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Behoukotaï, Le vrai labeur n’est pas celui qu’on croit…

par: Rav Yehiel Klein

Publié le 23 Mai 2022

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I – Notre Paracha débute ainsi :

« Si vous vous conduisez selon Mes lois, si vous gardez Mes préceptes et les exécutez » (Lévitique XXVI, 3)

Rachi, ramenant le Midrach (Torat Cohanim, sur place), commente ainsi :

« Si vous vous conduisez selon Mes lois – J’aurais pu penser qu’il s’agît ici de l’observance des Mitsvot ; Mais étant donné que le texte continue par : ‘’Et gardez Mes préceptes’’, c’est donc bien à l’observance des Mitsvot que s’appliquent ces derniers mots. Comment expliquerai-je alors : ‘’ Si vous vous conduisez selon Mes lois’’ ? Donnez-vous de la peine dans l’étude de la Tora ! »

II – Ce Midrach célèbre ne manque pas d’interprétation : que l’on se réfère au Maharal de Prague dans le Gour Arié, ou au Or ha’Haïm haKadoch, qui ne ramène pas moins de quarante-deux explications !

L’idée centrale, c’est qu’il existe deux dimensions de l’Étude de la Thora.

La première, c’est celle qui est nécessaire pour savoir que faire, et accomplir les Mitsvots. Et la seconde, c’est de l’étudier en tant que telle, au-delà de ses applications factuelles, parce que c’est la Parole de D., et qu’elle est infinie…

De sorte que, ce que nos Sages nous apprennent dans ce Midrach, est qu’il faut aussi servir le Créateur par un plein investissement dans les profondeurs de la Torah, qui est bien plus qu’un recueil de lois.

Et l’on doit aller plus loin : Donnez-vous de la peine dans l’étude de la Torah , cela signifie que le Service Divin passe non seulement par l’accomplissement des Mitsvots, qui nécessite des efforts physiques et mentaux non négligeables, mais également par des efforts de l’esprit très importants requis par l’Étude de la Torah. Pour avancer, tant au niveau de l’ampleur des connaissances que de leur approfondissement, il faut se donner de la peine. On n’a rien sans rien.

‘’ L’homme est né pour le labeur’’ (Job V, 7), nous apprend le Talmud (Sanhédrin 99a-b) – pour le labeur de l’Étude de la Torah, le seul qui est en mesure d’amener l’homme à se réaliser au maximum de ses capacités [1].

III – Ce cadre établi, on est en mesure de se poser la question suivante :

Si l’Étude est un labeur, alors peut-on étudier la Torah le Chabbat ( jour au cours duquel tout travail est interdit) ?

La question est loin d’être incongrue : en effet le Yaavets [2] (et peut être avant lui le Méïri sur Chabbat 118a), dans son Siddour, ramène le passage suivant, issu du traité Chabbat 119a-b :

. רַבִּי זֵירָא מְהַדַּר אַזּוּזֵי זוּזֵי דְּרַבָּנַן, אֲמַר לְהוּ: בְּמָטוּתָא מִינַּיְיכוּ לָא תְּחַלְּלוּנֵיהּ

« Rabbi Zeïra, lorsqu’il apercevait [le Chabbat] un binôme de jeunes érudits engagés dans un débat passionné [3], leur disait : ‘’De grâce ! Ne profanez pas le Chabbat [en vous privant de vous y délasser – Rachi] »

Texte faisant autorité, duquel certains déduisent qu’il est interdit de se livrer à l’Étude approfondie de la Torah (que l’on appelle ‘Iyoun [4]) le Chabbat, parce que celle-ci, par sa pénibilité due à l’investissement total de toutes les capacités qu’elle requiert, ne peut que s’opposer à l’obligation du ‘Oneg Chabbat, notion halakhique essentielle (issue de Isaïe –, — ; cf. Ramba’’m, H. Chabbat I, 1), qui exige que le Chabbat soit un jour où toute sorte de pénibilité soit bannie, et où au contraire on va rechercher les activités les plus agréables, ce qui se traduit essentiellement par la nécessité d’observer les Chaloch Seoudot, les Trois Repas chabbatiques.

