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PARACHAT VAYE’HI : ESSAI SUR LA SYMBOLIQUE DU POISSON

par: Micho Klein

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1)

Au crépuscule de sa vie, Yaakov bénit Efraïm et Ménaché – les enfants de son fils Yossef – par le truchement de cette bénédiction, que nous récitons chaque soir au moment du coucher :

« Que l’ange qui me délivre de tout mal bénisse les jeunes ; Et sera appelé en eux mon nom et le nom de mes pères Avraham et Yits’haq ; Et ils « poissonneront » en multitude au sein de la terre. » (Béréchit XLVIII, 16)

La traduction exige « poissonneront » du fait de l’emploi par le verset du terme hébraïque Véyidgou qui, sous cette forme, est un hapax, une création verbale à partir du substantif dag, « poisson ».

Rachi justifie cette néologie biblique :

« À l’image de ces poissons qui fructifient et se multiplient sans que le mauvais œil ait prise sur eux. »

Certes, jusqu’à nos jours et dans nombre de sociétés, l’emblème du poisson sert fréquemment de talisman contre l’effet du mauvais œil. Mais il apparait ici que le judaïsme lui-même intègre ce symbole à sa propre tradition.

2)

Rachi dispose en l’espèce d’un Midrach entérinant son allégation.

« Et ils poissonneront en multitude au sein de la terre : De la même façon que le mauvais œil n’a pas prise sur ces poissons, il n’a pas prise sur tes enfants. » (Béréchit Rabba XCVII, 3)

Le Zohar vient également à l’appui de cette thèse :

« Un jeune homme a dit : Je ne crains pas le mauvais œil, car je suis le fils d’un estimable et grand poisson (NdA : il était le fils de Rav Amnouna Saba, or « nouna » signifie poisson en araméen) ! Or le poisson n’a pas peur du mauvais œil, ainsi qu’il est écrit : Et ils poissonneront en multitude au sein de la terre. » (Zohar III (Balak), 187a)

3)

L’épisode du Maboul confirme cette particularité remarquable du poisson.

Lorsque le verset décrit les conséquences du Déluge, il affirme :

« Tout ce qui a une âme, un souffle de vie dans ses narines, de tout ce qui est sur la terre ferme, est mort. » (Béréchit VII, 22)

Le Talmud, relayé par Rachi sur place, interprète :

« De tout ce qui est sur la terre ferme est mort : À l’exclusion des poissons de la mer. » (Sanhedrin 108a)

Ou bien encore :

« Au Déluge, le décret ne frappa pas les poissons de la mer. » (Kidouchin 13a)

Aux circonspects qui argueraient qu’il est bien naturel que les poissons ne meurent pas dans l’eau, les commentateurs rétorqueront – à l’aide d’un passage de la Guemara (Sanhedrin 108b) – que les eaux du déluge étaient bouillantes. Si cette espèce n’a pas péri, c’est donc qu’elle est porteuse d’une propriété essentielle : le mal ne peut pas l’atteindre !

C’est l’idée que soutient Rabbenou Bé’hayé quand il affirme que si les poissons ne furent pas exterminés par le Déluge, c’est parce qu’ils bénéficièrent de la bénédiction spéciale qui leur fut adressée dès leur création et qui les protégea pour tous les temps. (Voir son commentaire sur le verset d’où émane ladite bénédiction en Béréchit I, 22)

4)

Seulement, Nahmanide – dans son commentaire sur le verset de Noa’h en question – nous rappelle que le Midrach cite un autre avis :

« Certains disent : Ceux-ci (les poissons) aussi auraient du mourir, mais ils prirent la fuite vers la grande mer, vers l’Océan. » (Béréchit Rabba XXXII, 11)

Ainsi, d’après cette opinion, les poissons ne furent pas l’objet d’un phénomène inhérent à leur pseudo-invulnérabilité ontologique. Ils sauvèrent eux-mêmes leurs écailles !

5)

D’ailleurs, le Talmud rapporte le même enseignement que dans le Midrach précité au chapitre 2. Mais non sans l’adjoindre d’un éclaircissement qui, à notre avis, corrobore cette dernière thèse :

« Et ils poissonneront en multitude au sein de la terre : De la même façon que l‘eau de la mer recouvre les poissons qui s’y trouvent, de sorte que le mauvais œil n’a pas prise sur eux, le mauvais œil n’a pas non plus prise sur les descendants de Yossef. » (Bera’hot 20a)

Si le mauvais œil n’a pas de prise sur les poissons, ça n’a rien d’une manifestation miraculeuse. C’est parce que la mer les recouvre ! Nous dirions : parce qu’ils agissent, de sorte que la mer les recouvre. Parce qu’ils savent fuir vers les profondeurs.

6)

À plusieurs endroits du corpus de la Guemara (Sota 36b, Baba Metsia 84a, Baba Batra 118b), une variante du même texte – reprise dans une des principales versions incunables de Rachi : le « Dfous Richone » ! – termine d’affermir cette position :

« De la même façon que l’eau de la mer recouvre les poissons qui s’y trouvent, de sorte que l’œil ne peut pas les atteindre, l’œil ne peut pas non plus atteindre les descendants de Yossef. »

Le mauvais œil a disparu !

