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Parachat Tsav : La Torah des sacrifices

par: David Lemler

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כי לא דברתי את אבותיכם ולא צויתים ביום הוציאי אתם מארץ מצרים על דבר עולה וזבח. כי לא דברתי את אבותיכם ולא צויתים ביום הוציאי אתם מארץ מצרים על דבר עולה וזבח. כי אם את הדבר הזה צויתי אותם לאמר שמעו בקולי והייתי לכם לאלקים ואתם תהיו לי לעם…

« Car Je n’ai point parlé avec vos pères et Je ne leur ai pas donné de commandements, le jour où Je les fis sortir du pays d’Égypte, au sujet des holocaustes et des sacrifices. Mais c’est bien cette chose que Je leur ai commandée : entendez Ma voix et Je serai votre Dieu et vous serez Mon peuple. » (Yirmyahu 7, 22-23)

Ces versets fameux du chapitre 7 de Yirmyahu, souvent évoqués à l’appui d’une opposition entre un « esprit » et une « lettre » de la Loi, paraissent critiquer l’institution des sacrifices. Le passage qui les inclut n’en a pas moins été choisi par nos Sages en tant que haftarah de la paracha Tsav, qui dans la lignée de la précédente, énonce les modalités de différentes catégories de sacrifices. Ce texte de Yirmyahu en tant que tel et son choix en tant que haftarah sont des indicateurs de l’attitude circonspecte qu’il faut adopter face à ces premières parachiot du Sefer Vayikra. Les sacrifices ne sont pas qu’une institution rituelle. Ils en sont une, assurément, mais une institution qui perd tout son sens lorsqu’elle fonctionne de manière purement mécanique, c’est-à-dire lorsqu’elle est coupée de ce qui l’institue, un texte qu’il s’agit d’étudier.

Rambam, dans un chapitre sulfureux du Guide des égarés (III, 32), mobilise ces versets de Yirmiahu pour appuyer sa distinction entre une « intention première » de la Torah (l’accès à une forme d’excellence intellectuelle, par exemple) et une « intention seconde », ce qui n’est qu’un moyen pour réaliser l’intention première. Les sacrifices constituent, de ce point de vue, le type même de mitzwot relevant de l’intention seconde. Ainsi, selon Rambam, Yirmiahu critique l’érection du culte sacrificiel comme une fin en soi et l’oubli de ce qu’il n’est qu’un moyen en vue de la réalisation de l’intention première.

Il y a néanmoins dans ce chapitre une contradiction flagrante. Au début du chapitre, en effet, Rambam indique qu’il faut des mitzwot relevant de l’intention seconde précisément parce que l’homme est incapable d’accéder directement à l’intention première. Il lui faut du temps, de la préparation, trop empâté qu’il est dans des habitudes et des comportements automatiques qui lui barrent l’accès à ce que vise la Torah en dernière instance. Or, lorsqu’il s’agit de repérer intention première et intention seconde de la Torah dans l’histoire de la révélation, Rambam inverse cet ordre. On s’attendrait en toute logique à ce que la Torah prescrive d’abord ce qui relève de l’intention seconde à titre de préparation à la révélation de l’intention première. Il n’en est rien.

Rambam précise, en effet, que l’expressionביום הוציאי אתם מארץ מצרים (le jour où Je les fis sortir du pays d’Égypte), dans le verset 7, 22, renvoie très précisément aux mitzwot qui ont été données à Marah, première étape du peuple après la traversée de la Mer et avant la scène du Sinaï et donc bien avant que les sacrifices aient été prescrits.

Du verset שם שם לו חק ומשפט ושם נםהו « Là [à Marah], Il a institué pour lui [le peuple] décret et jugement ; là, Il l’a éprouvé » (Bechala’h, Chemot 15, 25), on apprend que des mitzwot ont été données à Marah, en particulier celle du Chabbat, qui, fournissant notamment un enseignement sur la Création du monde, relève de « l’intention première » de la Torah. L’intention première (chabbat, croyance en la Création qui fait signe vers une connaissance adéquate de Dieu) vient donc chronologiquement avant ce qui relève de l’intention seconde (les sacrifices par exemple).

Or Rachi sur place, à propos de Marah, indique que ces mitzwot (parmi lesquelles il compte la vache rousse), n’ont pas été données pour être accomplies immédiatement, mais pour être étudiées (ché-yit‘asqou ba-hem).

« L’intention première » du Rambam, ce sont donc des mitzwot principielles de la Torah données pour être étudiées avant d’être accomplies. S’il a donc fallu des mitzwot « d’intention seconde », c’est semble-t-il pour rendre accessible l’étude de ces mitzwot « d’intention première », par elle-même trop éloignées de ce qui fait la nature de l’homme.

De ce parcours entre Rambam et Rachi semble ressortir que les sacrifices ont été donnés pour nourrir notre étude de la Torah.

