Parashat Terouma. Pourquoi la Menorah n’a-t-elle pas de barres ? par Madame Nathalie Bibas.
par: Nathalie AParashat Terouma. Pourquoi la Menorah n’a-t-elle pas de barres ? par Madame Nathalie Bibas.
A cette question étrange, on pourrait rapidement répondre que s’il n’y a pas de barres c’est tout simplement parce que la forme géométrique de la Menorah ne s’y prête pas… Mais ce serait oublier qu’elle était dotée d’un socle qui aurait pu servir de support à de telles barres … Et surtout oublier que la Thora s’exprime aussi bien à travers des mots que des non-dits, avec des enchainements logiques que des ruptures… Si la Menorah n’a pas de barres, il y a forcément une raison qui dépasse la seule géométrie de l’ustensile. Nous verrons comment cette question amène sur des sentiers de réflexion bien plus vastes que la problématique apparente.
Commençons par aborder le sujet sous l’angle technique par comparaison des ustensiles.
On peut distinguer ceux qui n’ont pas de barres : Menora, Kyor des autres : Table, Autel d’or, Autel de cuivre et Arche. Et parmi ces derniers distinguer le cas de l’Arche dont les barres sont inamovibles « לֹא יָסֻרוּ, מִמֶּנּוּ [1]הַבַּדִּים » des autres ustensiles dont les barres n’étaient placées que pour le portage.
Si l’on compare ensuite les ustensiles selon les matériaux utilisés on peut distinguer ceux faits d’une ossature en bois et recouverts d’un plaquage de métal : Arche, Table, Autel d’encens[2]et Autel de cuivre de ceux faits d’un matériau unique : Menorah, et Kyor.
On arrive ainsi à isoler sans équivoque deux ustensiles très différents en apparence mais présentant les mêmes particularités, la Menorah et le Kyor.
Tout deux faits de métal et non équipés de barres. Tout deux également munis d’un support désigné par la racine « קָן » . On constate aussi que ce sont les seuls dont les dimensions ne sont pas données dans le texte de la Thora écrite. Enfin, et pour apporter un bémol à ces ressemblances, on peut remarquer qu’ils sont tout deux porteurs d’éléments incompatibles : feu et eau.
Explication technique
L’insistance du texte à faire la Menorah d’une pièce apporte un début d’explication à la question des barres. En installer sur la Menorah est incompatible avec la prescription d’être faite d’une pièce unique puisque celles-ci peuvent être enlevées, une fois le Michkan et ses ustensiles installés. Et à l’inverse si les barres avaient été moulées dans cette pièce unique, ceci aurait enlevé de sa force à la prescription inédite et spécifique de barres qui ne sortent pas de l’Arche et qui peuvent évoquer la nécessité de faire bon usage du libre arbitre humain[3].
Barres, pièce unique et lumière
Dans son commentaire sur la prescription de barres inamovibles pour l’Arche[4], le Rav Shimshon Raphaël Hirsch fait une analyse par contraste avec la Table et la Menorah. Il indique ainsi :
Cette signification de l’éternelle présence des «בַּדִּים » comme preuve de l’indépendance de la loi divine par rapport au lieu est encore accentuée par le contraste entre l’Arche d’alliance et les autres ustensiles et tout particulièrement la Table et le candélabre qui sont dépourvus de barres de portage permanentes. Cela nous permet d’exprimer la pensée que la Table et le candélabre -la plénitude de sa vie matérielle et l’apogée de sa vie spirituelle – sont liés au sol de la terre sainte. La Thora d’Israël, par contre, ne l’est pas.
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Il oppose donc l’Arche aux autres ustensiles mais ne précise pas que la Menorah n’avait pas de barres. Et y voit là le symbole de l’attachement à la terre sainte pour la Menorah et la Table tandis que les barres inamovibles de l’Arche évoquent la « portabilité » éternelle de la Thora.
