I – C’est au début de notre Paracha qu’a lieu le second recensement du Livre des Nombres. Il est la conséquence de la mortalité qui frappa les Enfants d’Israël à la suite de l’épisode de débauche avec les filles de Moav[1].
Ce recensement offre une particularité par rapport au premier (Nombres ch. I), que nous présente le commentaire de Rachi (Nombres XXVI, 5) : [Les noms des familles apparaissent avec une sorte de particule dans le texte : « les H’anoh’ites » (« haH’anoh’i »), chaque nom est entouré des lettres hé et youd . Ceci parce que] les Nations du Monde se moquaient des Enfants d’Israël en disant, comment ceux-la osent ils fixer leur généalogie selon leur Tribus ? Pensent ils vraiment que les Egyptiens n’ont pas possédé leurs mères ? Si déjà ils étaient les maîtres de leurs corps, à plus forte raison qu’ils l’étaient de leurs épouses ! C’est pour cela que D. a imposé Son Nom sur le leur – un hé au début et un youd à la fin – pour assurer : « Je peux témoigner sur ceux-ci qu’ils sont bien les enfants de leurs pères » Cette idée est également exprimée par le roi David (Psaumes CXXII, 4)[2] : « Les Tribus de D., témoignage pour Israël »
II – Les sources de l’illustre commentateur sont diverses.
Si la première partie se trouve dans le Midrach Chir haChirim Rabba XII, 4, la seconde semble provenir de la Guémara Kiddouchin 70b, que nous verrons ultérieurement.
En effet, il convient de citer auparavant le texte suivant que nous trouvons dans le Midrach Yalkout Chim’oni (§684 et §773), au sujet de nos deux recensements, nous trouvons le suivant :
« Au moment où Israël reçut la Thora, les Nations du Monde en furent jalouses : Pourquoi D. les a privilégiés à nos dépends ? D. les fit taire en leur disant : Amenez-Moi vos généalogies […], de la même manière que Mes Enfants ont été en mesure de le faire, comme il est dit (Bamidbar I, 18) : « Et [les Enfants d’Israël] furent enregistrés selon leurs familles »[3] , et les Nations elles-mêmes durent leur reconnaître ce mérite.[…] Mais lorsque Israël arriva à Chittim et que « Le Peuple se livra à la débauche avec les filles de Moav » (Bamidbar XXV, 1), les Nations l’apprirent et se dirent alors : Cette couronne [de la bonne renommée] qu’ils ont acquise, voici qu’elle est tombée ! Ces louanges qu’il méritaient,, voici qu’elles ne leur correspondent plus ! En fin de compte, ils ne valent pas mieux que nous… Face à cette attaque, D. relève les Enfants d’Israël […] Il fit périr ceux qui s’étaient effectivement livrés à la débauche, et tint à certifier le lignage du reste du Peuple, comme il est dit (Bamidbar XXV, 18 – XXVI, 1) : « Et ce fut après l’épidémie […] Fais le relevé de la Communauté entière… »
La seconde source de Rachi se trouve être le passage talmudique de Kiddouchin 70b, où l’on nous enseigne que : « D. ne fait résider Sa Présence que sur les familles au lignage pur d’Israël, comme il est dit (Jérémie XXXI, –) : « en ce temps là, Oracle de l’ Eternel, Je serais le D. de toutes les familles d’Israël » – il n’est pas dit « de tout Israël » mais « de toutes les familles d’Israël »[4] »
III – Ces Midrachims sont éloquents, mais très étonnants :
D’une part, quelle est cette notion de témoignage dont on parle ici, et que D. inscrit dans la généalogie des Enfants d’Israël ?
D’autre part, que veut dire le Talmud quand il nous parle de la Présence Divine ?
IV – Le témoignage – la ‘Edout – est l’ élément essentiel de la loi dans la Thorah « Selon les dires de deux témoins sera établie la chose » (Dévarim XIX, 15), et dans nombre de cas, le Tribunal rabbinique ne peut rien faire si les faits ne sont pas avérés par des témoins.
