Nous lisons dans notre Paracha (Genèse XVII, 5): « Ton nom ne s’énoncera plus, désormais, Avram [Père de Aram, son pays natal – Rachi]: ton nom sera Avraham, car Je te fais le père d’une multitude de Nations ».
De ce verset, le Talmud (Bérah’ot 13a), au nom du Tanna Bar Kapara, déduit que: « Tout celui qui appelle Avraham « Avram », transgresse un commandement positif de la Torah, comme il est dit: « Ton nom ne sera plus Avram, etc… »
Avant de s’intéresser à la teneur et à la signification de cet interdit, il convient de s’enquérir de la portée halakhique de celui-ci. En effet, comme le font remarquer nombre de commentateurs (Maharits H’aïot, Ben Yehoyada…), ce commandement n’est repris par aucun codificateur dans le décompte des six cent treize Mitsvots! Il n’en reste néanmoins pas moins vrai que -ainsi que le fait remarquer Rabbi ‘Akiva Eiger sur place -, le grand décisionnaire qu’est le Maguen Avraham le ramène dans le Choulh’an ‘Arouh’ (Orah’ Hahaïm, ch. CLVI), dans une partie, reprise par le Michna Beroura, où, après avoir vu qu’à la suite de sa prière matinale l’homme peut aller vaquer à ses occupations, mais qu’il lui faut veiller à ne pas transgresser la Torah dans toutes ses activités, le Maguen Avraham rapporte plusieurs interdits ou obligations qui ne sont pas forcément traités ailleurs dans le Code qu’est le Choulh’an ‘Arouh’ (comme l’interdit de la médisance, ou celui de la vengeance, etc…)
Cependant, on peut se reposer sur les conclusions que tirent les décisionnaires contemporains de ce Maguen Avraham (cf. Piské Techouvot, ch. CLVI § 25, au nom du Kaf ha’Haïm), et selon lesquelles cet interdit concerne uniquement celui qui nomme ainsi le Patriarche Avraham, et avec l’intention d’ainsi lui manquer de respect, et par mépris envers sa personne et ce qu’il représente…
Il faut à présent se demander en quoi cette action est-elle si gênante au point que la Torah ait interdit de dénaturer le nom du Patriarche. En d’autres termes, quelle est la nature de cette injonction biblique, et que peut bien signifier un tel changement de nom?
La question se trouve renforcée par le fait que le même passage du Talmud nous fait incidemment remarquer qu’il est un autre personnage tout aussi important -le Patriarche Jacob – qui a également bénéficié d’un changement de nom, de Jacob à Israël (Genèse XXXV, 10), mais que la Torah elle-même continue à employer par la suite les deux appellations, indifféremment…
Le Midrach (Béréchit Rabba XII, 9) nous apprend au sujet du verset (Genèse II, 4): « Voici l’histoire des Cieux et de la Terre dans leur Création (Béhibaram) » que le Monde fut créé, en quelque sorte , par Avraham (« Be Avraham »), c’est à dire qu’il fut créé par le mérite du Patriarche. Autrement dit, l’existence à venir de celui-ci suffit à justifier la Création d’un tel Monde.
Le Maharal (Guevourot Hachem, ch. V) explique cet étonnant Midrach en disant qu’ Avraham est quelque part le véritable « Début du Monde », puisqu’il fut le seul après vingt générations (cf. Avot V, 2-3) à émerger d’une civilisation où toute notion du D. unique était oubliée, et qu’ainsi il justifie à lui seul la Création, puisqu’il sut, par son propre mérite, être à l’origine du monothéisme.
On peut alors se poser une question de cohérence sur les paroles du Midrach: si le mérite et la force d’Avraham est d’avoir seul reconnu le D. unique, ce qui fut le cas bien avant les épisodes relatés par notre Paracha (à trois ans pour le Talmud (Nedarim 32b) , ou à quarante ans pour Maïmonide (Lois relatives à l’idolâtrie, I, 3)), pourquoi devoir attendre la circoncision et ses quatre-vingt dix-neuf ans pour le nommer Avraham, nom par lequel, selon notre Midrach, la Création du Monde se trouve justifiée?
