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Sarah et Yehochoua ou la grandeur cachée

par: D. Scetbon
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Publié le 19 Novembre 2023

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A la mémoire de Ari Yossef Assuied zl

Le Talmud et les midrachim abondent en passages élogieux sur les patriarches, attestant de leurs qualités morales exceptionnelles. Pour autant, ces passages doivent faire l’objet d’une réflexion plutôt que de nous assigner à une lecture teintée d’admiration, mais qui ne ferait que nous maintenir à distance d’eux, position souvent confortable mais propre à les ériger en mythes plutôt qu’en sources d’enseignements de vie.

A la fin de la paracha de Noah est évoqué un personnage prénommé Yiska, dont nous ne saurons rien dans le texte, sinon qu’elle est la fille de Haran et sœur d’une dénommée Milka.

Rachi nous renseigne sur son identité : il ne s’agit de nulle autre que de Sarai, l’épouse d’Avraham. Et le maitre de Troyes de nous dévoiler que le motif d’un tel changement de patronyme est de faire la louange de celle qui deviendra la première matriarche. Le mot Yiska a pour racine hébraïque les lettres samekh et khaf. Rachi, qui tire sa source d’un passage talmudique, nous enseigne que ce nom attribué à Sarah vient souligner trois de ses qualités majeures, s’exprimant toutes avec la racine qui forme ce prénom :

  • Elle voit par inspiration sacrée
  • Tous portent leurs regards sur elle, tant elle est belle

Ces deux expressions renvoient à la notion de regard contenue dans la racine hébraïque du mot Yiska.

La troisième qualité révèle une autre tonalité dans la même racine : celle de la noblesse, et même d’une forme de pouvoir, tonalité déjà présente dans le prénom Sarah.

A première lecture, on pourrait croire qu’il s’agirait de trois possibilités alternatives de rendre compte de la racine du prénom Yiska. Le Levoush haora [1] attire l’attention sur le fait qu’un lecteur attentif de Rachi ne pourra manquer de constater qu’il s’agit en réalité de lectures qui se cumulent.

Sarah, était dotée de la totalité de ces trois qualités.

Il semble que ce commentaire apporte bien plus qu’il n’y parait. On pourrait comprendre ici que la grandeur de Sarah est tout autant d’être caractérisée par ces qualités que d’être capable de les cumuler et de les faire vivre en harmonie.

La beauté physique est ici décrite comme l’emprise du regard d’autrui, « tous portent leurs regards sur elle ». Elle pourrait aisément être la captive de ces regards, se laisser assigner par eux.

De même, si Sarah est amenée à jouer un rôle déterminant, une place dominante, définie ici comme une forme de pouvoir, elle pourrait se laisser définir par cela et s’enfermer dans ce rôle.

Mais voilà, Sarah est aussi capable d’une dimension prophétique, de ces dimensions qui supposent la capacité à conserver envers et contre tout une intériorité. Sarah est belle, elle occupe un rôle fondamental, mais elle sait ne pas se laisser happer par ces qualités, il reste en elle l’essentiel : une dimension intérieure qui fait place à l’intuition prophétique.

Sa grandeur c’est de faire jouer de concert ces qualités qui pourraient être incompatibles.

Dans le même verset, et à ce stade du récit biblique Sarah porte encore son nom de naissance : Sarai. Ce n’est qu’ultérieurement et sur ordre divin que son nom sera changé en Sarah.

Un passage étrange du Talmud de Jérusalem nous enseigne que la lettre Youd est venue de plaindre devant l’Eternel d’avoir été soustraite au prénom de cette juste. D.ieu lui répond qu’elle sera dans le futur attachée au prénom, là aussi modifié, de Yehochoua, son prénom d’origine Hochéa se voyant complété d’un Youd par Moché pour devenir Yehochoua.

Ce passage nécessiterait une analyse en soi mais à tout le moins nous fait-il état d’une information : Sarah et Yehouchoua ont quelque chose en commun, quelque chose qui est symbolisé ici par ce transfert d’une lettre du prénom de l’un vers celui de l’autre.

Essayons de comprendre ce que peut être ce lien.

Dans la paracha de Pinhas, un passage retient notre attention : celui de la passation de pouvoir entre Moché et Yehochoua.

Le Talmud [2] en dépeint un tableau pour le moins pessimiste :

« Les anciens de cette génération disaient, le visage de Moché est semblable à celui du soleil, le visage de Yehochoua est semblable à la lune, malheur à notre honte malheur à notre opprobre »

Débuts difficiles, s’il en est… Yehochoua est vu dès le départ comme le pâle reflet de Moché. A en croire ces anciens, la succession qui se profile ne sera que l’entame d’une chute du peuple juif, privé d’un chef à la hauteur de la tâche.

