La Guemara, dans le traité Guittin page 57b cite un verset des Psaumes (Tehilim 44) :
« Car pour toi nous sommes tués tout le jour, on nous considère
comme du bétail destiné à être abattu ». Le Metsoudat Tsion en donne la traduction assistée suivante : « Pour la crainte que nous avons de toi nous sommes tués et considérés comme du bétail destiné à être abattu ».
La Guemara va alors rapporter plusieurs situations qu’elle présente comme étant l’illustration parfaite de ce verset.
La première d’entre elles a trait à des enfants juifs kidnappés par des ennemis (la Guemara ne précise pas qui, ni à quelle époque) en vue d’être livrés à la prostitution. Ces enfants, prenant conscience de leur terrible destinée décident de se livrer aux flots pour échapper à ce sort (le statut halakhique d’un tel acte n’est pas notre sujet, il nécessite une analyse spécifique).
Rav Yehouda quand à lui applique notre verset à une femme (dont l’identité n’est pas précisée) dont les sept fils ont préféré, à l’époque romaine, se laisser tuer en sanctifiant le Nom divin, plutôt que de se prosterner devant une idole.
Rabbi Yehochoua Ben Levi rapporte le verset à la Mila, qui pratiquée, par définition, sur un enfant très jeune, présente des risques. Malgré cela les enfants d’Israël acceptent de se soumettre à ce commandement.
Rabbi Chimon Ben Lakich dit : « le verset se rapporte aux érudits en Torah qui font démonstration de la chehita (l’abattage conforme à la Halakha) sur eux mêmes. ».
Et la Guemara d’ajouter, qu’un homme ne doit pas pratiquer ce genre de démonstration sur son propre corps, de peur qu’il n’en arrive à mettre sa vie en danger. Rachi explique qu’un tel acte pourrait, par suite d’un geste malencontreux effectué dans le feu de l’enseignement, « mal se terminer ».
Le Maharcha considère (le Maharal va dans le même sens) que celui qui agit de la sorte se confronte de sa propre initiative à une situation dangereuse dont il ne peut être certain qu’il est suffisamment méritant pour se tirer.
Enfin, la Guemara, au nom de Rav Nahman Bar Yitshak applique le verset à une dernière situation : « cela concerne les érudits qui se tuent pour les paroles de Torah comme dit Rabbi Chimon Ben Lakich : les paroles de Torah ne s’accomplissent (ne subsistent) qu’en celui qui se tue pour elles ainsi que le dit le verset : « telle est loi de la Torah : l’homme lorsqu’il mourra dans la tente. ».
Cette dernière expression peut être comprise de la manière suivante. Un homme ne peut être à même d’acquérir la Torah et de la faire fructifier en lui que s’il est prêt à mettre sa vie en jeu dans la tente c’est à dire le lieu d’étude.
Notre problématique est la suivante : comment rendre compte de la progression de ce texte. Autrement dit, comment appliquer dans un premier temps ce verset si dramatique à des situations non moins dramatiques pour finir sur un cas quasi trivial : un Talmid Hakham maladroit et un étudiant par trop scrupuleux.
Nous proposons la piste de lecture suivante, pour donner une cohérence globale à notre texte. Nous pensons souvent que seuls des événements traumatisants sont susceptibles de nous révéler à nous même, de nous forcer à mettre au jour nos ressources intérieures. Qu’un service d’Hachem ancré dans les profondeurs de notre être ne peut trouver d’expression authentique que lors d’épreuves violentes.
Effectivement, la Guemara applique bien notre verset à de telles circonstances exceptionnelles. Mais pas seulement. Peut être peut on suggérer que le texte va ici volontairement decrescendo.
Tout d’abord les enfants enlevés. Dans ce premier cas, c’est Hachem qui les met face à ces circonstances, mais ils vont au devant du Kidouch Hachem de manière active.
Dans le second cas, c’est également contre leur gré qu’ils font face à cette épreuve, mais cette fois ci, ils se livrent à une mort qui leur est imposée.
Dans le cas de la Mila, le troisième, il ne s’agit déjà plus de circonstances dramatiques, vécues par l’homme à son corps défendant, mais d’un cadre de Mitsva.
Dans le cas de la démonstration de la chehita, une nouvelle progression s’effectue dans le texte. Ce n’est même plus le cas d’une mitsva réellement mise en pratique qui est la cause du danger mais la démonstration matérielle d’une étude halakhique.
Enfin, ce passage se conclut par la situation du Sage qui investit toutes ses forces vitales dans une étude acharnée. Cette fois-ci, nous faisons face à un étude purement théorique, peut être même non strictement orientée vers la halakha.
D’une certaine manière, la Guemara va dans un sens de « dépouillement » progressif.
Oui le passouk fait bien allusion aux situations les pires auxquelles un être humain peut être confronté. Mais pas seulement. Tout ne s’arrête pas là. Plus encore, l’épure du lieu de l’apprentissage n’est pas la situation cataclysmique mais le beth hamidrach et même l’étude dans ce qu’elle a de plus conceptuel.
Il me semble que c’est ce qu’il ressort du mouvement général de notre Guemara.