Il semble bien que c’est précisément la circoncision qui est au centre de ce statut de changement de statut et de nom. Car on peut considérer que c’est bien cette Mitsva d’importance qui rend possible et effectif ce changement radical qui voit Avram devenir le « Début du Monde »
En effet, le Hé supplémentaire qui transforme Avram en Avraham peut être interprété de deux manières différentes, qui expliquent comment un individu peut ainsi se transformer et changer le Monde qui est autour de lui:
La première est ce que la Guemara (Nedarim 32b) comprend de notre verset (Genèse XVII, 5): le Hé, dont la valeur numérique est de cinq, symbolise les cinq membres (les deux yeux, les deux oreilles et le membre de la circoncision) qui ne sont pas naturellement sous le contrôle de l’Homme, mais qui peuvent être soumis à celui qui, s’astreignent à la Brit-Mila, peut entièrement contrôler ses instincts, pour ainsi se consacrer aux réalités spirituelles que nécessite le culte du D. unique.
La seconde est de comprendre que ce Hé supplémentaire qui symbolise la circoncision, permet par là même de transformer littéralement le destin d’Avraham. Cette idée apparaît explicitement chez nos Sages, à propos justement de notre sujet (cf. Chabbat 156a et Rachi sur Genèse XV, 5): Que signifie le verset: « Et [D.] sorti [Avraham] à l’extérieur » (Genèse XV, 5)? Cela veut dire que Avraham se plaint à D. :[…] J’ai vu dans mon horoscope que je ne pourrais jamais enfanter! D. lui répondit: « Sors de ce système astrologique! Car, si il est vrai qu’Avram ne peut pas avoir d’enfants, Avraham le peut; et si il est exact que Saraï ne peut concevoir, Sarah le peut! »… En d’autres termes, Avram le « Mésopotamien » est effectivement soumis aux astres, à un destin qui le dépasse, mais Avraham l’Hébreu ne l’est pas, ou plutôt ne l’est plus, car comme le dit la Guemara elle-même: « Israël n’est pas régi par les astres » (« Eïn mazal leIsraël« )
Il est à présent possible de comprendre ce que signifie réellement le changement de nom du Patriarche: il s’agit en fait d’une mutation complète de l’identité, une façon de nous dire qu’un être absolument nouveau est né (mais, paradoxalement, c’est presque le même nom, à une lettre près – mais quelle lettre!…) Avraham n’est radicalement plus Avram, parce qu’il est devenu une entité tout à fait nouvelle – suffisamment pour inaugurer une nouvelle période de l’Humanité, et être à l’origine du Peuple qui va recevoir la Torah et se consacrer au culte du D. unique.
On peut alors appréhender pourquoi est ce un interdit biblique de se moquer du Patriarche en l’appelant par son ancien prénom. Car c’est quelque part nier l’idée qu’un Homme peut s’extraire des contingences physiologiques (la circoncision qui lui permet de contrôler ses instincts) et mentales (l’astrologie, qui enferme le destin des païens), pour pouvoir s’élever et devenir un être à la spiritualité primordiale.
Pour conclure, il faut expliquer en quoi la situation d’Avraham est différente de celle de Jacob, comme nous l’avons remarqué plus haut: car nos Sages nous ont enseigné que Jacob et Israël ne sont pas deux êtres différents, mais plutôt les deux aspect d’une même personne: le Patriarche Jacob s’épanouit ainsi pour devenir Israël… (cf. Rachi sur Genèse XXXV, 10: « Ton nom ne sera plus Jacob – un homme qui se tient aux aguets pour prendre quelqu’un par surprise (« ‘Akava« ), mais tu porteras un nom qui signifie « prince » (« Sar« ))…
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