Parashat Yitro, étude du commentaire de Rashi sur le premier des dix commandements
par: Rav Gerard Zyzek0.00€
Evidemment nous nous posons tous la question : pourquoi, lorsque D. se révèle aux enfants d’Israël au Mont Sinaï, ne s’est-Il pas révélé en disant qu’Il est celui qui a créé le ciel et la terre ?
Regardons le verset et ensuite le commentaire de Rashi.
אנכי ה’ אלקיך אשר הוצאתיך מארץ מצרים מבית עבדים.
‘Je suis l’Eternel ton D. qui t’a fait sortir de la terre d’Egypte, de la maison d’esclaves’.
I.
Commentaire de Rashi (première explication):
‘Le fait que je vous ai sortis d’Egypte est suffisamment impliquant pour que vous me soyez assujettis.’
Rashi vient rendre compte de la référence à la maison d’esclavage. Dans un premier temps l’on peut dire que la sortie d’Egypte est le dévoilement de HaShem, de D., comme D. de l’histoire humaine, du dévoilement du Tétragramme. Les idolâtres se réfèrent à la nature, aux forces de la nature. Il est envisageable pour eux qu’il y ait un D., mais que ce D. intervienne ici-bas est inconcevable. Là est l’innovation essentielle de la sortie d’Egypte. Mais en fait ce n’est pas ce que dit Rashi. La référence est la sortie de la maison d’esclaves.
Nous pouvons peut-être dire les choses ainsi :
La référence aux éléments cosmiques nous laisse indifférents. Nous pouvons voir un paysage sublime et être subjugués, c’est très bien, et alors ? Par contre ici, D. s’adresse à des gens qui étaient esclaves en Egypte. Notre tradition nous dit qu’il était impossible de sortir de cet esclavage. Même les esclaves eux-mêmes n’avaient aucune velléité d’imaginer de sortir de leur condition atroce. D. leur parle : Je suis celui qui t’a fait sortir de la maison d’esclaves. Tu as eu l’expérience puissante de Mon existence, et de Mes œuvres dans le concret de ta vie. Et tu es impliqué dans la parole que Je te dis. Toute ta réalité ne vibre que par Mon existence, et tu m’es redevable.
Seconde explication de Rashi :
‘Autre explication. Etant donné que D. s’est révélé sur la mer (rouge) comme un héros de guerre, et qu’ici au Sinaï Il se révèle aux enfants d’Israël comme un ancien plein de Ra’hamim, plein de pitié, de commisération, comme dit le verset (Parashat Mishpatim[1] Shemot 24,10) « Et sous Ses jambes, comme une sorte de brique en Saphir ». C’est cette brique qui était devant D. durant toute la période de la servitude où les enfants d’Israël étaient oppressés dans les travaux forcés des briques. « Et comme le cœur des cieux dans la pureté », quand ils ont été délivrés il y avait lumière et joie devant Lui. Etant donné que Je suis perçu sous des aspects divers, voire contradictoires, ne dis pas qu’il y a des pouvoirs multiples ! Je suis celui qui t’a sorti d’Egypte et qui était sur la mer (rouge).’
La première explication de Rashi veut rendre compte de la référence à la sortie de la maison d’esclaves. La seconde explication vient rendre compte de la première référence, celle à la sortie d’Egypte. En effet le verset aurait pu mentionner soit la sortie d’Egypte, soit la sortie de la maison d’esclaves. Mais pourquoi les deux ? D’où les deux explications de Rashi.
II. Analyse de la seconde explication de Rashi (au nom de la Mekhilta de Rabbi Ishmaël).
Essayons d’expliquer un peu cette seconde explication de Rashi.
Le Midrash (Mekhilta de Rabbi Ishmaël) rapporté par Rashi fait référence à un verset de la Parashat Mishpatim qui nous dit que les enfants d’Israël, ou tout au moins les élites des enfants d’Israël, virent au Sinaï sous les pieds de D. une brique incandescente, comme un Saphir.