Le même texte semble accentuer ce pessimisme. D.ieu donne l’ordre de à Moché de conférer de sa majesté à Yehochoua, et le Talmud [3] nous dit : » de sa majesté, mais pas toute sa majesté ».

Comme si, là encore tout était déjà perdu, la succession impliquerait inéluctablement une déperdition.

Mais est-ce vrai ? Il nous faut, pour tenter de répondre, nous interroger sur la personne de Yehochoua.

Il est nécessaire pour cela de remonter dans le temps. Lorsque le texte nous relate l’épisode de Eldad et Meidad [4], deux hommes pris d’une inspiration prophétique qui se mettent alors à annoncer la mort prochaine de Moché et l’entrée en terre d’Israël sous la direction de Yehochoua, la réaction de Yehochoua est très particulière. Il implore Moché : » mon maitre Moché fais les cesser ! ». Comment fait-on cesser une prophétie ? Rachi nous renseigne : « fais reposer sur eux des charges publiques et ils cesseront d’eux même. » Ce texte est brutal, il nous confronte sans préparation à une affirmation sans détours : la prophétie est une vision, elle suppose une certaine disponibilité intérieure. Cette disposition est incompatible avec les charges politiques.

Dans leur commentaire sur le texte talmudique dont Rachi tire sa source, les Tossafistes nous précisent de quoi est faite cette incompatibilité. Les charges publiques, si nécessaires et glorieuses soient-elles, assombrissent l’homme, elles l’accablent. Il n’est plus capable de joie. Or la joie est ce qui ouvre l’homme à être en excès de lui-même, à s’ouvrir bien au-delà de ses propres limites. C’est cet état d’esprit qui rend possible la prophétie.

Celui qui profère cette demande c’est Yehochoua, signe manifeste de sa conscience de l’existence de cette tension entre ces deux exigences.

Dès lors, la passation de pouvoir prend une autre signification. Elle est vécue par lui comme un risque fort : celui de crouler sous les obligations et les charges inhérentes à une telle fonction, de n’être plus qu’un leader, au risque d’y perdre son intériorité.

Tel est le seul souci de Yehochoua.

Sur ces bases nous pouvons tenter une autre lecture du texte de Talmud dans Baba Batra qui a initié cette réflexion. Rachi nous dit que la majesté que transmet Moché est en fait le rayonnement de celui-ci : « car la chair de son visage rayonnait » [5].

Ce rayonnement n’est pas une quelconque luminescence mais uniquement une lumière intérieure. Si Moché brille c’est d’abord et avant tout par sa dimension intérieure.

Si Moché transmet de sa majesté et pas toute sa majesté à Yehochoua, c’est non pas par son incapacité à accueillir celle-ci mais bien parce qu’à l’occasion de cette transmission, Yehochoua ne saurait être « envahi » par cela mais qu’il conserve en lui quelque chose d’unique, d’irréductible à ce que lui transmet son maitre.

Mais alors, qu’est ce qui justifie les lamentations des anciens du peuple ?

Si les anciens sont déçus c’est parce qu’ils espéraient voir en lui un Moise augmenté, une fusion du prophète et du chef de guerre. Il n’en est rien… Yehochoua persiste à ne laisser voir en lui que le reflet de Moché, tout le reste, ce qu’il a de spécifique, relève de l’imperceptible. Ce que Yehochoua a de grand se dérobe aux regards. Quitte à subir les critiques les plus acerbes.

On retrouve ici une qualité marquante de Sarah, qualité qui s’est comme transmise à Yehochoua par le transfert d’une lettre de son prénom.

Le Talmud [6] nous enseigne que le peuple juif a été négligent lors du décès de Yehoshoua en ne lui faisant pas d’oraisons funèbres dignes de lui. Comment est-ce possible ?

Le Rav A.Y. Kook explique cela [7] ainsi. Le hesped, l’oraison funèbre est un moment où on met en exergue ce que l’on a appris d’une personne, ce qu’elle a su développer d’unique ou de spécifique Mais les enfants d’Israël n’ont su percevoir en Yehoshoua ce qu’il avait d’extraordinaire. Oui il avait été un chef de guerre, un conquérant mais il était bien plus que cela. Pour percevoir cette autre dimension, il fallait aller au-delà de ces apparences, voir en lui la grandeur dissimulée.

Bien sûr rien n’était si évident avec un personnage aussi pudique et intérieur. Mais quelque chose en était accessible à qui voulait y prêter attention.


[1] Commentaire sur Rachi de rabbi Mordekhai Yaffé.

[2] Baba batra 75a

[3] Cité par Rachi

[4] Bamidbar chap. 11 versets 26 à 29

[5] Chemot Chap. 34 verset 29

[6] Chabat 105b

[7] Dans son commentaire sur le traité Chabat intitulé Ein aya

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  1. Assuied

    Bravo David