Le Rav Moché Alchik[5] voit quant à lui dans la confection de la Menorah une allusion à l’idéal humain. Le travail de sculptage d’une pièce unique de métal évoque par analogie le raffinement attendu de l’homme :
« pour devenir un chandelier d’or pur, l’homme devra subir le même traitement, être épuré, raffiné, battu au marteau sur l’enclume et subir toutes les épreuves dont le chandelier nous donne l’exemple et surtout être fait « d’une seule pièce d’or pur » et non pas de morceaux ultérieurement soudés. Comme toutes les parties du chandelier ne formaient qu’un seul bloc, ainsi tous les membres du corps doivent former une unité. Aucun d’eux ne doit pêcher et devenir ainsi inférieur aux autres » |
Cette lecture est complétée par cet autre commentaire du Rav Shimshon Raphaël Hirsch sur le double symbole attaché à la lumière : connaissance et dimension morale
De nombreux exemples liés à la signification de la lumière dans le cadre de la tradition juive, nous amènent à penser que le concept de connaissance ne rend qu’à moitié et de façon partielle l’idée représentée dans la Thora par la notion de lumière. (…) Le seul facteur susceptible de procurer la connaissance et de déterminer l’action, d’illuminer et de mettre en mouvement n’est que l’esprit, élément qui procure la connaissance, l’intelligence et la sagesse, en même temps qu’il détermine la volonté morale et son accomplissement.
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Enfin, un commentaire d’Abrabanel fait un lien entre l’or utilisé pour la Menorah et « la science pure, exempte de conceptions étrangères à la fois » Et il ajoute que « Le chandelier comportait aussi des calices des boutons et des fleurs qui représentaient le développement de l’interdépendance des sciences et des connaissances. Il était massif, fait d’un talent d’or, parce que les sciences n’en font qu’une sous un certain rapport comme le sanctuaire est une construction unique. Elles se subdivisent en sept catégories suivant les sujets qu’elles traitent (…) et c’est ce que représente le chandelier fait d’une seule pièce mais qui se ramifie en sept branches »
Le Kyor, des ressemblances surprenantes
Mais si tout ceci éclaire sur les symboles véhiculés par la Menorah, cela n’explicite guère notre question initiale sur l’absence de barres. Un détour par la comparaison avec le Kyor peut compléter ce propos.
Ainsi, l’insistance du texte sur la pièce unique et l’usage d’or pur pour confectionner la Menorah « [6]זָהָב טָהוֹר; מִקְשָׁה » est à comparer avec la simple prescription d’emploi de cuivre pour le Kyor. Pour la Menorah, la confection à partir d’une « pièce unique d’or pur » est un impératif, tandis que le Kyor n’est pas associé à une telle restriction. Sa réalisation avec les assemblages de miroirs utilisés par les femmes Hébreux en Egypte corrobore cette impression de « tolérance » sur l’usage du matériau.
Plus étonnant encore, le verset de la paracha Vayakehel évoquant sa réalisation emploie à deux reprises des termes issus de la racine « צָבְא » :
8 Il fabriqua la cuve en cuivre et son support de même, au moyen des miroirs des femmes qui s’étaient attroupées à l’entrée de la Tente d’assignation.
Vayakehel (38,8) |
ח וַיַּעַשׂ, אֵת הַכִּיּוֹר נְחֹשֶׁת, וְאֵת, כַּנּוֹ נְחֹשֶׁת–בְּמַרְאֹת, הַצֹּבְאֹת, אֲשֶׁר צָבְאוּ, פֶּתַח אֹהֶל מוֹעֵד |
Faut-il entendre une résonnance militaire dans le matériau de confection du Kyor ? Cette allusion a fait couler beaucoup d’encre chez les commentateurs. Nous ne retiendrons que la synthèse qu’amène Nehama Leibowitz[7] :
« Au point de vue grammatical, le mot Tsovot est pris comme verbe transitif au sens de « qui suscitent les armées d’Israël. Quant à l’idée développée ici, les miroirs cessent d’être le symbole d’un objet futile et vain : ils sont au contraire au service de la vie et de sa conservation. Le même instinct qui peut pousser l’homme à l’ignominie, à l’impureté et à la perdition est également susceptibles de l’amener à la création d’un foyer à la perpétuation de la race ». C’est la pensée que nous trouvons exprimée dans le commentaire que donnent nos Sages du verset « Tu aimeras ton prochain de tout ton cœur » le mot : cœur est rendu ici non par la forme simple « lev » mais la forme redoublée levav [signifiant] avec tes deux penchants : avec ton penchant au bien et ton penchant au mal » |
L’usage des miroirs évoque finalement cette capacité qu’ont eu les Hébreux, à sublimer leurs instincts dans les conditions épouvantables de l’enfer concentrationnaire égyptien. Leur utilisation pour confectionner l’ustensile destiné à purifier les Cohanim avant leur service symbolise cet anoblissement des moindres recoins de la personnalité humaine.
