Les thématiques sont nombreuses dans cette Paracha qui débute après la mort des deux fils d’Aaron, Nadav et Avihou. Sont mentionnés Kippour et le rituel des deux boucs (un pour D. et un envoyé à Azazel pour expier les fautes du peuple) ; la tenue du Cohen Gadol dans le Saint des Saints le jour de Kippour (quatre habits au lieu de huit, car les habits avec de l’or y sont interdits en souvenir de la faute du veau d’or), l’interdit de boire le sang de l’animal ; et enfin l’interdit et la condamnation extrême des relations intimes dites immorales et que la terre d’Israël rejette ainsi que celle du sacrifice d’enfant par le culte de Molo’h.
Y a-t-il un lien entre toutes ces thématiques et si oui, quelle en serait la centralité ?
La Paracha commence par la mort d’une descendance, celle d’Aaron, et se termine par la condamnation des relations intimes dites immorales et qui empêchent en quelque sorte physiquement ou symboliquement le commandement divin de la Genèse, celui de perou ourevou, croissez et multipliez, que ce soit physiquement ou moralement.
De plus, si la faute de Nadav et Avihou entraîne le texte à repenser Kippour et l’idée du pardon avec les thématiques de l’habit du Cohen et de celle du sang comme valeur de la vie, cela veut-il nous dire que ce jour aurait un lien avec l’avenir et la possibilité d’une descendance ?
Pour répondre à ses questions, attachons-nous au lien entre la mort des fils d’Aaron et le jour de Kippour.
La mort de Nadav et Avihou et Kippour :
Les fils d’Aaron ont offert à D. un feu étranger sans en avoir reçu la permission. Ils sont entrés dans le sanctuaire de leur propre gré. La Paracha Chemini mentionne la faute commise, celle d’être entré dans un lieu interdit.
« Les fils d’Aaron, Nadav et Avihou, prenant chacun leur encensoir, y mirent du feu, sur lequel ils jetèrent de l’encens, et apportèrent devant le Seigneur un feu profane sans qu’Il le leur eût commandé.
Et un feu s’élança de devant le Seigneur et les dévora, et ils moururent devant le Seigneur. » (Chemini, 10, 1-2)
Si Kippour est mentionné juste après ce rappel de la mort de Nadav et Avihou dans la Paracha Ah’are Mot, c’est parce qu’ils n’ont pas été pardonnés. Ils sont morts en s’approchant de D. alors qu’à Kippour nous nous approchons de D. pour être pardonnés et pour rester en vie.
La mort de Nadav et Avihou devient l’épilogue du culte du jour de Kippour.
Celui-ci s’élabore déjà à travers l’habit du Cohen Gadol porté ce jour-là. Ce dernier ne peut porter que ses habits de lin et non ceux avec de l’or (il porte ainsi dans le Saint des Saints, le jour de Kippour quatre habits au lieu de huit) en souvenir de la faute du veau d’or (l’or étant l’accusateur, il ne peut être le défenseur d’Israël ; c’est un principe de la Tora). Puis s’ensuit le sacrifice des deux boucs servant à l’expiation des fautes et choisis par le biais d’un tirage au sort par D. : l’un sera offert à D. au sanctuaire et l’autre sera envoyé à l’endroit désertique de Azazel et jeté le haut d’une falaise: brisé, il ne survivra pas. Il portera sur lui le long de son voyage vers la mort toutes les fautes du peuple.
Cette brisure du bouc nous fait penser à celle des premières Tables de la Loi : brisure du renouveau permis en ce jour saint et qui demande d’attendre le pardon de D. mais aussi de nous-mêmes. En effet, les secondes Tables qui sont présentées par Moché le jour de Kippour, sont une création de celui-ci. Les brisures des premières tables sont remplacées par une unicité qui émerge grâce au travail de l’homme.
La mort de Nadav et Avihou a empêché le pardon de D. qui leur aurait permis un renouveau. Ils sont morts deux fois car ils sont morts physiquement et n’ont pas eu de descendance. Kippour signifie-t-il alors le pardon de nos fautes mais aussi la possibilité d’un avenir ? Un homme sans enfants meurt-il une seconde fois ? Comment mesure t-on notre humanité par rapport à notre avenir le jour de Kippour (jour où il est normalement question d’expier les fautes du passé) ?
Il semblerait que la troisième thématique en lien avec Kippour, à savoir le sang, nous permet d’y répondre.
Quiconque aussi, dans la maison d’Israël ou parmi les étrangers établis au milieu d’eux, mangera de quelque sang, je dirigerai mon regard sur la personne qui aura mangé ce sang, et je la retrancherai du milieu de son peuple.
