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Loi du Talion, loi de l’impossible.

par: Joël Gozlan

Publié le 23 Janvier 2022

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Après la révélation du Sinaï au shabbat précédant, culminant avec la réception de la Torah et des 10 paroles, notre Paracha nous plonge cette semaine dans l’énoncé d’une succession de règles et jugements (Michpatim) imposés au tout jeune peuple d’Israël par la loi de Moshé.

Chemot, 21/1. וְאֵלֶּה הַמִּשְׁפָּטִים אֲשֶׁר תָּשִׂים לִפְנֵיהֶם

Et voici les lois que vous devrez placer devant vous

 

On ne peut qu’être frappé par le foisonnement de ces lois, qui embrassent avec détails la quasi-totalité des domaines civils et pénaux du peuple d’Israël. Comme s’il fallait, une fois les principes énoncés (les 10 paroles), se confronter à la vie réelle, dans toute sa variété, complexité, voire apparente trivialité.

Mais Rachi le précise d’emblée, ce « Vé » placé en tête de lecture cette semaine relie clairement notre paracha à la précédente… Ces lois spécifiques et précises relèvent du même souffle, de la même inspiration que la révélation sinaïtique des 10 paroles.

Corps différents, corps uniques.

C’est dans ce vaste corpus juridique que nous trouvons la fameuse « Loi du talion », qui s’applique lorsqu’une dispute ou un accident entraine un dommage corporel.

Chemot, 21/23   

וְאִם אָסוֹן יִהְיֶה וְנָתַתָּה נֶפֶשׁ תַּחַת נָפֶשׁ.

עַיִן תַּחַת עַיִן שֵׁן תַּחַת שֵׁן יָד תַּחַת יָד רֶגֶל תַּחַת רָגֶל.

כְּוִיָּה תַּחַת כְּוִיָּה פֶּצַע תַּחַת פָּצַע חַבּוּרָה תַּחַת חַבּוּרָה

Mais si un malheur s’ensuit, tu feras payer corps pour corps,  œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied, brûlure pour brûlure, plaie pour plaie, contusion pour contusion   

 

Rachi sur place : Celui qui rend aveugle l’œil de son prochain lui paye la valeur de son œilCette loi parlerait donc d’argent (« Mamon ») et non de châtiments corporels.

 

La première Mishna du 8éme chapitre du traité Baba Kama précise ce concept en expliquant cette loi comme une compensation financière destinée à la victime, évaluée de façon scrupuleuse par le tribunal rabbinique sur 5 niveaux de préjudices :

Nezek : L’incapacité physique permanente, mesurée en terme de valeur sur le marché du travail;

Shevet : Le chômage et le manque à gagner le temps de la guérison;

Tzaa : Le prix de la douleur;

Ripouy : le remboursement des frais médicaux;

Boshet : la souffrance psychologique, le prix de la honte infligée.

 

Nos Hahamim substituent donc la logique mathématique et abrupte du texte (œil pour œil, dent pour dent) par une réparation financière. La vengeance pure ne peut fonctionner comme acte de justice, la Torah orale introduit l’argent comme rupture d’un cycle de violence, comme facteur d’équité et de pacification…  Chalem (payer) pour faire Chalom (la paix).

 

C’est mignon, mais on peut néanmoins s’étonner de cette liberté prise par nos sages vis-à-vis du texte, qui paraît clair, net et implacable… D’autant que la Torah n’a jamais craint d’inscrire dans le corps des châtiments liés à des fautes, à tel point qu’un traité entier du Talmud (Makot –Les coups-) leur est consacré !

Pour essayer de comprendre, regardons plus loin, dans le même traité, une Braïta rapportée au nom de Rabbi Dostai (Baba Kama, 83b) :

  1. Dostaï, fils de Yehouda: Oeil pour œil» cest de largent (Zé mamon!). Tudis argent, mais nest-ce pas l’œil lui-même (qui est explicité dans le texte) ? Mais si l’œil de celui-ci était grand et l’œil de celui-là petit, comment appliquerais-je le principe de «œil pour œil? 

Rabbi Dostaï nous fait comprendre ici que cette loi du talion est inapplicable, car chaque corps est différent.  La loi ne peut fonctionner ainsi, aucun œil ne peut rendre compte d’un autre œil car chaque partie du corps lésé peut être différente de celle de l’agresseur… C’est un Hiddoush !  Qui nous fait comprendre que la translation du châtiment corporel explicité dans la Torah écrite («œil pour œil »), vers la compensation financière de nos sages (« Zé Mamon ») n’est en rien un désir de « pacifier » le texte, de le rendre acceptable ou « politiquement correct » (ce n’est pas l’usage de la Torah orale!) mais traduit juste l’impossibilité de l’application en pleine justice de cette loi.