Pour aller plus loin, il semble utile de faire appel à un texte du Zohar (Berechit 27a) :
וימררו את חייהם בעבודה קשה בחומר ובלבנים
בעבודה קשה´ – ´בקושיא´, ´בחומר´ – ´בחומרא דשמעתתא´, ´ובלבנים´ – ´בלבון הלכתא
´ ובכל עבודה בשדה דא ברייתא, את כל עבודתם וגו’ דא משנה
« Et ils rendirent leur vie amère par un labeur ardu (avoda kacha), c’est la difficulté logique (kouchia); par l’argile (homer), c’est le raisonnement a fortiori (kal vahomer); par les briques (levenim), c’est l’éclaircissement de la halakha; et par tous les travaux des champs, ce sont les braitot et par tout leur travail, c’est la Michna[1].
Ce texte pose donc en équivalence les difficiles épreuves de l’exil égyptien et l’étude de la Torah dans toutes ses composantes. Comme si d’une certaine manière chacun constituait l’alternative de l’autre. Comme si, le creuset de fer (kour habarzel), par lequel la volonté Divine nous imposait de passer, pouvait être de deux ordres : soit les épreuves physiques soit l’étude de la Torah. Ce texte va donc dans le même sens que la Guemara de Guitin.
L’idée que nous proposons est donc la suivante. Un homme se forme et grandit au travers des expériences qu’il traverse non pas par la logique interne de l’événement mais par ce que cet événement suscite en lui en profondeur. En d’autres termes, l’enjeu n’est jamais tant l’événement que la manière dont nous y faisons face, ce qu’il nous oblige à mettre au jour. L’événement n’est qu’une sorte de décor auquel il nous est donné de réagir.
Ce que montrent nos textes, c’est qu’à un certain degré, on peut même s’abstraire totalement de cette dimension historique. Ce qui va venir provoquer en nous la progression, le bouleversement intérieur, c’est l’étude de la Torah elle même. Non plus les tempêtes de l’histoire comme évoquées dans la Guemara de Guittin, à un niveau collectif ou individuel.
Plus encore, comme on le voit dans la progression du texte, l’étude de la Torah peut générer en nous des courants plus intenses que la mise en pratique d’une mitsva, si chargée de symbolique soit elle (la Mila). C’est peut être la manière dont on peut lire le texte du Zohar (à un niveau midrachique[2]). L’exil d’Égypte était une épreuve d’ordre existentiel, de nature à permettre au Peuple juif de naitre. Mais en réalité, cela n’en était que l’aspect apparent (oserions nous dire anecdotique ?). La trame plus profonde se situait dans l’étude même de la Torah.
Résoudre les difficultés dans l’étude (kouchia), déduire des halakhot par des raisonnements (kal vahomer), pour éclaircir la halakha (liboun hilkheta), c’est cela par excellence qui nous construit, et ce tout autant que l’expérience même de l’exil, ou qu’aucune des épreuves que nous pouvons être à même de traverser. Plus encore cette démarche en est un palliatif. Assumer d’œuvrer avec ardeur dans l’étude, est d’une certaine façon une alternative aux épreuves de la vie. Ce que je dois intérioriser dans ma vie, peut être intériorisé tant sur le terrain du vécu qu’à travers l’étude acharnée de la Torah.
Rav Chlomo Eliachiv, auteur du « Lechem chevo veahlama »[3] : écrit au sujet de l’exil d’Égypte : « la réparation (Tikoun) devait forcément s’opérer par leur fait [des enfants d’Israël] soit par leur mérite propre ou leurs actes positifs soit par les événements ». Cette idée peut à un premier niveau de lecture suggérer que l’étude donne une dimension totalement nouvelle aux épreuves, nous donnant la possibilité de les lire d’une autre manière, d’en intégrer les leçons, de sublimer cette difficulté.
Mais cela va en réalité beaucoup plus loin. L’étude est une expérience existentielle, en soi, qui peut s’avérer aussi forte en vécu que n’importe quelle expérience de vie. C’est la raison pour laquelle la Guemara de Guittin rapporte in fine le verset au Talmid Hakham entièrement dévoué à son étude. Et cela peut aller jusqu’à ce que le texte qualifie de mort ! Comme si il était possible à travers le limoud de vivre jusqu’à l’ultime épreuve dans sa chair tout en restant, physiquement parlant, ancré dans une réalité totalement matérielle.
Nous pouvons peut être, à l’aide de cette idée comprendre l’enseignement du Midrach Tanhouma lorsqu’il nous dit (Vaera 6) : « Rabbi Yehochoua Ben Lévi dit : la tribu de Lévi était dispensée [libérée] des durs labeurs. » La tribu de Lévi est celle qui se consacrait entièrement à l’étude de la Torah, et n’a jamais été asservie. Dés lors, de son point de vue, l’épreuve de l’esclavage n’avait pas de nécessité.
Les paroles de Torah, expressions même du divin, paroles créatrices, sont l’événement même. Elles constituent le substrat même du réel, comme disent nos Maitres (Zohar et Midrach) : « D. a regardé la Torah et créé le monde ».
[1] J’emprunte cette belle et juste traduction, avec son autorisation, à Julien Darmon dans sa thèse de doctorat intitulée « La loi du secret » (page19). Je l’en remercie vivement.
[2] S’agissant d’un texte de Kabbala, cette interprétation n’est que de niveau midrachique, le sens profond étant hors de notre portée.
[3] Ces paroles sont citées dans une édition récente recueillant autour de la Hagada les textes non strictement ésotériques de ce grand kabbaliste.
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