Rashi, sur le verset, explique :
‘Cette pierre en forme de brique était devant D. au moment des asservissements par laquelle D. se souvenait des souffrances des enfants d’Israël qui étaient asservis dans les travaux forcés des briques’.
Qu’est-ce que cela signifie qu’il y avait une brique devant D. pour qu’Il se souvienne des souffrances des enfants d’Israël ?
Les grands Maîtres du Moussar, Rabbi Sim’ha Zissel, Rabbi Yérou’ham Leibovitz, Rav Wolbe, ont intensément développé ce commentaire de Rashi sur la brique de Saphir qu’avait D. pour se souvenir des souffrances des enfants d’’Israël. Essayons de synthétiser leurs enseignements, si nous pouvons nous permettre. Regardons les versets au début du livre de Shemot.
Shemot chapitre 2 versets 24 et 25.
וישמע אלקים את נאקתם ויזכור אלקים את בריתו את אברהם את יצחק ואת יעקב.
‘D. entendit leur geignement et D. se souvint de Son alliance, d’Avraham, de Its’hak et de Yaakov.’
וירא אלקים את בני ישראל וידע אלקים.
‘D. vit les enfants d’Israël et D. sut.’
Rashi explique :
‘Il a porté sur eux Son cœur et n’a pas détourné Ses yeux.’
Que veut dire le verset en disant que D. sut ? Comment connaitre la souffrance d’autrui ? En quoi le problème d’autrui m’intéresse et me concerne ?
Quelqu’un me raconte son problème, sa souffrance, et alors ? J’y pense et puis j’oublie. Je suis pris dans mon problème à moi. A moins que je ne sois un professionnel et que je ne sois payé pour cela…
Les Maîtres du Moussar nous enseignent que c’est ce que notre verset nous dit : D. a, si nous pouvons nous exprimer ainsi, usé d’un stratagème pour ne pas détourner sa préoccupation des souffrances des enfants d’Israël. Il y avait devant Lui tout le temps que les enfants d’Israël étaient asservis une brique pour ne pas se laisser détourner de ce qu’ils vivaient, de ce qu’ils souffraient. C’est cela la dimension de Ra’hamim, d’implication dans ce que l’autre vit.
Et lorsque les enfants ont été sauvés, délivrés, cette brique est devenue en Saphir, pleine de lumière, de joie. Tellement D. était impliqué dans ce qu’ils vivaient.
III. Synthèse de la seconde explication de Rashi, et questionnement à ce sujet.
Et c’est ce que le verset dit : Je suis l’Eternel ton D. qui t’ai fait sortir de la terre d’Egypte. En effet sur la mer (rouge) D. a combattu les Egyptiens de manière terrible. Sans aucune pitié. Tellement que lors de la fête de Pessah nous ne disons le Hallel complet que les deux premiers jours de fête (premier jour de fête en Israël), eu égard aux Egyptiens qui ont été massacrés. Et au mont Sinaï les enfants ont perçu un dévoilement radicalement différent, voire antagonique, la dimension d’implication, de Ra’hamim de D.. Et c’est pour bien montrer l’unité de D. qu’Il fait référence à ce qui s’est passé à la sortie de la terre d’Egypte, en disant : Je suis le même et ne pense pas qu’il y ait deux puissances autonomes.
En étudiant ce commentaire de Rashi, une question m’assaille. Résumons : au Sinaï, les enfants d’Israël ont perçu prophétiquement D. comme un ancien plein de Ra’hamim. De ce que nous venons d’étudier nous pouvons traduire Ra’hamim par implication dans ce que l’autre vit. Plus que prendre à cœur, c’est se donner les moyens de prendre à ventre, dirions-nous, ce qu’autrui vit, Re’hem étant la matrice féminine. A telle enseigne, nous dit Rashi, qu’il était nécessaire de préciser l’unité entre cette dimension et la dimension qui s’est révélée à la sortie d’Egypte. En un mot, il ressort que ce que les enfants d’Israël ont prophétiquement perçu au Sinaï, c’est la dimension de Ra’hamim de D., n’est-ce pas étonnant ?