Cette procédure joue donc le rôle d’authentification de n’importe quelle réalité, la seule possibilité d’ éclaircir, de vérifier les faits, dans un monde toujours en mouvement, changeant sans cesse et composé de toutes les rumeurs et de tous les « on-dit » possibles.
Témoigner sur la pureté d’un lignage n’est alors pas chose aisée, puisqu’il n’y a pas de domaine plus intime que celui la !
Comment certifier que les enfants sont bien de leurs parents ?
Rachi nous apprend à ce sujet que, face à la suspicion générée par les Nations, seul D. Lui-même est en mesure d’apporter ce témoignage.
V – En quoi consiste ce témoignage de D. ?
Le Midrach rapporté par Rachi nous dit qu’il s’agit de l’insertion de deux lettres du Nom de D. dans le nom des familles des enfants d’Israël mais de quoi s’agit il exactement ?
Le Maharal de Prague nous en offre deux explications, l’une concernant plutôt l’ensemble du Peuple, et l’autre chacun des couples le composant.
VI – Dans son commentaire sur la Guémara suscitée de Kiddouchin 70b, le Maharal nous apprend que
כי ה יתברך משרה שכינה על אשר משתלשים ממנו « D . fait résider Sa Présence sur ceux qui descendent, proviennent (hichtalchout) de Lui ».
Ceci nous permet de comprendre ce qu’est cette notion de témoignage : il s’agit tout simplement de considérer la réalité comme la meilleure preuve possible.
Les Nations soupçonnent les enfants d’Israël d’entretenir un mythe quant à la pureté de leurs origines[5].
A travers l’imposition du hé et du youd de Son Nom, D. leur répond : il suffit de regarder ce Peuple là pour comprendre qu’il n’ a pas de hiatus entre ce qu’ils sont et ce qu’ils prétendent être ; et ce justement, parce qu’ils osent se réclamer d’un tel niveau moral, et incorporent jusqu’au Nom de D. à leur propre identité.
C’est bien cette prétention inouïe elle même qui est le gage de son authenticité, parce que ce qu’elle suppose rendrait les enfants d’Israël ridicules si il ne s’agissait que d’une mythologie[6].
« Descendre de D. » peut ainsi se comprendre comme un individu ou une communauté dont on voit des attitudes et un comportement en adéquation avec ce que l’on attend d’eux[7].
Une telle correspondance entre idéal et réalité, affirme la Guémara de Kiddouchin 70b, n’est possible que si en effet le lignage est clairement traçable. Car dès que des éléments illégitimes ou fondamentalement étrangers s’y mêlent, la « provenance » dont parle le Maharal se perd, parce que ces individus ne peuvent pas être dans le même état d’esprit que les descendants originaux et légitimes des Patriarches[8].
VII – La seconde explication se trouve dans le Gour Arié (Commentaire du Maharal sur Rachi) au sujet de notre Rachi : les deux lettres, hé et youd correspondent à l’intervention divine qui prend place dans chaque couple pour lui permettre de s’accomplir et de se pérenniser, comme le dit le Talmud (Sotah 17a) : « Rabbi ‘Akiva disait : si l’homme et la femme se montrent méritants, la Présence Divine réside avec eux ; sinon un feu les brûle ». Ceci car si on enlève ce hé et ce youd des vocables Ich (homme) et Icha (femme), on obtient Ech – le feu.
C’est bien le Saint-Béni -Soit-Il uniquement qui peut témoigner de la fidélité de ce couple, parce que Lui même préside et garantit leur union sentimentale et physique.
Cela se comprend aisément au vu de ce que nous avons dit sur cette « provenance de D. », cette hichtalchout, qui se trouve ainsi vérifiée au niveau individuel de chaque couple[9]. L’ harmonie que l’on peut remarquer dans ces unions est ainsi le meilleur témoignage de leur fidélité physique.
VIII – Ce serait alors cela la Chéh’ina, la Présence Divine : le fait de pouvoir ressentir la présence du divin en observant les membres d’une Communauté entière qui correspond aux idéaux que D. désire voir adopter par l’Humanité entière.
IX – Lier Son Nom aux Enfants d’Israël est donc un témoigne de D. dans le sens où ceci crée une prétention d’authenticité généalogique que la réalité doit confirmer – et qu’elle confirme.
