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Parashat Ki Tissa. Rendez la vue aux clairvoyants. Par Mr Franck Benhamou.

par: Franck Benhamou

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Parashat Ki Tissa. Rendez la vue aux clairvoyants. Par Mr Franck Benhamou.

 

 

La Torah entretient un rapport complexe avec le regard : ne pas se montrer, ou s’exposer uniquement sous certaines conditions, ne pas ‘suivre ses yeux’, ne pas être aveugle, le bon œil et… le mauvais. Profonde méfiance avec ce qui se représente, l’idole sculptée, jeu réglé du regard. On pourrait décliner les exemples à l’infini. Pourquoi toute cette gesticulation autour de la question du regard ? Faudrait-il y voir un affolement devant ce qui serait trop dangereux ? N’y aurait-il pas quelque mascarade à contrôler ce qui doit être vu et ce qui ne le peut ? Et au final que veut-on cacher tout en montrant qu’on ne le cache pas ? Sans entrer dans toutes ces questions, j’aimerai étudier ici, à travers une lecture de l’épisode du veau d’or, le problème d’utiliser de la métaphore du regard[1] pour dire le rapport à Dieu.

« תלמוד בבלי מסכת ברכות דף ז עמוד א

אמר רבי שמואל בר נחמני אמר רבי יונתן, בשכר שלש זכה לשלש: בשכר ויסתר משה פניו – זכה לקלסתר פנים. בשכר כי ירא – זכה לוייראו מגשת אליו, בשכר מהביט – זכה לותמנת ה’ יביט. »

Sans surprise, on trouve le texte suivant « Rabbi Chmouël fils de Na’hmani dit au nom de Rabbi Yonatan : par le mérite de trois choses, [Moïse] a reçu trois choses ; parce qu’il s’est voilé la face [dans la scène du buisson ardent], il a mérité son aura. Par le mérite d’avoir craint de voir [le buisson flambant], il a eu le mérite d’être craint. Par le mérite de ne pas avoir vu [toujours dans cet épisode], il a eu le mérite de voir ‘l’aspect de Dieu’ ».

Même si ce texte n’est pas très novateur, (on y constate la mise en avant de la maitrise de son regard), la contradiction qui conclut le passage pose question : l’humilité présumée de celui qui refuse de regarder se voit récompensée par un ‘excès de regard’ ! On se penchera à nouveau sur cette remarque. Plus intriguant est le texte qui est mis en vis-à-vis du précédent ; en effet celui-ci n’est cité qu’en opposition à un autre texte, toujours sur la première rencontre officielle entre Moïse et Dieu.

תלמוד בבלי מסכת ברכות דף ז עמוד א

תנא משמיה דרבי יהושע בן קרחה, כך אמר לו הקדוש ברוך הוא למשה: כשרציתי לא רצית, עכשיו שאתה רוצה – איני רוצה

Enseignement au nom de Rabbi Yéhochoua fils de Kor’ha : ainsi le Saint bénit soit-il dit à Moïse : « lorsque je voulais tu n’as pas voulu, maintenant que tu le veux, je ne le veux plus ».

Il ne s’agit pas d’une dispute de vieux couple. En quelques mots bien dosés, le maître dit l’essentiel de son propos, sans aspartame ! Développons.  Lorsque Moïse a vu l’arbre incandescent, il s’est voilé la face. Faudrait-il voir en cela un mérite ou au contraire une façon de se voiler la face ? Rabbi Yéhochoua est critique face à ce détournement de regard. En punition de ce geste, lorsque plus tard, dans la section de ki tissa, Moïse réclamera « montre-moi ta face », Dieu déclinera la demande « nul ne peut me voir et vivre ». Valse curieuse puisque non-coordonnée. Essayons de sortir de la pénombre. Pour cela, au-delà d’une critique adressée à l’homme Moïse qui vivait il y a trois millénaires, il faut saisir le tranchant du propos. Moïse devait voir, et il ne l’a pas fait. Absence de regard indélébile qui provoqua le refus divin de se montrer, si ce n’est de « dos ».  Rabbi Yéhochoua s’oppose à Rabbi Yonatan sur le bien-fondé du geste de Moïse. La conséquence n’apparaitra qu’à l’épisode du veau d’or.

