1)
La Talmud nous enseigne une loi à propos de l’endroit ou la lumière de ‘Hanoucca doit être placée :
«נר של חנוכה שהניחה למעלה מכ׳ אמה פסולה כסוכה וכמבוי »
« La lumière de ‘Hanoucca qu’on a placée au dessus de vingt coudées n’est pas valable, tout comme la Soucca et le Mavoye[1]. » (Chabbat 22a)
Rachi explique que si la lumière de ‘Hanoucca est placée à plus de vingt amot du sol, elle ne sera plus dans le champ de vision des passants et le but recherché, à savoir la publication du miracle de ‘Hanoucca, ne sera pas atteint.
Le Rambam (Hil’hot ‘Hanoucca 4, 7) et le Choul’han Arou’h (Ora’h ‘Hayim 671, 6) fixent effectivement ainsi la Hala’ha. En revanche, aucun ne rapporte la comparaison établie par l’Amora entre la lumière de ‘Hanoucca, Souccot et le Mavoye.
Cette proposition de la Guemara semble inutile et hors de propos.
Le ‘Hidoucheï HaRan nous prévient d’ailleurs : « Bien que les hauteurs limites des lumières de ‘Hanoucca, du Ska’h et de la poutre du Mavoye soient identiques, les raisons de cette limitation varient d’un cas à l’autre. »
Au-delà du chiffre « 20 » donc, quel lien peut-on établir entre ces trois cas de figure pour que la Guemara prenne la peine de comparer ?
Par ailleurs, bien que l’Amora ait enseigné que dans un tel cas l’allumage de la lumière de ‘Hanoucca n’est pas valable, on peut y remédier aisément. Il suffit d’éteindre la flamme, de replacer la lampe au bon endroit et de rallumer[2].
Mais pourquoi alors l’Amora utilise l’expression « n’est pas valable » plutôt que d’indiquer comment remédier au problème, exactement comme la Michna le fait concernant le Mavoye[3] ?
Tossefot expliquent qu’il a choisi cette formulation pour qu’elle soit identique à celle utilisée pour le cas de la Soucca[4].
Ainsi le législateur préfère travestir le libellé de sa loi, quitte à le rendre imprécis, et maintenir l’analogie plutôt que de s’abstenir de comparer et d’énoncer une règle claire ?!?
2)
Examinons, pour chaque cas, les raisons qui font de ces vingt mètres une limite infranchissable.
Pour ‘Hanoucca, rappelons ici la raison invoquée par Rachi, rapportée plus haut : « Si la lumière de ‘Hanoucca est placée à plus de vingt amot du sol, elle ne sera plus dans le champ de vision des passants et le but recherché, à savoir la publication du miracle de ‘Hanoucca, ne sera pas atteint. »
En ce qui concerne le Mavoye, le Rambam, dans son Pirouch Hamichnayoth, et Bartenora donnent, pour ainsi dire, la même explication : « Si la hauteur de la poutre du Mavoye est supérieure à vingt amot, elle sera invisible et donc indiscernable (et le but recherché, à savoir marquer distinctement la frontière entre le Mavoye et la rue, ne sera pas atteint.) »
Enfin, concernant la Soucca, la Guemara propose plusieurs explications. Conformément à tous les commentateurs, retenons celle de Rava : « [Nous apprenons que la hauteur de la Soucca ne doit pas excéder vingt amot] de ce verset : Dans des Souccot vous résiderez durant sept jours (Vayikra 23, 42). Ainsi la Torah dit : Durant sept jours, sors d’une demeure fixe et habite dans une demeure provisoire. Or, jusqu’à vingt amot on peut faire de sa demeure une demeure provisoire mais au-delà de vingt amot, on ne peut pas faire de sa demeure une demeure provisoire mais seulement une demeure fixe [car à une telle hauteur, il est nécessaire de construire des fondations et des cloisons solides pour que la Soucca ne s’écroule pas (Rachi)]. »
Il résulte des arguments produits un dénominateur commun à la Soucca et au Mavoye. Il faut absolument que les limites du domaine privé soient indubitables. Si la poutre est trop haute, la frontière entre domaine public et domaine privé ne sera plus constituée. De même, si le toit de la Soucca est trop élevé, nous ne pourrons plus distinguer cette dernière du domaine privé permanent.
3)
En comparant ces trois sujets l’Amora a fait un choix audacieux ; il veut donc nous léguer un enseignement primordial.
Si placer la lumière de ‘Hanoucca trop haute invalide l’allumage, c’est que, à l’instar des deux autres cas, la fonction de la lumière de ‘Hanoucca est également d’établir les limites du domaine privé !
Beaucoup des directives relatives à l’allumage de la ‘Hanouccia le révèlent.
« מצות חנוכה נר איש וביתו (L’essentiel du commandement de l’allumage des lumières de ‘Hanoucca, c’est une lumière pour l’homme et sa maison). » (Chabbat 21b)
« נר חנוכה מצוה להניחה על פתח ביתו(Le commandement est de placer la lampe de ‘Hanoucca à la porte de se maison). » (Ibid.)