Car le principe vital de la chair gît dans le sang, et moi Je vous l’ai accordé sur l’autel, pour procurer l’expiation à vos personnes ; car c’est le sang qui fait expiation pour la personne.
C’est pourquoi J’ai dit aux enfants d’Israël : Que nul d’entre vous ne mange du sang, et que l’étranger résidant avec vous n’en mange point. (Ah’are mot, 17, 11-12)
Le sang sert d’expiation aux fautes. Mais ce que dit le verset, c’est que l’âme de toute chair c’est son sang, ici traduit par le principe vital.
Le sang est vitalité. Il ne peut être consommable car il est symboliquement la capacité d’accepter que la vitalité émerge du rejet de la culpabilité par rapport à la faute : le sang fait expiation pour la personne. Le sang n’est pas seulement ce qui boue en nous, mais c’est aussi le désir de sortir de ce qui nous fige, à savoir notre culpabilité. A Kippour, il n’est nullement question de se sentir coupable ; on peut se sentir coupable seul dans son âme, la culpabilité étant parole de soi à soi. A Kippour, il s’agit de se sentir honteux face à l’autre et face à soi-même afin de se renouveler comme le sang dans le corps. Se sentir honteux n’étant pas de l’ordre du fantasme de l’image coupable de soi comme fauteur mais plutôt une mise au point humble par rapport à D. et aux autres. Le sang est ici symbole de ce mouvement, de cette vitalité de soi à l’autre.
Le sang devra être couvert de terre parce que la terre est en lien avec nos actes et nos pensées. Parce que la terre est symbole de pudeur face à la vie et à la mort. Le sang est aussi à la fois vie et mort. Ne pas le boire c’est privilégier qu’il soit vie avant tout.
A Kippour, rien ne se fige, rien ne s’arrête. La vitalité va au-delà de la faute.
Mais si plus loin, il est encore question de la terre qui vomit ses habitants comme elle a vomi le peuple cananéen à cause de ses dépravations, c’est que la terre subit la dépravation morale des habitants. Le sang recouvert par la terre est comme une mise en garde. Si le sang est utilisé au nom de la mort, le monde devient dépravation. S’il est respecté au nom de la vie, alors la terre couvre de manière pudique le potentiel de vie donc d’avenir comme si elle le replantait sans cesse.
En effet, l’immoralité de certaines relations mises en avant dans le texte et qui est relu à Kippour chaque année n’est-elle pas avant tout entrave à la vie ? La nudité des proches n’empêche-t-elle pas la régénérescence du lien familial, la possibilité de faire passer la vie entre les générations ?
La vie signifie-t-elle coûte que coûte un potentiel d’avenir ?
La vitalité en serait-elle son moyen ?
Les relations interdites et le culte de Molo’h :
Les lois morales sont basées sur le fait que c’est D. qui veut que son monde fonctionne de cette manière-là. Les unions interdites et tout ce qui englobe l’idée d’immoralité sont des lois qui, dans la Torah, vont au-delà de la morale car c’est D. qui l’exige. C’est sans doute pour cela qu’il faut s’empêcher d’ailleurs tout jugement moral envers ce type de relations, car ce n’est pas ici que se situe le propos de l’homme.
Aussi la complexité de chacun, son vécu, son être face à la vie ne peuvent être déterminée, jugée, bannie par d’autres hommes. Ce serait aussi anéantir l’idée profonde de la Techouva et donc du renouvellement. Dans notre identité profonde et notre âme juive, nous ne le pouvons pas, car nous ne sommes pas des buveurs de sang, nous croyons profondément à la vitalité de l’âme.
Si le passage de l’immoralité est lu à Kippour, ce n’est pas par peur de la sanction mais par conviction que ces fautes nous sortent de notre élan vital comme le sang de la chair.
Notre élan vital ne peut passer par la fusion. Rav Chimchon Raphaël Hirsch rappelle la loi capitale des espèces qui préside dans Berechit : La mère ne peut être que mère, on ne peut mélanger sœur et épouse en même temps.
Toutes ces lois énumérées et qui sont appelées dans le texte : abomination, dépravation, immoralité semblent réunir en elles une idée majeure, pour la Torah : on ne sacrifie pas l’enfant.
Il est intéressant de constater que D. nous observe et nous pardonne depuis la Akeidat Itshak, la ligature d’Itshak. Si Avraham comprend que D. lui demande de sacrifier son fils, un commentaire de Rachi spécifie bien qu’il n’a jamais été question de sacrifice d’enfant.