Rappelons-en les étapes : le peuple n’a pas de nouvelles de Moïse depuis quarante jours. Il réclame un (des ?) dieu (x ?) pour le guider. Aaron leur cisèle un veau en or. L’idylle entre Moïse et Dieu sur le mont Sinaï, la donation de la loi est soudainement interrompue, le peuple est menacé de mort. Moïse s’interpose, la mort et repoussée. Le prophète rejoint le peuple, réprimande, et là se produit le dialogue le plus ‘métaphysique’ de toute la Torah ; c’est la seule fois où l’intimité de la relation entre Dieu et Moïse est dévoilée, alors qu’on ne sait rien de ce qui s’est passé durant les quarante premiers jours, sans doute Moïse s’entretint-il avec le Dieu de la Torah, mais aucun compte rendu de la relation entre Dieu et Moïse, uniquement le ton neutre des lois qui en sont rapportées. Voici le texte, dans la traduction du rabbinat (33.12[2], à 33.21).

Moïse dit au Seigneur : « Considère que tu me dis : ‘Fais avancer ce peuple’, sans me faire savoir qui tu veux m’adjoindre. D’ailleurs, tu avais dit : ’Je t’ai distingué spécialement et certes tu as trouvé faveur à mes yeux.’  Eh bien ! de grâce, si j’ai trouvé faveur à tes yeux, daigne me révéler tes voies, afin que je te connaisse et que je mérite encore ta bienveillance. Songe aussi que c’est ton peuple, cette nation ! » Dieu répondit : « Ma face vous guidera et je te donnerai toute sécurité. » Moïse lui dit : « Si ta face ne nous guide, ne nous fais pas sortir d’ici. Et comment serait-il avéré que j’ai obtenu ta bienveillance, moi ainsi que ton peuple, sinon parce que tu marches avec nous ? Nous serons ainsi distingués, moi et ton peuple, de tous les peuples qui sont sur la face de la terre. » L’Éternel dit à Moïse : « Cette chose-là même, que tu as demandée, je l’accorde, parce que tu as trouvé faveur à mes yeux et que je t’ai spécialement distingué. »  Moïse reprit : « Découvre-moi donc ta Gloire. »  Il répondit : « C’est ma bonté tout entière que je veux dérouler à ta vue, et, toi présent, je nommerai de son vrai nom l’Éternel ; alors je ferai grâce à qui je devrai faire grâce et je serai miséricordieux pour qui je devrai l’être. »  Il ajouta : « Tu ne saurais voir ma face ; car nul homme ne peut me voir et vivre. »   Le Seigneur ajouta : « Il est une place près de moi : tu te tiendras sur le rocher ; puis, quand passera ma gloire, je te cacherai dans la cavité du roc et je t’abriterai de ma main jusqu’à ce que je sois passé.  Alors je retirerai ma main et tu me verras par derrière ; mais ma face ne peut être vue. »

Dès la donation de la Torah[3], Dieu avait dit à Moïse que c’est un ange qui se chargerait d’accompagner les hébreux, ceci n’avait donné lieu à aucune réaction de la part du prophète ou du peuple : pourquoi maintenant Moïse insiste-t-il autant pour obtenir la direction par Dieu ? Cette délégation à travers un ange a été redite, juste avant le texte donné en traduction[4],  cette nouvelle attrista les juifs, puisqu’ils « ôtèrent les couronnes qu’ils avaient eu au Sinaï »[5]. Pourquoi la nouvelle qui n’était plus fraiche les attristait-ils, subitement ?

Nous proposons une démarche.

