Le sujet central de notre Paracha est l’épisode du veau d’or. Il s’agit de l’un des passages les plus commentés du Houmach. Nous allons, en quelques lignes, tenter de dessiner l’une des lectures possibles de ce texte.
Une fois le veau façonné, celui-ci est offert à l’adoration du peuple dans les termes suivants (Chap. 32 V. 4) : « Voici tes dieux, Israël qui t’ont fait monter d’Égypte ». L’emploi du pluriel dans ce verset paraît tout à fait incongru s’agissant d’une seule et même idole.
La Guemara, dans le traité Sanhedrin (63a), propose deux explications. Pour la première, le pluriel traduit le fait qu’Israël a associé à D.ieu d’autres divinités (Chitouf). C’est d’ailleurs, d’après cet avis, ce qui a sauvé Israël de sa perte. En effet, associer d’autres forces à Hachem suppose malgré tout la reconnaissance sinon de Sa centralité tout au moins celle de Son existence.
Par la suite, la Guemara cite un second avis :
« [Ce pluriel signifie] qu’ils ont aspiré à [désiré] de nombreuses divinités ».
Cette seconde option paraît identique à la première. Qu’est ce qui les distingue ?
Le Maharcha explique ainsi (voir aussi Rachi sur place tel que lu par le Yaavets) : « ils ont dit que l’Être (l’Existant)-Un a conféré une force à des divinités et des forces nombreuses, Hachem a délaissé la terre et ces forces et divinités dirigeront la terre ». Ce point est d’ailleurs, souligne le Maharcha, abondamment exposé par le Rambam comme le point racine de la pensée idolâtre.
En d’autres termes, D.ieu est bien reconnu comme le Créateur, mais un Créateur qui a, par la suite livré son monde aux mains de forces terrestres inférieures.
Si le premier avis paraît compréhensible, le second requiert une analyse. En effet, vu sous cet angle, on pourrait presque avoir l’impression que la faute perdrait de sa gravité. Après tout, les Bnei Israël n’ont pas cherché à nier l’existence d’Hachem. Le Ramban explique même qu’il n’y a pas ici de faute d’idolâtrie de la part du Peuple Juif. Pourquoi alors cette faute est-elle présentée par la Torah comme si grave qu’elle constitue un véritable tournant ? Nous proposons l’idée suivante.
Que veut dire ici « désirer de nombreuses divinités » ? Cela signifie que les Bnei Israël ont soudain rejeté la possibilité que leur destin ne relève plus des mouvements historiques. Ce que leur proposait Hachem à travers le déroulement de la sortie d’Egypte, c’était de s’inscrire à jamais dans un processus que nous pourrions qualifier de métahistorique. Que le courant de leur existence ne relève plus jamais du bon vouloir d’un quelconque roi, de l’évolution politique de telle ou telle nation, mais seulement d’Hachem lui-même. Que leur histoire ne soit plus celle du jeu des causalités humaines, mais qu’elle devienne celle de la révélation de l’unité divine au monde, pas l’histoire contingente économique ou militaire.
Vouloir, des « divinités nombreuses », ainsi que l’explique le Maharcha, c’est aspirer à être réintroduit dans un processus historique traversé par des forces successives et contradictoires, rejeter ce pacte proposé par Hachem, qui les élevait-au delà de ces dimensions, pour les amener à une réalité toute autre.
Le Ramhal (Daat tevounot Chapitre 40) explique la faute de Adam harichon comme une sorte de choix erroné. Il s’est imaginé qu’une autre voie pouvait être acceptable pour arriver à l’accomplissement du projet divin dans le monde. Pour cela, il fallait non pas se contenter de réaliser le seul commandement reçu, mais aller au-delà en consommant du fruit de la connaissance du bien et du mal, c’est à dire en voulant passer par un processus plus long et plus trouble de la connaissance du divin : l’histoire, c’est à dire un continuum complexe au sein duquel bien et mal s’entrelacent, s’interpénètrent.
La Guemara (Chabat 146 a) explique que les enfants d’Israël ont été débarrassés des effets de la faute d’Adam lors du don de la Torah au Sinaï. Ils ont pu en quelque sorte réparer l’erreur du premier homme, en acceptant de sauter (pessah) par-delà les règles historiques visibles.
Mais la faute du veau d’or va brutalement les ramener à leur état antérieur (Daat tevounot Chap. 78). En somme, à ce stade les Bnei Israël, n’ont plus assumé d’être un peuple dispensé des contingences historiques.
C’est la raison pour laquelle leur déclaration est formulée d’une manière si inattendue : «Voici tes dieux, Israël qui t’ont fait monter d’Égypte». Comment peuvent-ils, après tout ce qu’ils ont vécu, tous les miracles auxquelles ils ont assisté, attribuer la sortie d’Egypte à une idole ?
Muni de nos éléments nous pouvons dire que les enfants d’Israël ont voulu par ces mots relire l’ensemble de leur parcours en ramenant celui-ci au jeu des vents de l’histoire : les « nombreuses divinités ». C’est là le sens de leur erreur et toute sa gravité : refuser de rendre hommage à l’intervention fracassante de D.ieu dans le monde en préférant s’incliner devant le jeu des causes historiques, plutôt que de faire face au projet grandiose qui leur était proposé.
La Guemara dans le traité Sanhedrin (102a) dit qu’aucune épreuve que traverse Israël n’est totalement dénuée d’une trace, d’une parcelle de la faute du veau d’or. En quoi sommes-nous responsables d’un épisode aussi dramatique ? En réalité cette responsabilité nait du fait que cette tentation de l’historicité traverse toute l’histoire du peuple Juif. A chaque époque, Israël fait face à nouveau à cet enjeu : être au-delà ou pris dans l’histoire. Notre génération plus que toute autre se doit de s’interroger sur ce point. Notre sort est-il le sort commun des nations ou sommes-nous capables de nous assumer comme porteurs d’une histoire alternative ?
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