Au verset 12 du chapitre 22 de la Parachat Vayera, il est écrit :
« II répondit : « Me voici. » II reprit : « Ne porte pas la main sur ce jeune homme, ne lui fais aucun mal ! car, désormais, J’ai constaté que tu honores Dieu, toi qui ne M’as pas refusé ton fils, ton fils unique ! »
Rachi explique que s’ensuit un dialogue entre Avraham et D.. Le voici :
« N’étends pas »
Pour égorger. Avraham dit alors à Dieu (Beréchit raba 56, 7) : « S’il en est ainsi, je serai venu ici pour rien ! Je vais lui causer au moins une blessure légère pour en faire sortir un peu de sang ! » Dieu lui a répondu.
« … Ne lui fais rien (meouma). Ne lui inflige aucun défaut (moum). Car Je sais maintenant »
Rabbi Abba a enseigné (Beréchit raba 56, 8) : Avraham a dit à Dieu : « Laisse-moi T’exposer mes doléances ! Hier Tu m’as dit : “ car c’est dans Itshak que l’on appellera ta descendance” (supra 21, 12). Ensuite Tu m’as dit : “prends s’il te plaît ton fils” (supra 22, 2). Et maintenant Tu me dis : “ne porte pas la main sur ce jeune homme” ! ». Le Saint béni soit-Il lui a répondu : « Je ne trahirai pas Mon alliance, et ce qu’énoncent Mes lèvres, Je ne le changerai pas ! (Tehilim 89, 35). Quand Je t’ai dit : “prends !”, Je n’ai pas changé ce qu’énonçaient mes lèvres. Je ne t’ai pas dit : “égorge-le !”, mais : “fais-le monter !” Tu viens de le faire. A présent, fais-le descendre ! »
Car Je sais que tu crains EloKim » (Midrach tan‘houma Vayéra 46)
Selon Rabbi Abba, il n’a jamais été question de sacrifier Itshak mais de mesurer la crainte d’Avraham envers D.. Que cela nous apporte-t-il, à nous qui descendons d’Avraham ? Rachi sur un autre verset du texte nous répond :
« Abraham nomma cet endroit : Adonaï-Yiré ; d’où l’on dit aujourd’hui : « Sur le mont d’Adonaï-Yéraé. » » (Vayera, 22,14)
« Hachem verra »
Le sens est celui donné par le Targoum : Dieu choisira et considérera pour Lui cet endroit pour y faire résider Sa Chekhina et pour y faire offrir des sacrifices
« Comme l’on dit aujourd’hui »
Dont on dira dans les générations à venir : c’est sur cette montagne que le Saint béni Soit-Il apparut à Son peuple
« Aujourd’hui »
Les temps à venir, comme « jusqu’à ce jour » que l’on trouve souvent dans le texte. Afin que toutes les générations futures qui liront ces textes, disent : « jusqu’à ce jour » c’est-à-dire « le jour où nous sommes ». Explication du midrach : Dieu prendra chaque année en considération le sacrifice de Itshak pour pardonner à Israël et lui épargner les châtiments. C’est ainsi que l’on dira dans les générations à venir : « Aujourd’hui Dieu apparaît sur la montagne ! » La cendre de Itshak y est entassée et sert à l’expiation de nos fautes (Midrach tan‘houma Vayéra 23)
Nos fautes sont-elles pardonnées parce que Avraham avait l’intention de sacrifier son fils et donc de faire un acte de proximité extrême à D. ; ou au contraire devons-nous comprendre que nous sommes pardonnés quand nous ne sacrifions pas nos enfants et plus symboliquement leur avenir ?
Nous pouvons affirmer que D. nous pardonne si nous maintenons l’équilibre difficile de ne pas sacrifier nos enfants. Selon Rav Chimchon Raphaël Hirsch, faire des enfants est naturel, mais selon la Torah, cela rentre dans le cadre d’une législation sociale puisque D. ordonne : « Croissez et multipliez », perou ourevou.
Le miracle d’avoir des enfants ne vient que de D. car cela vient de la force créatrice des origines, de cette injonction donnée au moment de la création du monde par D.
Le Sforno rajoute que la Torah met en garde contre trois sortes d’impuretés :
-L’impureté de la pensée dont le prototype est le Molo’h.
-L’impureté des mœurs qui est l’ensemble des unions interdites.
-L’impureté des lois alimentaires évoquées à la fin de cette Paracha.
Selon lui, ces interdits ont en commun de briser la chaîne de la tradition humaine et de la transmission.
Il n’est pas anodin encore une fois, que le bouc envoyé à Azazel se brise après avoir été poussé en haut d’une falaise comme à l’image des premières tables qui se brisent. La brisure qui éloigne nos fautes au loin nous pousse à retrouver l’unité et la continuité de la chaîne humaine par le biais des enfants. Expier nos fautes, celles qui empêchent entre autres de croire en la vie, crée une vitalité qui permet de continuer coûte que coûte à espérer que de nos enfants naitra le renouvellement. Cet espoir crée l’unité chez nos enfants qui deviennent le basar ehad (la chair unifiée) proclamée au moment de la création du couple.