Moïse n’avait pas réagi la première fois, car il estimait -avec le peuple- qu’ils pouvaient se passer de la présence divine, en personne. Or, et c’est ce qui change ici, les juifs ont pris conscience que cette absence n’était pas tenable ; l’épisode du veau d’or montre aux juifs leur insuffisance : c’est seulement maintenant que la nouvelle de la non-assistance de Dieu prend une nouvelle signification : celui de ne pouvoir se passer d’une forme de proximité personnelle et exclusive de Dieu[6]. Le veau d’or n’est pas de l’idolâtrie à l’état brut, comme l’explique Nah’manide[7], ce qui était demandé, très explicitement ce sont « un (des) dieu(x) qui vont devant nous ». La formulation est ambigüe : tous les hébreux n’ont pas mis la même chose dans cette demande. Certains avaient une visée franchement idolâtre, d’autres avaient peur, ils ne voulaient pas se faire un autre dieu que celui qui les avait sortis d’Egypte, mais obtenir une représentation d’Hachem. C’est le nouveau paramètre : s’apercevant qu’ils n’étaient pas la hauteur de l’exigence que requiert un Dieu non visible[8], ils ôtèrent leurs couronnes. L’épisode du veau d’or a été l’occasion pour Moïse d’entendre la demande des juifs, demande maladroite certes. Quand Moïse demande à voir la face de Dieu, maintenant, c’est précisément parce qu’il sait que les juifs ne peuvent vivre dans l’incertitude de leur destin. Voir la face s’interprète alors aisément comme la volonté d’en savoir plus sur les dessins de Dieu pour son peuple. Moïse peut vivre dans l’incertitude de l’absence, le visage voilé, il aborde Dieu, qui se dévoile comme celui « qui sera ce qu’il sera ». Le Sinaï aussi n’a d’autre but que de donner la loi, non pas de donner un Dieu maternant. Dès le début, Dieu délègue un ange pour amener les juifs en Israël. Les juifs obtempèrent, sûr de pouvoir exister sous ce régime. Mais le veau d’or est la preuve vivante qu’il ne peuvent véritablement s’y soumettre. Les couronnes deviennent les symboles de leur échec. Moïse se fait alors insistant auprès de Dieu. Cette insistance ne peut se comprendre a priori : pourquoi Moïse se permettrait quelque chose alors que les hébreux ont fauté, qu’il ne s’était pas permit auparavant alors qu’ils étaient encore ‘blancs’ ? En sculptant un ‘veau’, c’est toute une fragilité qui se dit : un veau est dépendant de sa mère. La peur de l’inconnu du désert affola les juifs, et comme un enfant qui demande à sa mère l’exclusivité, Moïse demanda pour le peuple, que « Dieu ne fasse résider sa Présence » que sur les juifs, exclusivement.

La réaction primitive de Dieu fut : qu’on détruise le peuple. Au niveau supérieur d’exigence, l’erreur qui consista à calmer ses craintes par une forme matérielle est criminelle, c’est refuser le risque de mettre à l’épreuve. Moïse joue le rôle de défenseur de son peuple. Dieu continue à accorder sa grâce à ce peuple : faut pas donner raison aux égyptiens (Chémot 32.12). C’est à ce peuple là que Dieu renouvelle sa confiance. Lorsque Moïse veut « voir la face de Dieu », celui-ci ne le lui accorde pas : sans doute que ce niveau de compréhension du divin était déjà en germe chez l’homme Moïse, mais, maintenant qu’il a scellé son destin avec celui du peuple juif (Chémot 32.10 et réponse de Moïse), Dieu ne veut plus que Moïse regarde Sa face. Dans ce cadre, « voir la face » traduit un niveau de compréhension du destin du peuple juif. Lorsque Moïse voila son visage au buisson ardent, il signifiait par cela la possibilité de vivre dans une forme d’incertitude. La demande des juifs d’une plus grande visibilité de Dieu qui s’est fait entendre à travers le veau d’or, et dont Moïse se fit l’écho, aboutit en partie, mais au prix d’un abaissement de ce qui est exigé des juifs. Le Talmud (Bra’hot 7a) avait embraillé l’interprétation de Rabbi Yéhochoua à partir d’une parole de Rabbi Méïr : « Moïse demanda trois choses à Dieu, et s’en est vu accorder deux : grâce et pitié sur ceux qui ne le mérite pas et qui furent accordés, mais la ‘vision de la face’ lui fut refusée ».

