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Résister pour sortir de l’anonymat

par: Joël Gozlan

Publié le 19 Décembre 2021

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Chemot…  Les noms.

C’est là l’en-tête du deuxième livre que nous commençons cette semaine… Et c’est aussi la grande histoire de cette Parasha !

De qui sont ces noms ? Le texte le précise d’emblée, ce sont ceux « des enfants dIsraël venus en Égypte avec Ya’aqov, chacun avec sa famille  ». (Chemot, 1,1)

Soixante-dix âmes juives (ou soixante-neuf ? nous en reparlerons…) « issues de la hanche de Ya’aqov », descendues rejoindre Yossef et échapper à la famine, grâce aux greniers de l’Égypte… Le point de départ d’un exil qui durera deux-cent dix ans.

Au début, tout semble bien se passer… Installés à Goshen, les Hébreux se multiplient prodigieusement (Vayischréssou) et deviennent très très puissants (Biméod méod). Le verbe utilisé pour cette multiplication doit cependant nous alerter : il vient de Shéretz, les insectes rampants… Les hébreux « pullulent » donc littéralement, ce qui parait déjà les éloigner d’une humanité « désignée » en tant que telle.

Les choses se gâtent à la mort du Pharaon, puisque son successeur oublie vite les bienfaits apportés à son pays par Yossef l’Hébreu. Il persécute ce peuple étranger qui lui fait peur, le réduit à l’esclavage et ordonne le génocide programmé de tout nouveau-né hébreu mâle.

Tous ces événements sont relatés au chapitre un. Au chapitre deux, on passe à autre chose : la naissance de Moshé « sauvé des eaux », son attitude face à la violence des Égyptiens, mais aussi celle de ses frères Hébreux, toutes ces péripéties amenant à sa fuite vers le pays de Mydian.

 

« S.A. Mitsraïm », société anonyme.

Ce qui frappe à la lecture de ce deuxième chapitre, c’est que, hormis Moshé – et seulement à partir du verset dix – les noms propres ont totalement disparu. Les protagonistes, pourtant nombreux, ne sont plus nommés. Le texte les désigne juste par homme, femme (Ich, Icha), fille, fils ou sœur de (Bat, Ben ou ‘Hot)Ces déclinaisons anonymes semblent nous signifier la déshumanisation de l’Égypte, société totalitaire qui broie toute individualité, menaçant les corps et les âmes. Cette menace touche tout autant les Égyptiens que les enfants d’Israël. Les premiers à ne plus être nommés, les premiers à « disparaître » ainsi sont d’ailleurs Amram et Yokheved, des grands du peuple d’Israël, de surcroît futurs parents de Moshé !

Chemot, 2,1

וַיֵּלֶךְ אִישׁ מִבֵּית לֵוִי וַיִּקַּח אֶת בַּת לֵוִי.

« Un homme alla de la maison de Levi et prit (pour femme) une fille de Levi. »

A quoi correspond l’effacement – à ce moment précis – du nom de Amram et Yokheved?

Rachi, à travers le Midrash, nous éclaire :

« […] Il (Amram, chef du tribunal en ce temps-là), s’était séparé delle (Yokheved) à cause du décret de Pharaon, car il pensa  »c’est donc en vain que les Israélites vont enfanter » »… Et le Midrash Raba indique qu’à sa suite, tous les enfants d’Israël firent de même!

Nous sommes ici en face du pire des scénarios imaginables : l’arrêt des unions entre hommes et femmes d’Israël, la fin des engendrements, et ceci à l’instigation même de Amram, chef spirituel des Hébreux. Perdu dans l’anonymat violent de l’Égypte, Amram prend donc sur lui le projet de Pharaon contre celui de Hashem. Cette position dangereuse lui fait perdre son identité, qu’il ne retrouvera que grâce à l’attitude « rebelle » de sa fille Myriam.

Le texte de Chemot nous épargne en fait le récit de ce péril, puisque le chapitre deux commence par le remariage de Amram et Yokheved :

« Un homme alla de la maison de Levi et prit (pour femme) une fille de Lévi… »

Rachi (toujours à travers le Midrash Raba) explique que cet homme (Amram) se remaria avec cette femme (Yokheved) en écoutant sa fille (Myriam) qui lui dit: « ton décret est plus dur que celui de Pharaon : il n’a décrété que sur les garçons et toi tu détruis tout, filles et garçons!  Pharaon est un méchant, rien ne dit que son décret se maintiendra, alors que toi tu es juste et ton décret se maintiendra ! » »

Cette intervention de Myriam sera à double titre salvatrice, puisqu’à la suite d’Amram l’ensemble des Hébreux reprend une vie conjugale (Midrash Raba : « Alors Amram reprit sa femme et tout Israël fit de même ») et que cette nouvelle union entre Amram et Yokheved conduira à la grossesse miraculeuse de cette femme de 130 ans, qui mènera à la naissance du prophète libérateur Moshé !

À travers l’anonymat totalitaire de l’Égypte, quelques noms vont entrer en résistance, permettant ainsi le sauvetage du peuple juif. Aux côtés de celui de Moshé, émerge celui de deux femmes remarquables.