Le propre des poissons n’est pas de ne pas être atteint par le mauvais œil. Il est de ne pas être atteint par l’œil tout court. Espèce protégée parce qu’invisible.

Ainsi en va-t-il des descendants de Yossef, qui – comme le note Rabbi Abahou (Zeva’him 118b) – dut ses mérites à la sanctification qu’il fit du regard en maintenant les yeux fermés devant la tentation (devant la femme de Potiphar).

Pour vivre heureux, vivons cachés.

7)

Au temps de Rabbi Akiba, les Romains décrétèrent l’interdiction pour les juifs d’étudier la Torah. Rabbi Akiba n’en continua pas moins à réunir autour de lui de grandes assemblées de disciples afin de les instruire. Un certain Pappos ben Juda le surprit à agir de la sorte et lui dit :  » Akiba ! Ne crains-tu donc pas la mort ?  »
– Je vais te raconter une histoire, lui répondit Rabbi Akiba. Un renard qui se promenait le long d’une rivière vit les petits poissons qui nageaient çà et là. II leur dit :  » Pourquoi donc, chers amis, êtes-vous si terrorisés ?
– Nous craignons les filets par lesquels on nous piège, répliquèrent les poissons.
– Sortez donc de l’eau, poursuivit le renard, et venez donc me rejoindre sur la terre ferme ! Nous y demeurerons en fort bonne entente ensemble ! C’est ainsi que vos ancêtres ont vécu d’antan en compagnie des miens.
– Et tu serais la bête la plus sage de la terre, comme on le dit, s’étonnèrent les poissons. Tu n’es qu’un sot ou un hypocrite ! Vois donc : ici, dans notre élément, nous sommes bouleversés de frayeur à cause des filets que l’on tend pour nous prendre ! Et nous irions de nous-mêmes sur cette terre ferme qui est notre mort certaine ?  »
 » II en est ainsi de nous, conclut Rabbi Akiba. La Torah est notre élément et nous sommes les petits poissons qui y vivons. Les peuples qui veulent nous retirer de l’eau ressemblent au renard de cette histoire. Cela peut-il avoir un sens pour un poisson que de sauter sur la terre ferme à seule fin d’échapper aux filets qui veulent, justement, l’y emporter de force ? Non, Pappos ! C’est dans l’Océan de la Torah seul que nous sommes sûrs de survivre.  » (D’après Bera’hot 61b)

Ainsi, le peuple juif est comparé aux poissons.

Mais « Complet poisson » ou Gefiltefish ?

Les deux aspects coexistent certainement.

Face à toutes les tentatives échouées, imaginées par nos ennemis au cours de l’Histoire, afin de nous anéantir, physiquement et moralement, forcé de souscrire également au point de vue mystique. Dieu nous a voulu intouchables et nous sommes « génétiquement » protégés par lui. La « Solution finale » n’aura pas lieu !

Mais il ne suffit pas de se placer passivement sous son aile. Il faut également mettre en place nous-mêmes les conditions de notre propre sauvetage. En adoptant une attitude discrète et réservée, nous maintenant à l’écart des populations autochtones dans un milieu homogène, dans la Torah, sous l’eau. Muets comme des poissons :

[…] Observe comme les poissons ont été créés. L’homme est doué de parole et les autres espèces animales sont dotées de la faculté d’émettre des sons. Les poissons, quant à eux, n’ont rien de tout cela […] (Maharal : Netsa’h Israël, Pérèk 39)

8)

« […] Si l’on reste fidèle à la vocation et à la destinée juive, on doit certes se priver de beaucoup de choses, mais on s’en épargne aussi beaucoup […] Les ruelles juives de nos ghettos n’étaient pas seulement faites pour isoler les Juifs, mais aussi pour les protéger […] (Rav Chimchon Raphaël Hirsch : Béréchit XIV, 12)

Les poissons vivent leur vie à eux, dans un élément à part, tranquille et dans les profondeurs inaccessibles au regard des hommes. Ceux-ci, habitants d’un autre élément, ne soupçonnent guère l’existence joyeuse, insouciante et heureuse qui s’y déroule de génération en génération. C’est ainsi que Yaa’kov désire voir s’accomplir la vie de ses descendants. Mais « au sein de la terre », s’épanouissant en sécurité et en bonheur, dans l’élément qui leur est propre et là où le monde qui les entoure ne peut ni les suivre ni soupçonner sa profonde signification. Ils seront alors, comme Onqelos l’interprête : « au milieu de l’humanité, sur terre, comme les poissons dans la mer ». (Elie Munk)

Chabbat Chalom / Gout Chabbes à toutes et à tous !

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Enseignant à la Yéchiva des Etudiants Psychanalyste et talmudiste, Micho a été formé à l'ecole de la rue Pavée puis aux Yechivot des Étudiants de Strasbourg et Paris. Il enseigne auprès de Gérard Zyzek depuis une quinzaine d'années. Spécialiste du commentaire de Rachi sur la Torah, il a écrit de nombreux articles et donne régulièrement des conférences à travers la France.

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