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L’amitié à tout prix : Paracha Haye Sarah

par: Stéphanie Allali-Klein

Publié le 26 Octobre 2021

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« Parce que c’était lui, parce que c’était moi.» Montaigne.

« Ecoutez-moi et insistez pour moi auprès de Efron, fils de Tsohar, et qu’il me donne la caverne de Makhpela, qui est à lui, qui est au bout de son champ. Pour argent plein, qu’il me la donne au milieu de vous pour concession funéraire. »
(Hayé Sarah 33, 8-9)

Sarah est morte. À cent- vingt-sept ans. Avraham prend le deuil et la pleure.
Même si les fils de Heth aimeraient donner gratuitement une sépulture pour Sarah, car Avraham est considéré et intégré, la Paracha Hayé Sarah décrit un long processus de transactions pour lui trouver une propriété tumulaire.
Avraham n’est intéressé que par un lieu précis : Maharat Hamakhpela, la caverne de Makhpela, située au bout du champ d’un certain Efron. C’est entre eux que se passeront ces longues transactions
Ce passage questionne.

Le Malbim (Meïr Leibush ben Jehiel Michel Weiser, 1809-1879) se demande pourquoi faire une description si longue et si réaliste de ces transactions qui permettront à Avraham d’obtenir la caverne de Makhpela à prix fort.
Le Midrach Berechit Rabba (89,7) donne une réponse d’ordre géopolitique à cette question : « Rabbi Youdane fils de Rabbi Shimon a dit : C’est l’un des trois endroits que les gentils ne peuvent pas accuser Israël de leur avoir volé. Il s’agit de la caverne de Makhpela, du Temple et de la tombe de Yossef (à Chehem). La caverne de Makhpela comme il est écrit : « et Avraham écouta Efron et Avraham pesa à Efron l’argent. ».

Ibn Ezra (Avraham ben Meïr ben Ezra, 1092-1167), rapporte que ces transactions marquent le commencement de la réalisation des promesses divines faites à Avraham, si souvent répétées, d’avoir une descendance sur sa terre.
« À ta descendance, je donnerai ce pays » (Lekh Lekha, 12- 7)
« Et ta descendance héritera le portail de ses ennemis » (ibid, 12-17)
Si promesse il y a, Avraham ne semble pas serein et se prosterne par deux fois devant les fils de Heth. Comme l’avance le Hizkouni (Hizkiyahou ben Manoakh, 13ème siècle), il est ainsi difficile de percevoir l’accomplissement de la royauté, du prestige et de la domination promis à Avraham sur le pays et ses habitants. Nombres de sages du Talmud pensent d’ailleurs que cet achat est, au contraire, une des épreuves d’Avraham.
Quelle est donc le sens de cette épreuve ?

1 / Mobilité/ancrage :

Jusque-là, Avraham est un être en mouvement. C’est ce que nous pouvons constater dans la paracha précédente, Leh Lekha, dont la traduction est : va pour toi.
Au moment où il pourrait s’installer avec sa famille à Haran, comme il est dit « Vayachevou cham, ils se sont installés là », D. demande à Avraham de quitter sa famille et d’aller de l’avant. S’il y a une promesse de la part de D. faite à Avraham de s’installer sur la terre d’Israël pour y faire prospérer une descendance, Avraham avance d’abord dans son rôle de missionnaire.
Son premier lien à la propriété, donc à la sédentarisation, à l’ancrage, est Mahakhat Hamahpela, cette grotte qui sera le caveau des patriarches et des matriarches.
Avraham vit ici une tension : si le caveau est un point d’ancrage pour la lignée d’Avraham en terre d’Israël, il ne doit pas conduire à l’assimilation et à la perte du travail mis en place par le couple et qui doit continuer pour la lignée d’Avraham. C’est bien pour cela, qu’Avraham se présente comme un étranger aux fils de Heth.
« Je ne suis qu’un étranger domicilié parmi vous : accordez-moi la propriété d’une sépulture au milieu de vous que j’ensevelisse mon mort de devant moi . » (Haye Sarah, 23, 4)

On note également qu’Avraham se prosterne deux fois devant les fils de Heth. Il montre qu’il est différent d’eux.
L’achat du caveau, qui lui est pourtant proposé par Efron gratuitement, va dans ce sens. Mais que signifie cet argent plein, ce kesef malé qui semble si important pour Avraham ?