Ce rapport entre sacrifice et étude n’est pas purement factice. À la toute fin du traité Mena’hot (110a), on assiste à une ma’hloket (une discussion) à propos du sens d’un verset de notre paracha :

« Rech Laquich a dit : Pourquoi est-il écrit : זאת התורה לעולה ולמנחה ולחטאת ולאשם, “Telle est la Torah pour l’holocauste, pour l’oblation, pour l’expiatoire et pour le délictif” (Vayikra, 7, 37) ? Celui qui étudie la Torah, c’est comme s’il avait apporté un holocauste, une oblation, un expiatoire, un délictif. »

Un verset surnuméraire, sorte de conclusion rhétorique de la liste qui vient d’être faite des différents types de sacrifices et de leurs modalités, demande à être interprété. Et ce qu’il enseigne, c’est que les sacrifices forment une Torah (Rachi précise : et non une simple ‘houqa, ensemble de décrets). Le texte qui les décrit n’est pas qu’un codex de lois rituelles, mais un texte qui demande à être lu et étudié. Plus encore, ce verset permet un rapprochement inouï entre deux activités hétérogènes : l’étude de la Torah et les sacrifices.

Reste à comprendre le sens de ce rapprochement. Le sujet dans lequel s’inscrit la dracha de Rech Laquich est la question du service de Dieu en situation de galut (d’exil). En l’absence de Temple, est-il une activité qui équivaut au service accompli en son sein ? Rech Laquich répond : l’étude. Le Maharal le comprend en décelant l’homogène dans l’apparente hétérogénéité de l’activité intellectuelle de l’étude et de l’activité rituelle du sacrifice. Les sacrifices (qorbanot) constituent une procédure de rapprochement vers Dieu en tant qu’ils consistent à se défaire de ce qui est corporel, condition de l’accès à ce qui ne l’est pas. De même, l’étude constitue une telle procédure.

Rava va plus loin que Rech Laquich. Le verset ne se contente pas d’identifier l’étude de la Torah et les sacrifices. En ce cas, il aurait dû dire : זאת התורה עולה ומנחה etc., “Cette Torah, c’est l’holocauste, l’oblation etc.” La manière dont s’exprime le verset (les lamed apparemment superflus) indique au contraire que celui qui étudie la Torah, n’a pas besoin d’apporter de sacrifices (eino tsarikh le-avi’ ‘ola etc.). Il faut lire : זאת התורה לא עולה ולא מנחה etc. “Cette Torah : non holocauste, non oblation etc.” Il n’y a pas identification mais substitution de l’étude aux sacrifices. Rachi l’explique en termes de fonction : l’étude remplit en galut (exil) la fonction des sacrifices ; elle permet, comme le faisaient les sacrifices aux temps du Temple, de faire kapparah, de gérer notre culpabilité face à nos fautes (le-kapper ‘al ‘avonotenu).

R. Ytz’haq nuance en rapportant d’autres versets de notre paracha : « Pourquoi est-il écrit : זאת תורת החטאת “Voici la Torah de l’expiatoire” (Vayikra, 6, 18) et זאת תורת האשם “Voici la Torah du délictif” (Vayikra, 7, 1) ? Celui qui étudie l’expiatoire, c’est comme s’il apportait un expiatoire et celui qui étudie le délictif, c’est comme s’il apportait un délictif. »

On ne peut pas soutenir que l’étude de la Torah en général dispense littéralement d’apporter des sacrifices, parce que précisément il est des sections spécifiques de la Torah qui sont consacrées aux sacrifices. Et l’étude de ces sections-là ne prend corps qu’à être mesurée à l’aune de la référence ultime qui reste d’apporter des sacrifices. En d’autres termes, si on peut dire que l’étude remplit en galut (exil) la fonction des sacrifices, ce n’est que parce que la Torah enseigne ce que sont les sacrifices. Cet enseignement seul permet de comprendre le sens d’un tel rapprochement entre l’étude et les sacrifices.

Aux termes de cette dialectique de l’équivalence et de la substitution, les sacrifices demeurent comme le paradigme à l’aune duquel on peut évaluer la consistance d’une étude de la Torah, sa capacité à déplacer (rapprocher) quelque chose en l’homme. Le moyen est devenu fin.

Qu’il y ait une Torah des sacrifices dans la Torah, cela donne consistance à l’étude. Tel est peut-être le sens de la chronologie paradoxale du Rambam : les sacrifices qui relèvent de « l’intention seconde », du moyen, ne sont portant donnés qu’après coup, parce que c’est à eux que l’on accède en dernière instance.

Les parachiot de la Torah consacrées aux sacrifices donnent au limoud (l’étude) la consistance de la procédure de rapprochement sacrificielle.

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Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Paris, diplômé en philosophie et études hébraïques, David Lemler est agrégé de philosophie et Docteur en philosophie (EPHE, ENS). Il a également étudié l’Araméen avancé biblique et talmudique, maîtrise l’hébreu moderne, ancien et médiéval. Maître de conférences au département d’Études Hébraïques et Juives à l’Université de Strasbourg, il intervient en philosophie juive, littérature biblique, rabbinique, histoire du peuple juif, introduction à l’araméen, traductologie, et Histoire de la langue hébraïque. Il a enseigné à l’Institut Universitaire Européen Rachi de Troyes et l’Association des Amis des Sessions d’Hébreu Biblique.

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