En réalité, cette opinion ne fait pas l’unanimité, loin de là.

Le H’ida [5] (dans Mah’azik Bera’ha) s’oppose au Yaavets, en mentionnant que depuis des lustres il y a des érudits qui profitent du Chabbat pour se réunir et étudier la Torah bé’Iyoun, mais surtout que ce n’est pas cela que signifie le passage talmudique susmentionné. Ce n’est pas l’Étude en tant que telle qui gênait Rabbi Zeïra, mais plutôt le fait qu’elle se déroule au détriment du ‘Oneg Chabbat, c’est-à-dire qu’accaparés par leurs joutes spirituelles, ils s’abstiennent complètement de prendre leurs Trois Repas, alors que c’est là la forme de ‘Oneg Chabbat que les Sages ont exigé de toute personne…

C’est d’ailleurs cela que retient la Halakha – cf. Choulh’an ‘Arouh’ Orah’ Haïm ch. CCXC §2…

IV – Mais s’il en est ainsi, comment comprendre que nos Sages aient malgré tout, dans notre Paracha défini l’Étude de la Torah comme un labeur – un ‘amal – alors que, au niveau de la Halakha, ce n’en est pas un ?

La réponse peut nous apparaître à travers un Midrach extrêmement étonnant, mais très parlant :

« כְּגַוְונָא דָא אָמְרוּ מָארֵי מַתְנִיתִין וַיְמָרַרוּ אֶת חַיֵּיהֶם בַּעֲבוֹדָה קָשָׁה בְּקוּשְׁיָא. בְּחוֹמֶר בְּקַל וָחוֹמֶר. וּבִלְבֵנִים בְּלִבּוּן הִלְכְתָא. וּבְכָל עֲבוֹדָה בַּשָּׂדֶה דָּא בָּרַיְיתָא. אֶת כָּל עֲבוֹדָתָם וְגו’ דָּא מִשְׁנָה »

« ‘’Ils leur rendirent la vie amère par des travaux pénibles sur l’argile et la brique, par toutes corvées dans les champs, outre les autres labeurs qu’ils leur imposèrent tyranniquement’’ (Exode I, 14) – Ils leur rendirent la vie amère par des travaux pénibles – par des questions ; sur de l’argile (‘Homer) – par des raisonnements logiques (Kal vaH’omer) ; et la brique (levénim) – par la clarification (Liboun) de la Halakha ; par toutes corvées dans les champs – c’est la Béraïta [6] ; outre les autres labeurs – c’est la Michna [7] »

(Zohar I, 27a – section Beréchit)

Ce texte, que l’on pressent par ailleurs d’autant plus profond qu’il est mystérieux, affirme au moins une chose : le travail fourni lors de l’Étude de la Thora est le parallèle du travail quotidien que l’homme doit fournir pendant les six jours de la semaine – ‘’Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front » (Genèse III,19)

Par ailleurs, on sait que les Trente Neufs Travaux prohibés le Chabbat (Chabbat VII, –) dérivent de la faute d’Adam haRichon [8]…

On peut interpréter cette similitude ainsi :

De la même manière que pour transformer les matières premières de la nature en produits consommables par l’homme, celui-ci doit peiner, alors, pour transformer la Parole de D. qu’est la Torah dans sa forme primaire [9] en un message compréhensible et applicable, pour  l’humaniser [10], l’on est obligé de fournir des efforts considérables.

C’est ce processus – celui du développement de la Torah Orale [11]– que nous décrit le passage du Zohar ci dessus, de la question suscitée par le texte à la Loi consignée par la Michna…

Mais le parallèle doit s’arrêter là.