Là est l’enjeu de la fête de ‘Hanoucca. Se placer volontairement au seuil de sa maison, en contact subtil avec l’extérieur, pour laisser interagir ces deux espaces et mieux en déterminer la frontière.
Allumer les lumières de ‘Hanoucca, c’est éclairer le monde de sa lumière profonde, laisser rejaillir sur lui le vécu dont sont empreints les murs de nos foyers. Mais c’est aussi éclairer notre intérieur en pleine nuit pour lever pudiquement un voile sur notre intimité.
Ainsi, pour huit jours, nous autorisons une proximité particulière entre deux univers, entre la sphère du privé et la sphère extérieure, entre le réel et l’esthétique. Nous les faisons se côtoyer pour en appréhender les bornes et les ancrer, pour le temps où le rideau sera baissé et cette lumière éteinte.
À propos de la Soucca, Rabba propose une raison différente de celle de Rava. Si la hauteur du Ska’h est trop importante, il ne sera pas visible et le but recherché selon lui, à savoir la conscience de résider durant sept jours dans la même demeure que celle ou Dieu a fait résider les Bneï Israël après la sortie d’Egypte[5], ne sera pas atteint.
C’est-à-dire que pour chacun des trois cas, il existe un avis qui considère que la raison qui sous-tend l’interdiction de dépasser les vingt amot est : לא שלטא בה עינא (l’œil ne peut atteindre une telle hauteur).
La vue n’est-t-elle pas le sens qui concrétise au mieux cette interaction recherchée par les Sages, dont nous avons parlé ? L’œil n’est-il en pas effet l’organe qui établit au mieux le lien entre intérieur et extérieur. Le cerveau ordonne le regard et l’objet observé réfléchit des rayons lumineux vers la rétine qui forme l’image renvoyée au cerveau. Si la hauteur est trop importante, לא שלטא בה עינא, cette double immixtion ne peut pas se faire !
C’est de la perception de notre être intime dont il s’agit, dans ses fondements discrets et dans sa confrontation aux contingences sociales et aux impératifs vitaux. Comment voulez-vous deviner ces finesses dans la grandiloquence d’un allumage démesuré, à plus de vingt coudées du sol ?
Le même Rava nous enseigne :
« Une mauvaise femme est aussi pénible qu’un jour de pluie […] » (Yévamoth 63a)
Le Ma’archa explique : « Un jour de pluie, l’homme ne peut ni sortir dehors à cause de l’orage ni être à l’abri chez lui à cause des fuites d’eau… ».
Expliquons ainsi la métaphore. Une mauvaise femme empêche l’homme de se sentir à l’aise chez lui mais elle l’empêche aussi de sortir se confronter aux foudres du monde extérieur, au social, car il n’a pas son appui et il est taraudé par ses soucis avec elle.
Ainsi en va-t-il de ‘Hannouca. Cadeaux, toupies, beignets et « Papa ‘Hanoucca » ? Peut-être ? Mais le seuil de la maison n’est pas un endroit serein. Il est le lieu de l’ambiguë et du déséquilibre et c’est précisément là qu’il faut se placer, dans cet entre-deux où nous ne sommes nulle part à notre place.
Charge à nous de faire en sorte que les lumières de ‘Hanoucca illuminent nos consciences en désignant les limites, pour s’en retourner plus serein à nos quotidiens dont l’éclat intense brille de l’intérieur.
[1] Le Mavoye (nous ne parlons ici que d’un מבוי סתום) est une impasse dans laquelle donnent plusieurs habitations et qui elle-même donne sur la rue. Du point de vue de la Torah, il est autorisé de porter à l’intérieur d’un Mavoye le Chabbat. Nos sages ont cependant exigé que, pour ce faire, on place à l’entrée du Mavoye c’est-à-dire soit un poteau vertical soit une poutre horizontale en hauteur, qui le sépare de la rue (où il est interdit de porter le Chabbat). Si cette poutre horizontale est placée à plus de vingt amot du sol, le signe distinctif n’est pas valable et on ne peut pas porter le Chabbat à l’intérieur du Mavoye tant que la hauteur de la poutre n’est pas abaissée. De même si le toit de la Soucca (Ska’h) est placé au dessus de vingt amot du sol de la Soucca, celle-ci n’est pas valable.
[2] Voir la suite de la Guemara 23a, Rambam Hil’hot ‘Hanoucca 4, 9 et Choul’han Arou’h Ora’h ‘Hayim 675, 1.
[3] En Erouvine 2a : … מבוי שהוא גבוה למעלה מעשרים אמה ימעט(un Mavoye [dont le repère] a été élevé au-delà de vingt coudées, qu’on réduise sa hauteur…).
[4] En Soucca 2a : …סוכה שהיא גבוהה למעלה מעשרים אמה פסולה (Une Soucca dont la hauteur est supérieure à vingt coudées n’est pas valable…). Sur les raisons de cette formulation spécifique, voir la suite de la Guemara 2a.
[5] Vayikra 23, 43.
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