Pour revenir enfin dans la série des ressemblances notons que l’on trouve dans les deux textes prescriptifs sur ces ustensiles la mention d’un usage intemporel :
Menorah – Tetsavé (27,20-21) |
נֵר תָּמִיד חֻקַּת עוֹלָם לְדֹרֹתָם |
Lumière perpétuelle
Une loi perpétuelle pour leurs générations |
Kyor – Ki Tissa (30,21) |
חָק-עוֹלָם לוֹ וּלְזַרְעוֹ, לְדֹרֹתָם |
Une loi perpétuelle pour lui et pour ses fils pour leur postérité |
Avec tous ces éléments, une rapide synthèse des caractéristiques de ces deux ustensiles peut être dressée. Elle met en relief des analogies très surprenantes et quelques différences :
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Menorah |
Kyor |
Matériau | Or pur, pas de structure en bois | Cuivre, pas de structure en bois |
Caractéristiques |
Sans barres |
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Structure du métal | Pièce unique | Pas de consigne précise |
Assise |
Présence d’un socle |
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Service |
Loi perpétuelle |
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Dimensions | Non précisées dans la prescription et dans la réalisation | |
Elément porté | Feu | Eau |
La question initiale de cet article a finalement amené à une lecture en perspectives de deux ustensiles associés à des éléments omniprésents. Ces points communs et notamment l’aspect « perpétuel » pourraient amener à dire que l’usage de l’eau courante et du feu sont des essentiels et qu’une lecture très superficielle du texte évoque a minima cette exigence primaire… Mais une lecture plus spirituelle permet d’aller au-delà de cette évidence et d’associer, comme l’expose le Midrach Chemot Rabbah, la lumière à l’éclairage spirituel procuré par la Thora :
Prenons l’exemple d’un homme qui dans l’obscurité se met à marcher. Il heurte une pierre et trébuche (…) pourquoi ? parce qu’il n’a pas de lampe à la main. De même l’ignorant qui n’a pas étudié la Thora rencontre une occasion de pécher et tombe dans le piège. (…) Mais ceux qui étudient la Thora répandent en tout lieu la lumière. Ils font penser à un homme qui, bien que dans l’obscurité voit une pierre et ne trébuche pas. Pourquoi ? parce qu’il a une lampe à la main, ainsi qu’il est dit : ta parole est une lampe qui éclaire mes pas (Tehilim 69, 105)
La Menorah a donc un rôle d’éclairage non seulement physique mais surtout spirituel. Mais cette fonction n’est possible qu’à condition d’être elle-même intègre, libre de tout alliage, et d’avoir été travaillée, burinée. Et c’est à cette condition que la flamme produite sera aussi pure que le socle sur lequel elle s’appuie. Toutefois, avant de procéder à l’allumage, les Cohanim devaient se purifier les mains et les pieds avec l’eau du Kyor pour se débarrasser de leurs impuretés.
Le Kyor n’était pas associé au service du Temple lui-même mais faisait partie des préparatifs incontournables de préparation. Et l’usage de l’eau semble a contrario compatible avec un ustensile fait d’un alliage de miroirs de beauté.
Eau et feu
On pourrait peut-être y voir là une analogie avec l’eau capable d’emporter toutes sortes de scories sans porter atteinte à celui qui en est porteur, à l’inverse du feu qui dévore tout ce qu’il rencontre et en fait un combustible disparaissant en s’intégrant à lui.
