s’éloignent, pour mieux se retrouver.
Prendre gare à ne pas y perdre notre existence propre, ce serait, à Dieu ne plaise, l’annihiler Lui. Car dans un amalgame, un couvercle hermétiquement scellé à son pot, si l’un disparaît l’autre disparaît avec lui. 1+1 =2, pas 1 !
Il nous semble qu’en mettant en exergue les unions interdites, ici paradigmes, Rachi pourrait bien dire la même idée.
Ces unions interdites sont très principalement incestueuses. Des relations impossibles de par la trop grande promiscuité de leurs protagonistes, qui ne peuvent alors parvenir à ne pas sacrifier leurs individualités sur l’autel de l’imbrication.
Être saint, c’est se protéger de cela. Dieu, son conjoint ou son prochain, c’est la préservation de l’altérité qui importe. Être un autre pour quelqu’un et l’autre quelqu’un pour soi.
Un de mes maîtres dit que là est la raison pour laquelle toutes les bénédictions débutent par un tutoiement (Béni sois-tu) pour se poursuivre à la troisième personne (qui nous a ordonné par Ses commandements). Garder la relation en tension, lui donner son juste poids. Ni trop près, ni trop loin. C’est peut-être également la raison pour laquelle on se balance pendant les prières.
Se rapprocher dans l’éloignement, s’éloigner dans le rapprochement, servir sans être asservi, tel est notre défi d’individu juif. Subtiles nuances qui font tout ce que nous sommes.
Chabbat Chalom / Gout Chabbes à toutes et à tous.
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