« L’Eternel D. édifia en femme la côte qu’il avait prise à l’homme et il la mena à l’homme. Et l’homme dit : « Cette fois-ci, c’est un os de mes os et une chair de ma chair ; celle-ci sera nommée Icha, parce qu’elle a été prise de Ich » C’est pourquoi l’homme abandonne son père et sa mère ; il s’unit à sa femme et ils deviennent une seule chair (basar ehad) » (Berechit, 2, 22-25)
Il est évident que les divergences sont profitables et salutaires pour que les partenaires fondent un être unifié, basar ehad. Chaque enfant naît de la fusion et de sa violence, éclate en morceaux. L’engouement pour « le même » détruit l’avenir.
Nahmanide donne l’image de l’arbre dont la santé et la fertilité dépendent du respect des lois naturelles. Cependant, ces interdits font partie pour lui des lois irrationnelles, houkim, qui remonteraient aux secrets de la création, sod hayetsira. Cette idée nous sauve encore peut-être de la difficulté de sortir du jugement moral afin de situer notre perception au-delà du moral là où il n’y a que D. et Ses lois arbitraires, mais ce n’est pas si simple.
Nadav et Avihou en apportant un feu étranger ont fusionné avec D. puisqu’ils L’ont servi dans la projection d’eux-mêmes. L’idée de l’immoralité démarre sans doute ici : aimer par son propre biais, ses propres lois internes ; à l’image de Loth qui sacrifie son espace privé, ses filles au dépend de l’espace public. Par cette déviation morale, ses filles sacrifiées, confondront domaine public, l’en dehors de la maison à savoir la sexualité avec le domaine privé, leur père. La sanctification semble représenter la distance nécessaire pour aller au-delà de sa propre morale. La morale n’est que projection de soi et objet des contingences extérieures à soi. La morale est tension entre fantasme, imaginaire et modes conjoncturelles.
Les houkim, ces lois qui n’ont pas de sens et qui sont celles de D., permettent notre pérennité et notre altérité. Penser l’autre en dehors de soi et de ses propres lois crée l’avenir de nos enfants.
Car n’oublions pas que Nadav et Avihou sont morts deux fois : ils furent les fils d’Aaron mais auraient aussi pu avoir une descendance.
Il est écrit dans Pirkei Avot au chapitre 2, à la Michna 9 :
« Il leur dit : « Sortez et voyez quel est le droit chemin auquel il faut s’attacher ! Rabbi Eliezer dit : « un bon œil ». Rabbi Yehochoua dit : « un bon compagnon ! » Rabbi Yossé dit : « Un bon voisin ! » Rabbi Chimon dit : » Prévoir l’avenir » (haroé et hanolad). Rabbi Elazar dit : « un bon cœur » ; Il leur dit : « Je préfère les paroles de Rabbi Elazar ben Arakh car elles englobent les vôtres ! »
Attachons-nous pour poursuivre la thématique de notre étude à ce que dit Rabbi Chimon, « prévoir l’avenir », haroé et hanolad. Hanolad veut dire l’avenir mais également naître. Comme si l’avenir appartenait à celui qui naît après soi, à la descendance.
Rav Pinhas Kehati suggère que celui qui prévoit l’avenir est celui qui est capable de concevoir dans son esprit et d’envisager quelles peuvent être les conséquences des actions qu’il s’apprête à réaliser. Cela nous pousse à ne chercher que des projets positifs.
Pour le Rambam prévoir ce qui adviendra est la possibilité de prévoir l’avenir à partir de ce que l’on sait du présent. C’est une disposition intellectuelle qui consiste à déduire le caché du dévoilé. Il rajoute que les dispositions morales saines ne se trouvent que dans la partie affective de l’âme et que c’est aussi le lieu des dispositions vicieuses sur le plan moral. Un bon cœur signifie des actes bons c’est-à-dire une conduite équilibrée acquise grâce aux dispositions morales saines.
Si l’opinion s’arrête sur celle de Rabbi Elazar pour le Rambam c’est parce que la partie affective de l’âme siège dans le cœur.
A chaque battement de cœur, le sang circule et réclame la vie, la nouvelle vie, celle qui permet de renaître et de continuer à travers nos enfants.
Cette Paracha nous demande de ne plus attendre « après la mort » (Ah’are mot) pour comprendre le sens réel, la direction réelle de la vie mais plutôt de cerner ce qui se rejoue sans cesse « après la vie » et qui assure d’être éternellement pardonné.
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