 

Mais alors une question subsiste… Pourquoi la Torah exprime-t-elle ainsi cette loi de l’impossible ? A-elle-pu oublier cette impossibilité-là, la différence de chaque corps ??  Non bien sûr!

 

Nous proposons qu’en utilisant cette formulation choquante, la Torah veut nous faire sentir la perte irrésolue que constitue le dommage d’un corps (âme pour âme, œil pour œil, dent pour dent, main pour main, pied pour pied etc). Car quand Rabbi Dosai nous dit que chaque corps est différent, il nous dit aussi qu’il est unique, et donc irremplaçable… Bien sûr, une compensation financière sera  évaluée au plus juste par le Beth-Din pour dédommager la personne agressée, mais il faut bien comprendre que ce n’est qu’un pis-aller, car toute lésion d’un corps humain provoquée par un autre est au fond irréparable.

Sortir de la malédiction de Canaan

Toujours dans Mishpatim, nous retrouvons plus loin l’œil et la dent, mais dans un tout autre contexte : celui d’un homme qui frappe son esclave, et lui abime un œil ou lui fait tomber une dent. Cet acte de violence a une issue surprenante car il est écrit :

 

Chemot, 21/26 :

לַחָפְשִׁי יְשַׁלְּחֶנּוּ תַּחַת עֵינוֹ Il le renverra libre, en compensation de son œil

Et plus loin, Chemot  21/27 : לַחָפְשִׁי יְשַׁלְּחֶנּוּ תַּחַת שִׁנּוֹIl le renverra libre, en compensation de sa dent.

 

De quoi s’agit-il?  Il n’est pas lieu ici de réfléchir à la problématique passionnante  et complexe de « l’esclave » (Reved) dans notre tradition, donc restons juste collés au texte et interrogeons-nous.

Un esclave Cananéen (car c’est à cet esclave que fait allusion le texte) est blessé à l’œil ou à la dent par un homme (son « maître » probablement)… En compensation de quoi, il est libéré!

Pourquoi et comment l’œil et la dent s’invitent-ils dans une histoire de libération, d’émancipation d’un esclave?

Pour saisir ce que pourrait nous enseigner cette loi, il nous faut revenir bien en arrière, jusqu’à l’ivresse de Noah au sortir de son arche et sa nudité dévoilée, que son fils Ham voit et raconte à ses frères Sem et Japhet.

Bérechit  9/22

וַיַּרְא חָם אֲבִי כְנַעַן אֵת עֶרְוַת אָבִיו וַיַּגֵּד לִשְׁנֵי אֶחָיו בַּחוּץ

Pour cette faute, Ham sera maudit à travers ses fils Canaan, qui seront esclaves desclaves… (Bérechit  9/25).

Un Midrash extraordinaire sur ce passage relie la loi sur l’esclave libéré, explicitée dans notre parasha Mishpatim, à cette malédiction des fils de Ham.

Ce Midrash met d’abord à nu la faute de Ham, en soulignant l’immédiateté entre sa vison du père dénudé et le récit qu’il en fait à ses frères, puis donne la parole à Rabbi Yaakov :

Midrash Rabba sur Noah :   Amar Rabbi Yaakov ben Zavdi. Doù sait-on quil sort (lesclave) sur son œil et sur sa dent? Dici : Il a vu et il a raconté…

Incroyable!  Comme si l’esclavage résultait de cela, d’une espèce de continuum entre l’œil et la bouche… On serait captif de ses certitudes vis-à-vis de son œil et de comment ces certitudes viennent à la bouche… La réflexion de Rabbi Yaakov est d’une grande profondeur… Et d’une terrible actualité, à l’heure des réseaux sociaux (« voir et partager » d’un clic sur Facebook) et des chaines d’infos en continu!

 

Mais tout n’est pas perdu. En blessant l’esclave Cananéen précisément ici, à l’œil et à la bouche (les dents), en mettant donc à mal ce continuum, en y injectant un peu d’inconfort ou d’inquiétudes, on lui donne la possibilité de recouvrir sa liberté…

Et de devenir juif… Car c’est le devenir de l’esclave Cananéen libéré!

Soyons donc de bons juifs, sans certitudes mais en pleine liberté et avec conviction!!

Librement inspiré dune étude avec Philippe Zerbib.

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“Loi du Talion, loi de l’impossible.”

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