 

Chifra et Pouah, les sages-femmes rebelles

Lorsque le nouveau Pharaon ordonne de noyer les nouveau-nés mâles des Hébreux, le texte nous présente les deux sages-femmes ayant refusé d’obéir, et dont le nom – justement –  révèle, selon le Midrash, leur bravoure face au tyran.

Chemot, 1, 15.

וַיֹּאמֶר מֶלֶךְ מִצְרַיִם לַמְיַלְּדֹת הָעִבְרִיֹּת אֲשֶׁר שֵׁם הָאַחַת שִׁפְרָה וְשֵׁם הַשֵּׁנִית פּוּעָה

« Le roi d’Égypte s’adressa aux sages femmes hébreux, qui se nommaient, l’une Chifra, l’autre Pouah »

Leur véritable identité est discutée. Il pourrait s’agir de femmes égyptiennes qui se seraient converties, mais Rachi nous apprend qu’elles sont en fait la sœur et la mère de Moshé :

« Chifra : cest Yokheved, ainsi nommée parce quelle « embellissait » (mechapèret) lenfant, par les soins diligents quelle lui prodiguait (Sota 11b). Pouah : cest Miryam (la sœur de Moshé), ainsi nommée parce quelle « sexclame » (Pouah) au nouveau-né et lui « murmure », comme font les femmes pour calmer un enfant qui pleure. »

Pourquoi les appeler ainsi ? Le Midrash nous éclaire :

« … Pouah, car elle a tenu tête (« hophia ») à Pharaon, elle lui a dit :  »malheur à cet homme, D.ieu lui demandera compte de ses actes. » Pharaon semplit de fureur envers elle et voulut la tuer. Chifra, car elle a été bienveillante (« mechapéret ») envers les paroles de sa fille, les a adoucies et a dit (à Pharaon):  »Pourquoi te préoccupes-tu d’elle, cest une enfant, elle ne comprend rien. » »

Myriam, nommée ici Pouah (têtue), a donc tenu tête non seulement à son père Amram, mais également à Pharaon, l’autorité suprême du pays. Et sa mère Yokheved est à l’unisson…

Nous sommes bien avant le don de la Torah, mais l’attitude de ces femmes anticipe ce qui est prescrit au chapitre huit du traité Sanhédrin, puisque le principe “Yeareg ve al yaravor” (« se faire tuer plutôt que de transgresser ») s’applique ici à double titre : la transgression est ici le meurtre (des nouveaux-nés), une des trois fautes cardinales (avec les relations interdites et l’idolâtrie) pour lesquelles ce principe s’applique en – presque – toute circonstance. Ce décret est en outre un décret royal (reflet d’un « antisémitisme d’état »), circonstance amenant à étendre l’injonction “Yeareg ve al yaravor” à toute transgression imposée à un Israël !

Ces deux femmes agissent donc en justice, et en prenant un risque mortel face à Pharaon… C’est par cette attitude qu’elles existent et gagnent un nom !

Le texte ajoute que par ce mérite, Hashem leur fit des maisons (Chemot 1,21).

Rachi explique sur place qu’il sagit des maisons de Kohanim et de Léviim (par Yokheved) et de royauté (par Myriam, ancêtre de David).

 

J’aimerais pour finir revenir sur l’énumération des soixante-dix hébreux descendus avec Ya’aqov en Égypte. Nous en trouvons le détail non pas dans notre Parasha (qui ne cite que les onze frères de Yossef), mais un peu avant, dans la Parasha Vay’igash (Béréshit 46,8-27). Lorsque l’on compte un à un les noms cités, on ne tombe jamais sur le bon chiffre, ce que nos maîtres ne manquent pas de remarquer.

Ainsi aux versets 23-27 : « Toutes les personnes de la famille de Ya’aqov qui vinrent en Égypte furent en tout soixante-six personnes. Puis les fils de Yossef qui lui naquirent en Égypte : deux personnes. Total des individus de la maison de Ya’aqov qui se trouvèrent réunis en Égypte : soixante-dix. »

Pourtant, soixante-six plus deux plus un (Yossef) font soixante-neuf et non pas soixante-dix ! (Baba Batra 123b)

Certains commentateurs pensent qu’il faut compléter ce décompte par Ya’aqov, tandis que d’autres, à la suite du verset « moi-même Je te ferai remonter d’Égypte » (Béréshit 43,4), y associent Hashem lui-même. Toutefois, en lisant le verset 15 : « … Total des fils et filles de Léa : trente-trois », Rachi nous fait remarquer : « Si tu les comptes bien, tu nen trouveras que trente-deux ! » La personne manquante serait donc issue de Léa, et Rachi le confirme à deux reprises (Ibid 46, 15 et 27) : Il s’agit de Yokheved, conçue par Lévi en Kena’an mais engendrée à la frontière de l’Égypte. Ainsi, à l’instant même où l’exil  Égyptien commence (« entre les remparts », c’est-à-dire à la ville frontière !), Hashem, dans sa grande miséricorde, avait amené au sein des Bne-Israël, la « matrice » (« Ra’haman ») de leur libérateur Moshé.

Quel magnifique exemple de ce que nous enseignent Rava et Rech Lakich dans Meguilla 13b: « Hashem ne frappe son peuple quaprès lui avoir fourni le remède de son mal ».

Shabbat Chalom !

 

Inspiré dun enseignement de Jean-Claude Bauer.

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