Un prophète engagé
Une dramaturgie aussi riche qu’implacable se déroule au chapitre 32 du livre Chemot, situé au cœur de notre Parasha. Le sujet central en est évidemment la faute du veau d’or, suivie de sa conséquence immédiate, la brisure des premières Tables par Moshé.
Ce qui frappe d’emblée à la lecture de ce chapitre, c’est la succession d’actions audacieuses et éclairées que met en œuvre Moshé Rabbenou en faveur de son peuple.
Reprenons-en brièvement le déroulé :
Après avoir appris par Ha’Chem la terrible faute commise par les Bnéi-Israël (32/7), Moshé prend une première fois la défense du peuple en implorant à la face de Ha’Chem (32/11: Vay’hal Moshe het Pené Ha’Chem) et en lui rappelant sa promesse faite aux Avot (32/13 : Zé’hor le’Avraham …).
Ha’Chem écoute Moshé et se ravise, avec « rah’manout » : Vayna’hem Ha’Chem (verset 14).
Moshé entend le tumulte, voit de ses yeux le veau et les danses…
Dans un geste d’une audace inouïe, il brise les Tables reçues de la main d’Ha’Chem (verset 19), puis brule le veau, pile les cendres d’or et les répand sur une eau qu’il fait boire aux Bnéi-Israël (verset 20). Nous reviendrons sur cette singulière procédure.
Aux versets 26/27, Moshe rassemble les Levi et leur ordonne de passer par l’épée les 3000 hommes (une minorité donc…) ayant activement participé à la faute.
Il entame enfin au verset 31 une dernière négociation envers Ha’chem en faveur des Bnéi-Israël, qui aboutit au renouvellement de la promesse, assortie d’un avertissement du peuple par Ha’chem… Ouf, nous l’avons échappé belle, l’histoire du peuple juif peut continuer !
Réfléchissons tout d’abord à ce que traduit la faute
Chemot 32/1
…וַיַּרְא הָעָם כִּי בֹשֵׁשׁ מֹשֶׁה לָרֶדֶת מִן הָהָר
Le peuple vit que Moshé tardait à descendre…
Moïse tarde donc à descendre du Mont Sinaï… Quel est ce « retard » ?
Rachi explique que les Bnéi-Israël se trompent dans le décompte des 40 jours annoncés, avec l’aide malveillante d’un esprit maléfique qui va jusqu’à leur montrer l’image du prophète planer dans les airs (Shabbat 89B). Bref, le peuple croit Moshé mort et panique, puis oblige Aaron à « faire des Elokïm pour marcher devant nous ». Il ne s’agit donc pas d’un rite idolâtre au sens strict (le veau ne visant aucunement à remplacer Ha’chem), mais la réponse chaotique du jeune peuple des Bnéi-Israël à cette confrontation avec la mortalité de leur guide Moshé. Ce peuple encore immature vit cette « disparition » comme un néant qu’il cherche à combler par le biais du veau d’or, créé avec l’aide de forces magiques (les sorciers du « Erev Rav » ?).
Nous connaissons la suite mais revenons maintenant sur la surprenante alchimie que met en œuvre Moshe pour les tirer de là :
Chemot 32/20
וַיִּקַּח אֶת הָעֵגֶל אֲשֶׁר עָשׂוּ וַיִּשְׂרֹף בָּאֵשׁ וַיִּטְחַן עַד אֲשֶׁר דָּק וַיִּזֶר עַל פְּנֵי הַמַּיִם וַיַּשְׁקְ אֶת בְּנֵי יִשְׂרָאֵל.
Il prit le veau, le brule dans le feu, le pile en poudre fine qu’il répand à la surface de l’eau qu’il fait boire aux Bné-Israël.
Nos commentateurs relient ce passage à deux choses : la vache rousse (Para Adouma) d’une part, et à la femme Sotha d’autre part.
Veau d’or et vache rousse… La cendre qui recouvre et qui purifie.
Un Moussaf Rachi rapporté au nom de Rabbi Moshe ha-Darshan établit ce parallèle entre la « vache rousse » (Para Adouma) et faute du veau d’or.
Rappelons les propriétés extraordinaires de la vache rousse (Bamidbar 19/5 et 19/17). Elle sera elle aussi brulée entièrement et ses cendres, bien que responsables d’une impureté temporaire chez ceux qui la manipulent (y compris le Cohen Gadol), présentent en miroir la capacité remarquable de purifier tout homme ayant été au contact d’un mort (forme la plus « aboutie » de l’impureté).