La vision de la face n’est pas « impossible », la preuve c’est que précisément Moïse a vu Dieu « face à face » ! Comme le rapporte les versets qui introduisent le dialogue entre Moïse et Dieu (33.7 à 33.11) :

Pour Moïse, il prit sa tente pour la dresser hors du camp, loin de son enceinte et il la nomma Tente d’assignation ; de sorte que tout homme ayant à consulter le Seigneur devait se rendre à la Tente d’assignation, située hors du camp.  Et chaque fois que Moïse se retirait vers la Tente, tout le peuple se levait, chacun se tenait au seuil de sa propre tente et suivait Moïse du regard jusqu’à ce qu’il fût arrivé à la Tente.  Quand Moïse y était entré, la colonne de nuée descendait, s’arrêtait à l’entrée de la Tente et Dieu s’entretenait avec Moïse. Et tout le peuple voyait la colonne nébuleuse arrêtée à l’entrée de la Tente et tout le peuple, aussitôt se prosternait, chacun devant sa tente. Or, l’Éternel s’entretenait avec Moïse face à face, comme un homme s’entretient avec un autre  puis Moïse retournait au camp. »

La vision de la face est celle qui se produit entre deux amis : ils ne se cachent rien, ne parlent pas par allusion[9]. Comment se fait-il qu’ici est-il dit que Moïse était « face à face », alors qu’il était dit  « nul ne peut voir Ma face, c’est pourquoi tu ne pourras Me voir que de dos » ?  La vision « face à face » est relative. Concernant la connaissance de la Loi, la vision de Moïse est sans reste : vision face à face et sans image. Par contre, quant aux questions relatives au destin d’Israël, à leur conduite, Moïse en se mettant du côté du peuple, en liant son destin aux peuple juif, se voit refusée de la vision de la face : on pourrait peut-être dire que le lien affectif qui s’est créé antre Moïse et le peuple brouille la vision.

Le thème du regard est bien plus complexe qu’il n’y parait ; il ne suffit pas de dire que Dieu n’a pas de forme pour s’éviter une réflexion autour de la question de la ‘visibilité’ de Dieu. Car Dieu se montre et se « dé-montre », se voile et se dévoile. Son peuple est une des manifestations de Dieu, Moïse aussi, la Torah aussi.

D’un point de vue plus linguistique, le regard n’est pas tabou, c’est même une façon de qualifier une forme haute de rapport à Dieu. Certes, ce rapport doit être bien réglé, comme le rappellent sans cesse les commentateurs en parlant d’un « préparation » à l’accueil de Dieu. Notons qu’en employant l’expression ‘regard face à face’, ‘comme un homme et son prochain’, on donne une norme sur la relation entre les hommes visé par la Torah. Mais évidemment ceci n’est qu’incident : ce qui compte c’est que le regard ‘face à face’ est une métaphore d’un rapport sans métaphore ! En suivant notre idée que le rapport face à face vise essentiellement la parole relative à la loi, dès lors que ce rapport est pensé, dit, parlé, il sort de sa droiture, pour être ‘commenté’ : il sort du registre de la loi. La qualité de la relation entre Moïse et Dieu ne peut alors être dite qu’à travers une image, réservant le dire concret à l’énoncé de la loi.

 

 

 


[1] Sans que ce ne soit nécessaire nous conseillons à notre lecteur de reprendre les chapitres 3 et 4 du premier tome du Guide des Egarés.

[2] Sauf contrindication les références sont celles de Chémot.

[3] 23.20 à 23.25.

[4] 33.1 à 33.3.

[5] 33.4.

[6] Voir Rachi sur 33.16.

[7] Commentaire sur 32.1.

[8] Un Dieu invisible, c’est un Dieu qui est partout, que l’on ne peut fuir, qui est servi dans le cœur et qui peut sonder les cœurs. Le représenter rassure, en lui donnant une forme il devient moins insaisissable dans l’esprit et par conséquent moins exigeant.

[9] Voir Sforno sur 33.11, qui n’est qu’un rappel de Bamidbar 12.6 à 12.8 : voir la face de Dieu c’est lorsqu’il s’adresse à vous sans énigmes. Comme s’il n’était pas gêné de se montrer dans toute sa puissance. Ibn Ezra rappelle que d’habitude la prophétie ne se produit que dans un état de fort abattement, un moment où les  sens sont affaiblis ou endormis, alors que pour Moïse, la prophétie avait lieu en pleine conscience, capable d’entendre Dieu sans que son corps n’y fasse obastacle.

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“Parashat Ki Tissa. Rendez la vue aux clairvoyants. Par Mr Franck Benhamou.”

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