D’un côté donc un élément, l’eau, qui purifie naturellement celui qui s’en sert, de l’autre, le feu, qui dévore celui qui s’en approche tout en l’intégrant à lui
D’un côté donc, l’eau, élément bienveillant qui « prend en charge » les impuretés sans porter atteinte à celui qui en est porteur, de l’autre, le feu élément dévorant et hostile mais qui fait aussi corps avec le combustible qui se présente à lui. Ne dit-on pas feu de paille ? feu gras ? feu sec ?
Et si finalement l’absence de barres à ces deux ustensiles n’était pas une façon de les rapprocher et les mettre dans la même catégorie ? Peut-être le caractère perpétuel de leur service est-il associé à deux éléments fondamentaux de la nature, également présents dans les tempéraments humains : le feu et l’eau
Le Kyor, fait d’un assemblage hybride de miroirs de beauté évoque peut-être des personnalités complexes, façonnées par toutes sortes d’expériences en ayant réussi à les sublimer. Des personnalités confrontées à toutes sortes d’influences extérieures et ayant dès lors la capacité de faire face à des impuretés, et d’aider à magnifier ceux qui acceptent de s’en délester à leur contact.
La Menorah, faite d’une pièce unique d’or pur, devant produire un feu pur évoque peut-être des natures humaines très intègres, faites d’une seule pièce ayant la capacité de briller et d’éclairer leur environnement à condition d’éviter toute association hasardeuse avec des influences étrangères.
A l’instar du passage par le Kyor qui était un préalable au service du Temple, la rencontre avec des individus ayant sublimé leurs expériences est peut-être une étape indispensable avant celle avec la lumière pure du Kodech, émise par les personnes les plus intègres.
Leur socle et l’absence de barres, les tiges de la Menorah, la forme arrondie du Kyor donnent aussi une forme très familière à ces ustensiles. La taille de la Menorah de 18 Tephah selon Rachi, évoque la hauteur d’un homme. Son mode de transport est décrit dans le chapitre 4 du livre de Bamidbar. Elle devait être portée sur une sorte de civière, « עַל-הַמּוֹט », debout et droite laissant deviner sa forme sous les étoffes dont elle était recouverte. C’était l’ustensile le plus haut, il devait être difficile de ne pas la voir pour les Bné Israël qui cheminaient en la suivant et d’imaginer la lumière qu’elle répandait. Le port du Kyor, lui n’est curieusement pas mentionné. Comment comprendre cette ellipse du texte alors que le mode de transport de chaque ustensile est minutieusement décrit dans ce passage ? Est-ce à dire qu’il ne nécessitait pas le même protocole que les autres ? Et pourquoi ? Serait-ce une allusion au fait que le service de porter un tel ustensile n’était pas une tâche technique à la charge des Cohanim, mais peut-être la responsabilité symbolique de tout individu du peuple. Car tous ont eu entre leurs mains une part de ce Kyor lorsqu’il n’était que miroir et ont vécu et expérimenté le fait de sublimer une pulsion.
L’absence de barres à la Menorah a aussi façonné notre représentation de cet ustensile. Elle est associée à notre exil depuis la destruction du Second Temple avec cette gravure la représentant directement portée sur des épaules romaines. Elle a également été le symbole de la restauration de la souveraineté juive sur sa terre à Hanouka. Le Kyor lui, est dans sa structure associé aux heures sombres de l’enfer égyptien. Tous ces points communs entre les deux ustensiles et l’usage de l’un avant le service de l’autre rappellent peut-être ce cheminement de l’obscurité vers la lumière. Mais ils rappellent peut-être comme un message « perpétuel », que la recherche de la lumière est aussi un appel à sublimer les moindres recoins de la personnalité humaine.
[1] Terouma (25,13)
[2] Plaquage d’or pour les 3 ustensiles du Michkan : Arche, Table et autel d’encens
[3] Cf commentaire de Terouma dans « Les Eclats du Rocher » sur la question des barres inamovibles
[4] Terouma (25, 15)
[5] 1507 – 1600
[6] Terouma (25,31)
[7] Commentaire de Vayakehel – Pekoudei dans lequel elle rapporte la Michna Berakhot IX,5 (En méditant la Sidra Chemoth p. 269-270)
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