2 / Le sens de l’argent dans les transactions entre Avraham et Efron :

« Si seulement tu voulais m’écouter : j’ai donné l’argent de ce champ, prends- le (kakh mimeni), que j’y puisse enterrer mon mort ». (ibid, 23, 13)

Les sages du Talmud, au traité Kidouchin 2a, trouvent un lien entre kakh mimeni, prend de moi (cet argent) exprimé par Avraham à Efron et l’expression, kakh icha, prendre femme, mentionné plusieurs fois dans la Tora.
Afin de comprendre ce parallèle évoqué par les sages, revenons à l’endroit de Mahakhat haMakhpela. Cette grotte se trouve dans la ville de Qiryath Arba qui est Hevron.
« Sarah mourut à Qiryat Arba, qui est Hevron, dans le pays de Canaan, et Avraham vint pour dire sur Sarah les paroles funèbres et pour la pleurer » (ibid, 23, 2)
Rachi (Rabbi Chlomo ben Itshak,1040-1105), nous rapporte que Qiryat Arba, la Ville des Quatre, se nomme ainsi car y sont enterrés quatre couples : Adam et Hava, Avraham et Sarah, Itshak et Rivka, Yaakov et Léa.
La grotte de Makhpeka se trouverait également, à l’entrée du Gan Eden, le jardin d’Eden, là où vivaient Adam et Hava avant la faute originelle.
L’expression kakh icha, prendre femme existe dans les versets de la Torah, au moment de la création de la femme :
« L’Eternel D. édifia en femme la côte qu’il avait prise à l’homme, et il la mena à l’homme. Et l’homme dit : « Cette fois-ci, c’est un os de mes os et une chair de ma chair ; celle-ci sera nommée icha, parce qu’elle a été prise de ich » (Berechit, 2, 22-23)
Prendre femme signifie que celle-ci a été prise de l’homme. Si celui-ci veut rester fidèle (au sens le plus large) à lui-même, il se doit d’être fidèle à son épouse. Si une partie d’elle est une partie de lui, alors être lui, c’est être lui avec elle.
Pourtant, déjà, au jardin d’Eden, le serpent, ne supporte pas cette idée. Ce qui s’avère être vrai dans cet espace d’avant la faute, ne l’est plus après la faute. Le serpent abîme l’idée première de la relation entre un homme et une femme, à savoir l’amitié, un sentiment réciproque d’affection qui ne se fonde ni sur la parenté ni sur l’attrait sexuel ; l’envie de faire du bien à l’autre comme une partie de soi.

  • Si Adam et Hava n’ont pas honte de leur nudité (car dans ce monde d’avant la faute, être nu signifie être transparent à l’autre comme le monde l’était aussi pour eux), le serpent, lui, cherche à faire basculer la relation dans une tension sexuelle (ils ont soudain honte de leur nudité) et un enjeu familial (Adam appellera Icha, Hava, la mère de tous les vivants). Ainsi, chacun devient opaque à l’autre, cantonné à un rôle, une fonction. Il ne peut plus y avoir de lien de transparence, d’honnêteté, quelque chose se met en place qui est hors d’eux, en dehors de leur complicité première et qui crée d’énormes tensions internes.

Si nous revenons aux transactions entre Avraham et Efron avec cette grille de lecture, nous nous apercevons que la fixation quasi-obsessionnelle d’Efron sur la gratuité du caveau est du même ordre que ce que le serpent met en avant.
Il est d’ailleurs intéressant de voir qu’Efron vient d’afar, la poussière, dont la consommation sera la punition donnée au serpent pour avoir amené Adam et Hava à la faute.
La gratuité a souvent pour conséquence une dette et une redevabilité. Une personne qui donne gratuitement peut toujours revenir sur sa décision ou s’immiscer dans ce qu’il a donné. Celui qui reçoit gratuitement peut toujours se sentir redevable de ce qu’on lui a donné. Que ce soit dans un sens ou dans l’autre, ces deux mouvements créent une forme d’« illimité ». Quelque chose ne s’arrête pas dans la relation, ne se pose pas.