Demandons autour de nous : d’après vous, quel est le point central que les enfants d’Israël ont perçu au mont Sinaï ? Nous pourrions dire : la grandeur de D., l’omniscience de D., l’unité de D. etc … mais qu’est-ce que la dimension de Ra’hamim a à voir avec la centralité du dévoilement du mont Sinaï ?
IV. Réponse à notre question.
Pour répondre à notre question, nous proposons de voir le commentaire de Rashi sur le verset de la Parashat Ki Tissa (Shemot 32,32). Les enfants d’Israël ont fait le veau d’or. D. dit à Moshé qu’Il va détruire les enfants d’Israël. Moshé, par sa prière, sauve les enfants d’Israël, mais il comprend qu’il n’y aura plus la présence divine, la Shekhina, au sein des enfants d’Israël. Et il prie à nouveau :
ועתה אם תשא חטאתם ואם אין מחני נא מספרך אשר כתבת.
‘Et maintenant si Tu pardonnes leur faute[2], et sinon, efface-moi du livre que tu as écrit !’
Rashi explique :
‘Efface moi du livre que tu as écrit. Efface-moi de toute ta Torah entière. Si tu ne pardonnes pas leur faute je ne veux pas que mon nom soit mentionné d’aucune manière, pour qu’on ne dise pas que j’étais incapable de demander sur eux Ra’hamim, pitié. ‘
Si leur faute n’est pas entièrement résolue et pardonnée, je veux alors qu’on m’oublie ! Mais pourquoi ? Déjà Moshé les a sauvés de la destruction, en quoi serait-ce tellement catastrophique que l’on puisse imaginer que Moshé n’ait pas assez prié pour les sauver ?
Rav Nathan Tsvi Finkel répond dans ses cours rapportés dans le livre Or HaTsafoun qu’un Maître de Torah est impliqué avec ses élèves. Ce n’est pas un professeur qui fait son métier, et le soir range son tablier et passe à autre chose. La Torah est un lien que le Créateur a tenté avec Ses Créatures. C’est une relation par le biais de la Torah entre le Créateur et Ses créatures.
C’est clairement la définition du don de la Torah au Sinaï : le dévoilement de l’implication du Créateur dans Sa création, le dévoilement de la dimension de Ra’hamim. Moshé notre Maître se doit de donner toute sa personne pour sauver ses élèves, car s’il ne le fait pas ce serait un professeur, mais non un enseignant de Torah.
V. Relecture du verset.
Si, comme nous venons de le voir, le Sinaï est le dévoilement impressionnant de la dimension de Ra’hamim de D., pourquoi les paroles, et cette première parole, se sont-elles exprimées sous le Nom Elokim qui est la dimension de rigueur, et non la dimension de Ra’hamim, de mansuétude ?
Reprenons le verset avec l’explication de Rashi.
Rashi, en se basant sur la Mekhilta de Rabbi Ishmaël, nous a enseigné que la référence à la Sortie d’Egypte est nécessaire pour que l’on comprenne bien que Celui qui a frappé les égyptiens sur la Mer Rouge est le même que Celui qui donne la Torah sur le mont Sinaï, où HaShem se révèle comme ‘un ancien plein de Rah’amim’. Et qu’on ne dise pas qu’il y ait deux pouvoirs distincts.
Mais en quoi ces deux dimensions sont-elles véritablement antagoniques ?
Nous aimerions expliquer cet antagonisme de la manière suivante :
A la sortie d’Egypte, et sur la mer, D. a dévoilé Son intervention en acte dans l’histoire humaine. Au Sinaï, D. donne la Torah et dévoile, et telle est l’innovation bouleversante de cette Mekhilta, Son attitude de Rah’amim face à Ses créatures.
Lorsque j’étudie la Torah, je suis dans une protection intense de D., je suis dans une proximité intense avec mon Créateur. L’acte, l’action, est antagonique en cela que je dois me définir dans telle action et non dans une autre. Il y a somme toute un arbitraire dans l’action. Une Guevoura, une puissance. Percevoir qu’il y a une unité entre ces deux attitudes est une dimension qui nous dépasse, qui est redoutable, qui s’exprime par le Nom Elokim.
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