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Parachat Ki Tissa : Le noeud des tefilin

par: David Lemler

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À la suite de l’épisode du veau d’or, Moché formule une étrange double requête à Dieu : « …fais-moi donc connaître tes voies » הודעני נא את דרכך (Chemot, 33,13) puis, quelques versets plus loin, « . À la suite de l’épisode du veau d’or, Moché formule une étrange double requête à Dieu : « …fais-moi donc connaître tes voies » הודעני נא את דרכך (Chemot, 33,13) puis, quelques versets plus loin, « …montre-moi donc ta gloire (ton kavod).» (הראני נא את כבדך (33,18.

Ces deux versets et, plus largement, tout le passage qui les contient ont de quoi susciter la curiosité. Que demande précisément Moché ? Et pourquoi cet épisode vient-il juste après la faute du veau d’or ?

Rambam, dans son Moreh Nevukhim (Guide des égarés), restitue la chronologie du passage et en livre une interprétation de type philosophique :
« Après avoir demandé à connaître les attributs […], il demanda à connaître l’essence de Dieu en disant: Fais-moi voir ta gloire (33,18). Alors il lui fut accordé ce qu’il avait demandé en premier [à savoir la connaissance des attributs], en disant: Fais-moi donc
connaître tes voies (13), et il lui fut répondu: Je ferai passer ton mon bien devant ta face (19). Mais sur la seconde demande [portant sur la connaissance de l’essence], il reçut cette réponse: Tu ne pourras pas voir ma face (20). » (Guide des égarés, I, 54)

Selon l’interprétation ici livrée par le Rambam, il y a deux requêtes distinctes mais chacune vise une certaine connaissance du Créateur. Par le première requête (fais-moi connaître tes voies), Moché, qui apparaît ici dans une posture théorique comme le « prince des savants » et non le « prince des prophètes », aurait demandé à connaître les attributs de Dieu, autrement dit ce qui découle de son essence (ce que la tradition désigne par middot ou dans une langue plus philosophique toarim), les aspects au travers desquels Dieu se manifeste dans ses œuvres (sa création et ses actions). Par la seconde (montre-moi ta gloire), Moché aurait demandé une connaissance immédiate de l’essence de Dieu, au-delà de celle des attributs. La première requête étant satisfaite contrairement à la seconde, le passage de notre paracha serait l’amorce d’une « théologie négative » (un des grands thèmes du Moreh) : on ne peut connaître Dieu qu’à travers ce qu’il n’est pas, ses attributs, mais non par son essence, inaccessible à l’homme.

Mais il y a lieu de s’étonner, que Moché puisse ici exprimer le désir de connaître Dieu. Rabbi Abraham ben David de Posquières (Rabad) s’oppose ainsi à l’interprétation du Rambam, dans une objection à un passage du Michné Torah relatif aux mêmes versets (Hilkhot Yessodé ha-Torah, I, 10). Moché n’a-t-il pas déjà accédé à une connaissance intime de Dieu lors des quarante jours passés au sommet du Sinaï, au moment du don des premières tables de la Loi ? Ce qu’exige ici Moché ne saurait donc être une connaissance de Dieu en son essence. Mais, selon le Rabad, après avoir obtenu le pardon pour la faute du veau d’or, il demande ici à Dieu de lui prouver qu’il accompagnera bien les bené Israël jusqu’à la Terre qu’il a promise à leurs pères.

L’objection semble imparable. À moins de postuler que le type de connaissance de Dieu exigée ici par Moché diffère de celle qu’il a acquise jusqu’alors. Sur ce point, le Michné Torah réputé moins spéculatif que le Moreh est néanmoins plus clair que ce dernier :
« À quoi donc Moché notre Maître voulait-il atteindre lorsqu’il disait : « Fais-moi donc voir ta gloire » (33,18) ? À connaître la vérité de l’essence de Ha-Qadoch Baroukh Hou de sorte que son esprit en eût une connaissance comparable à celle qu’on a d’un homme dont on a vu le visage et dont l’image est inscrite en notre entendement où la notion de cet homme subsiste distincte de celle du reste des hommes. De même, par suite, Moché notre Maître demandait que l’essence de Ha-Qadoch Baroukh Hou fût distincte (נפרדת) dans son esprit, de l’essence des autres êtres, de sorte qu’il connût la vérité de son essence telle qu’elle est. » (Michné Torah, Hilkhot Yesodé ha-Torah, I, 10)

Lors des quarante premiers jours au sommet du Sinaï, Moché a eu affaire à un Dieu, donnant sa Loi à Israël, tissant des liens avec son peuple et, à travers lui, avec le monde. Ce faisant Dieu n’est pas apparu à Moché, dans la pureté d’une connaissance intellectuelle, de manière distincte ou de manière séparée. Connaître quelque chose en son essence, c’est être capable d’en reconnaître les limites, pour pouvoir le distinguer de toutes les autres choses. Acquérir une telle connaissance requiert de pouvoir contempler la chose en question de manière absolument séparée des autres choses. C’est ainsi à une telle contemplation de Dieu lui-même, dans son absolue séparation, dans sa transcendance, que Moché a voulu accéder.