La relation d’Avraham et de Sarah est avant tout une relation d’amitié. En la prenant pour femme dès le début des versets mentionnant leur relation, il a pris en compte son histoire (elle est stérile) et a accepté d’où elle venait (c’est la fille de son frère). Dans son immense générosité, et de manière gratuite, désintéressée, Avraham a pris Sarah pour femme.
Mais la gratuité d’Efron n’a pas la même noblesse de cœur. Comme le serpent du jardin d’Eden, elle correspond à un besoin de s’immiscer dans l’idée première du couple, celle des âmes sœurs. Des âmes sœurs ce sont des âmes amies, bienveillantes, qui ne précipitent pas le désir et l’enjeu de fonder une famille.
Comme dit Montaigne sur son ami La Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. »
David HaMelekh est accusé de se précipiter impulsivement dans sa relation avec Batcheva. Nos sages nous disent pourtant qu’ils sont des âmes sœurs, chacun ayant bénéficié d’une partie des années de vie de Adam et Hava. Ils indiquent également que le mari de Batcheva, Uriya, est considéré comme le serpent qui tente d’éloigner ces deux âmes compatibles. S’il avait mesuré sa relation d’amitié avec Batcheva, David n’aurait pas commis de faute et n’aurait pas connu cette souffrance qui lui a, en partie, motivé l’écriture les psaumes.

3/ Hayé Sarah, la paracha de la responsabilité :

Avraham est mouvement et même si la mort de Sarah le fige un instant dans l’achat de cette propriété foncière, il saisit en l’enterrant la possibilité d’un renouvellement. Il agit ici sans la parole divine, Hayé Sarah représente la période post prophétique d’Avraham. Si les sages du Talmud considèrent cet achat comme une épreuve, elle est avant tout épreuve humaine. Ne pas laisser la gratuité mensongère du monde briser l’affection, le lien bienveillant à l’autre. Nulle place dans la société (Avraham se sent très honoré par les fils de Heth), nulle gratuité ne doivent prendre le pas sur l’idée première de la relation, à savoir retrouver ce premier goût du jardin d’Eden, celui d’avant la faute qui est lien de mouvement à l’autre, où l’autre n’est pas figé dans une projection de soi mais, au contraire, mouvement incessant de soi à l’autre, et mouvement vers et pour l’avenir.
Sous la Houpa, il n’y a pas de gratuité mensongère. C’est peut-être pour cela que la paracha Hayé Sarah se poursuit par la rencontre entre Eliezer et Rivka. Eliezer donne des bijoux à Rivka, afin qu’elle accepte de se marier avec Itshak. Il fait une forme de Kinian, à savoir une acquisition de Rivka en tant qu’épouse pour Itshak. Il est donc ici aussi question de prix à mettre pour obtenir. Si cela semble dénué de sentiments, il s’agit au contraire de la possibilité d’une relation véritable non basée sur une gratuité aussi séduisante qu’illusoire qui ne peut permettre une relation altruiste. Le contrat de Kinian, concrétisé de nos jours par le don d’un anneau, n’est pas don gratuit qui créerait une relation incessante de redevabilité. Au contraire, cet acte pose la relation non pas comme appartenance de l’un sur l’autre mais comme partenariat. Ce partenariat est mouvement. Rivka dira : Elekh, j’irai, pour rejoindre Itshak.

Et voici ce qui est dit de leur rencontre :
« Itshak la conduisit dans la tente de sa mère ; il prit Rivka pour femme et il l’aima, et il se consola d’avoir perdu sa mère. » (Haye Sarah, 24, 67)

Conclusion
Le kesef male (l’argent plein), mentionné dans le verset cité plus haut, représente la plénitude du juste qui va mehayil lehayil, (Psaume, 84, 8), au-devant d’une évolution progressive éternelle.
Et si le serpent fut le déclencheur de l’exil d’Adam et Hava, Avraham, lui, réussit, en refusant à Efron toute gratuité perverse, à ancrer l’histoire de sa lignée par l’achat du caveau.
L’âge de Sarah au moment de sa mort, de la manière dont il est mentionné, fait écho à cette plénitude.
« La vie de Sarah fut de cent, de vingt ans et de sept ans, telles furent les années de la vie de Sarah » (ibid, 23, 1).
Rachi l’interprète ainsi : Sarah emporta la beauté de l’enfant dans l’âge de la femme mûre, et l’innocence de la femme de vingt ans dans la tombe.
Nous y voyons ici, également, un mouvement. L’âge ne se fige pas à un endroit mais voyage d’une période à l’autre.
Ainsi, la plénitude est mouvement et renouvellement, elle émerge du désir d’un déplacement de l’histoire afin de reprendre le fil de sa propre histoire.

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1983
Enseignante

“L’amitié à tout prix : Paracha Haye Sarah”

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