Parce que, si le travail des six jours de la semaine est en effet pénible et source de souffrances ( et c’est la raison pour laquelle le Chabbat on doit s’en abstenir en le remplaçant par le ‘Oneg), et bien au contraire le travail nécessité par l’Étude en profondeur de la Torah, parce qu’elle permet à l’homme de se construire1, de réjouir l’homme, et est souvent source d’une joie sincère et profonde.

Et de fait, c’est ce qu’a constaté la Halakha telle que nous l’avons vu précédemment : dès lors que l’activité ne nuit pas au ‘Oneg Chabbat – bien au contraire – et bien il n’a pas à l’interdire.

V – Mais ce n’est pas fini : et si, malgré tout, il y avait des raisons d’étudier différemment le Chabbat que la semaine ?

Parce que ce qui sous-entend l’obligation pour les hommes de cesser leurs activités le Chabbat, c’est le fait qu’il faut alors laisser la place à D., se retirer quelque peu pour se consacrer à Son service.

Dans ce cadre, puisque la Torah, nous venons de le dire, est un échange entre Celui qui donne la Torah et ceux qui la reçoivent, alors il est envisageable que le Chabbat soit le jour où la raison humaine (celle qui est principalement à l’œuvre dans l’Étude en profondeur) doit être mise temporairement en retrait pour laisser D. donner la Torah, c’est-à-dire, que par sa relative passivité, l’homme soit alors à l’écoute de la Torah différemment.

Cette idée est explicitée par Rabbi Tsadok haCohen, dans son commentaire sur la paracha de la semaine [12], en se référant directement à notre Guemara :

ובת »ח מצינו (שבת קיט.) ר »ש בקיטא מותיב להו לרבנן היכי דמטיא שמשא וכו’ כי היכי דליקומו היא ר »ז מהדר אזוזי זוזי א »ל במטותא מינייכי לא תחללוני’, ואף לעסוק בתורה מ »מ זוכין בשבת לתורה בלא עמל שיוחקק בלב,

« Et au sujet des Talmideï H’ahamim [13], on trouve écrit (Chabbat 119a-b) : ‘’[…] Rabbi Zeïra, lorsque [le Chabbat] il apercevait un binôme de jeunes érudits engagés dans un débat passionné [14], il leur disait : ‘’de grâce ! Ne profanez pas le Chabbat’’ , et ce même lorsqu’il s’agit d’étudier la Torah, parce que le Chabbat on peut acquérir la Torah sans efforts, de sorte à ce qu’elle s’inscrive [naturellement] dans le cœur »

Et ce, précise-t-il ailleurs (Tsidkat haTsaddik), parce qu’alors c’est D. qui influe directement sur tout ce qui a lieu le Jour de Chabbat…

Et dans les faits, c’est ce que nous pouvons constater chaque semaine : nous ne pouvons ni retranscrire ni enregistrer les Enseignements de Torah que nous entendons le Chabbat. Ce qui nous reste alors à faire, c’est d’écouter, et de laisser le message infuser en nous…


[1] Cf. Maharal – la Torah est l’instrument de sa perfectibilité (Tikkoun haAdam)
[2] Rabbi Ya’akov Emden (Altona, 1697-1776), une des plus fortes personnalités du Judaïsme du XVIIème siècle.
[3] Selon le commentaire de Rachi.
[4] Par opposition à une Étude de moindre intensité – mais non moins importante – que l’on nomme Békiout.
[5] Rabbi Haïm Yossef Azoulaï (Jérusalem, 1724 – Livourne, 1807), une des autorité incontestées du XVIIIème
siècle.
[6] Peut être parce que le Béraïta est un texte extérieur au corpus de la Michna – c’est une étape préalable
[7]
[8] Tikounei Zohar LXIV.
[9] La Torah Écrite.
[10]
[11] Sur la Torah Orale comme labeur, cf. Tanhouma Noah’ §3.
[12] Péri Tsadik Behoukotai I. Cf aussi Kountrass Chvitat haChabbat ch. I, et surtout Tsidkat haTsaddik § CCXVI.
[13] Les érudits en Torah
[14] Selon le commentaire de Rachi.

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