C’est paradoxalement en cela, me semble-t-il, que cet épisode est en lien avec celui du veau d’or. Le veau d’or se caractérise par le fait que c’est une divinité que l’on peut montrer (d’où le déictique : « Voilà tes dieux, Israël.. » אלה אלקיך ישראל, 32,4), précisément parce qu’il a une silhouette, une forme qui tout à la fois le limite et le différencie de toutes les autres choses, en faisant l’objet d’une connaissance distincte. Ce que Moché demande ici est l’exact opposé d’un veau d’or, divinité matérielle, immanente. Ce qu’il demande, c’est un Dieu absolument transcendant. Mais, justement, il n’est pas plus possible d’établir un lien avec la pure transcendance qu’avec la pure immanence. Et c’est pourquoi, la demande de Moché ne sera pas exaucée, du moins pas exactement telle qu’il l’avait espérée.

Car c’est précisément une telle connaissance intellectuelle et distincte de Dieu qui lui est refusée dans notre passage. On connaît la réponse célèbre qui est formulée à sa deuxième requête : « Tu ne peux pas voir ma face parce que l’homme ne peut me voir et vivre. » (33,20) לא תוכל לראת את פני כי לא יראני האדם וחי
. Si on traduit dans les termes de notre lecture du Rambam, cela signifie que le rapport d’un homme à Dieu prenant la forme de la connaissance distincte d’une essence séparée est mortifère. Cette connaissance intellectuelle ne constitue pas une relation vivante, une relation qui nourrit une vie. Suivent trois versets, dans lesquels est élaborée une procédure complexe permettant à Moché de percevoir néanmoins quelque chose de Dieu, le plus qu’un homme puisse en saisir : « … tu verras mon dos, mais ma face ne sera pas vue » (33,23) וראית את אחורי ופני לא יראו

Qu’est-ce qui a été concédé à la requête contemplative de Moché ? Qu’a-t-il vu au juste, si la vision intellectuelle a radicalement été condamnée comme mortifère ? Rambam répond :
« Moché appréhenda de la vérité de l’essence divine quelque chose grâce à quoi Ha-Qadoch Baroukh Hou, fut en son esprit, distinct du reste des êtres comme est distinct du reste des hommes un homme dont on a aperçu le dos et dont notre esprit conçoit tout le corps et le vêtement. Et c’est à cela que fait allusion le verset : « Tu verras mon dos, mais ma face ne sera pas vue. » » (Michné Torah, Hilkhot Yesodé ha-Torah, I, 10)

Qu’est-ce qu’un vêtement, sinon ce qu’un homme veut bien donner à voir aux autres de lui-même ? Mieux, le vêtement est ce qui, précisément parce qu’il cache sa nudité, permet à un homme d’apparaître aux autres. Il est la surface opaque qui masque et fait voir, qui sépare et néanmoins rend possible une interaction. Ce que Moché a vu c’est cela même que Dieu a bien voulu lui montrer. Mais de quoi s’agit-il précisément ? Rambam lui-même ne répond pas, cohérent avec sa prémisse : ce que Moché a vu relève du secret, nul avant lui ni après lui ne peut le connaître.

Rachi, quant à lui, précise : « tu verras mon dos : il lui a montré le nœud (קשר) des tefilin [de la tête] ». On apprend en effet dans le Traité Berakhot (6a et 7a, qui constitue la source de Rachi), que Dieu lui-aussi porte des tefilin, témoins de l’unicité du peuple d’Israël et de la singularité de son lien avec lui. (Selon Rav ‘Hiyya bar Abin, en Berakhot 6a, les tefilin en question contiennent le verset « Qui est comme toi, Israël, peuple un sur la terre » מי כמוך ישראל גוי אחד בארץ, Divré ha-yamim I, 17, 21).

Divine ironie : la requête de Moché est rejetée. Il n’est pas de connaissance distincte de Dieu qui serait supérieure à celle qu’il a acquise au moment du don des premières tables. Moché demande la contemplation d’une essence séparée, on lui accorde la révélation d’un lien. Le summum de ce qu’il est possible de percevoir de Dieu c’est le nœud de ses tefilin. L’image du nœud, par sa complexité et son inextricabilité, renvoie précisément à l’impossibilité d’avoir une vision distincte de ce qu’est Dieu (voir le commentaire du Rachbah à propos de ce passage). Mais nœud, qecher, signifie aussi lien. Les tefilin renvoient au lien chaque jour renoué réciproquement par chaque Juif et par Dieu (puisque Dieu aussi pose des tefilin). Moché voulait une connaissance stable et permanente, on le renvoie à l’opération chaque jour renouvelée de construction d’un lien vivant entre l’homme et Dieu.

Dieu qui ne se livre donc pas dans « l’épiphanie d’un visage » (Levinas), mais dans l’évanescence d’un dos, qui est appel à le chercher perpétuellement.

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Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Paris, diplômé en philosophie et études hébraïques, David Lemler est agrégé de philosophie et Docteur en philosophie (EPHE, ENS). Il a également étudié l’Araméen avancé biblique et talmudique, maîtrise l’hébreu moderne, ancien et médiéval. Maître de conférences au département d’Études Hébraïques et Juives à l’Université de Strasbourg, il intervient en philosophie juive, littérature biblique, rabbinique, histoire du peuple juif, introduction à l’araméen, traductologie, et Histoire de la langue hébraïque. Il a enseigné à l’Institut Universitaire Européen Rachi de Troyes et l’Association des Amis des Sessions d’Hébreu Biblique.

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