Partir de l’impur (Tamé, ce qui est fermé) pour aboutir au pur (Tahor, ce qui est lumineux).
C’est probablement ce que Moshé a à l’esprit lorsqu’il fait boire les cendres du veau d’or aux Bné-Israël. Leur faire avaler de la poussière de ce veau pour que le peuple puisse –malgré tout- avancer et féconder une histoire future.
Nos sages font d’ailleurs le lien entre les cendres de la vache rousse et celles que l’on utilise pour recouvrir le sang d’un animal qui se serait répandu au sol après la Che’hita (obligation nommée « Kissouy Ha’Dam »). Les supports utilisables pour recouvrir ce sang de la Che’hita sont détaillés dans la Guemara Houlin et Rabbi Chimon Ben Gamliel en énonce, dans la Mishna afférente, le principe général :
Houlin, 88A
« ג דבר שמגדל בו צמחים מכסין בו…רשב »
« Tout ce qui est fécond, toute terre sur lequel on peut ensemencer quelque chose sera apte… ».
Pourtant, dans la liste des supports « agréés » pour cet acte, on trouve de façon surprenante des substances sur lesquelles -à priori- rien ne peut pousser, comme la cendre (par un rapprochement entre « Afar » / poussière) et « Efer » /cendre) et la poudre d’or !
On peut y voir ici une allusion à la poudre du veau d’or qu’utilise Moshé pour faire émerger à partir de l’expérience du néant du « veau d’or », quelque chose de fécond, une espérance…Comme si notre plus grand prophète enjoignait aux Bnei-Israël, au moment de la faute : Ne vous arrêtez pas là, ne céder pas au désespoir mais au contraire, « prenez-en de la graine ! ». Il vous faut là-dessus « ensemencer » quelque-chose, féconder une nouvelle histoire !
Les eaux « fécondes » de Sotha.
Sur la deuxième partie du procédé utilisé par Moshé, à savoir les eaux mêlées à la poudre du veau qu’il fait boire aux Bneï-Israël, un autre Midrash est rapporté par Rachi :
Botkan Ké-Sotho… Il avait l’intention de les tester comme les femmes Sotha.
Sans entrer dans les détails de la problématique de la femme « Sotha », rappelons seulement qu’il ne faudrait pas réduire la procédure décrite à une épreuve de vérité, destinée à confondre une femme adultère. Le Beth-Din n’est pas un « détecteur de mensonge » et si la femme est fautive (et avertie selon la procédure requise), elle peut refuser l’épreuve qui risque de lui être fatale… En cas d’adultère, le couple n’est de toute façon pas viable, il n’y a donc rien à rattraper.
Non, l’homme est également ciblé par cette procédure, dont la finalité viserait peut-être -avant tout ?- à rétablir sa confiance, mise à mal par un doute peut-être injustifié qu’il éprouverait en face à son épouse. Si le doute persiste, le couple ne peut exister. Le processus mis en place par Sotha peut réparer cela et ainsi sauver un couple qui doit l’être. Rappelons d’ailleurs l’issue de l’épreuve de Sotha, si la femme la surmonte : elle aura une descendance !
Encore une fois, la fécondité survient à la place de la menace, quelque chose de fertile nait d’une situation morbide.
Mais quel sera au final ce qui aura été fécondé par cet épisode du veau d’or ?
Au moins 3 choses :
L’érection du Michkan, du Tabernacle, signifiant la présence divine, la Chehina, au centre du camp et au sein de tout Israël. Cette construction ordonnée par Ha’chem répond (pour de nombreux commentateurs, dont Rachi et le Sforno) au fiasco du veau d’or et peut être, à ce titre, considérée comme l’expiation positive de cette faute.
Les secondes Tables de la loi que ramène Moshé, auxquelles a été ajouté, par rapport aux premières Tables brisées, l’ensemble de la Tora Orale !
Et enfin le jour de Kippour, date anniversaire de la réception de ces deuxièmes tables.
Il nous faut donc réaliser la bonté de Ha’chem et la clairvoyance de Moshe, qui parviennent à faire émerger, à partir de ce tragique épisode, une véritable Brakha, une multiplication de bienfaits (tel le « marcottage », cher à notre maître Rachi).
A partir d’un enseignement de Jean-Claude Bauer.
Il n'y a pas encore de commentaire.