X – Cette idée est remarquablement développée par le Rav Chimchon Raphaël Hirsh (Bamidbar I, 2[10]) : le terme sous lequel est nommé la Communauté d’Israël lors de ces deux recensements est le mot ‘Adat. Or celui ci est proche de ya’ad (destiné) ou de yah’ad (unifié), ce qui signifie que l’ existence, l’essence même d’une telle Communauté est de « se rassembler en vue d’un même objectif ».
Selon nos dires, on a ici une illustration du fait que l’identité des enfants d’Israël est, à travers une généalogie clairement établie, la prétention de mener tous ensemble, à travers toutes les générations, la même mission.
On ne manquera pas de remarquer également que ce mot ‘Adat est le même à la vocalisation près que le mot ‘Edout, qui signifie… témoignage. Ce qui est logique, puisque, comme nous l’avons vu, le témoignage est le moyen d’ établir l’existence légale des réalités[11], et que la ‘Eda, de son côté, est également le groupe humain qui permet aux valeurs et aux actions remarquables de s’inscrire dans le réel.
XI – Grâce à ce qui précède, nous pouvons revenir aux paroles de Rachi, et voir comment cela permet de rejeter l’argument qu’il prête aux Nations : « Croient ils vraiment être les enfants de leurs pères ? Si déjà les Egyptiens étaient les maîtres de ceux ci, à plus forte raison l’étaient ils de leurs femmes ! »
En réalité, l’argument des Nations est le soupçon.
C’est à dire, considérer que ce que l’on voit, aussi édifiant soit il, ne correspond pas à la réalité.
Et ce, surtout si on a les meilleures raisons du monde de le remettre en cause : longueur et dureté de l’esclavage en Egypte, faiblesse de la nature humaine, prétention insupportable de moralité de ces Hébreux, etc…
A cela, D. répond tout simplement par la réalité : pourquoi remettre en question et frapper tout ce que l’on voit de suspicion, si ce que l’on peut observer correspond et corrobore ce que l’on nous raconte ?
Il s’agit alors également d’un appel à respecter la Tradition : ne pas avoir honte de soutenir même ce qui peut apparaître comme improbable ou hasardeux, si cela permet de rendre compte de la réalité ?
[1]Cf. Rachi Nombres XXV, 18.
[2]Dans un Psaume dont le thème général est la montée des Hébreux à Jérusalem lors des Trois Fêtes de Pélerinage.
[3]Cf. Rachi sur ce verset.
[4]Le verset « Les Tribus de D., témoignage d’Israël » est cité juste avant, dans un enseignement parallèle.
[5]Nul besoin d’insister sur l’actualité de ce thème : régulièrement, des gens avancent des théories selon les quelles le Peuple Juif serait loin de descendre des Hébreux : on nous fait descendants de Khazars, ou on parle d « invention du Peuple Juif »…
[6]De nombreux Peuples se réclament d’ancêtres mythiques…
[7]Cf. le commentaire du Sforno sur Vayikra XX, 7, basé sur le Midrach Bamidbar Rabba XII, 4 : la promesse faite à Avraham et aux autres Patriarches est implicitement à la condition que leur descendance soit vraiment la leur. Ce serait cela la notion de Sainteté…
[8]Cf. Rachi Beréchit XLVI, 27 : « La famille d’Esäu comptait six âmes et le texte les nomme « les âmes de son foyer » (Beréchit XXXVI, 6) au pluriel parce qu’elles adoraient des dieux multiples. Jacob en compte soixante-dix et la Thorah les appelle « âme » au singulier parce qu’elles n’adoraient qu’un seul D. (Source : Midrach Vayikra Rabba IV, 6)
[9]Le couple étant le cellule sociale de base de notre Peuple (Cf. ‘Alé Chour du Rav Wolbe, vol. I, quatrième partie.
[10]Cf. aussi Chémot XII, 3, et Bamidbar XVI, 11.
[11]Cf. Rav Chimchon Raphaël Hirsh, Beréchit XXI, 30 : le ‘Ed, le témoin, est celui qui « donne à une chose sa pérennité pour qu’elle soit toujours présente ».
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