La paracha de Vayetsé nous donne l’occasion d’assister à l’émergence de deux personnages : Bilha et Zilpa. En réalité, l’émergence est un bien grand mot, car la Torah ne nous donne quasiment aucun élément relatif à leur identité.
Plus encore, à aucun moment nous ne les voyons exprimer la moindre parole. Pourtant, on ne peut nier le fait qu’elles sont à l’origine d’une part notable des douze tribus. Quelle-est donc leur place ?
Pour commencer, tentons de synthétiser les quelques informations dont nous disposons. La Paracha (chap. 29 v. 24 et 29) définit Bilha et Zilpa par le terme « chif’ha » c’est à dire « servante ». Rachi (chap. 31 v. 50) ajoute qu’il s’agissait en réalité des filles de Lavan nées de son union avec ses « concubines » (pilegech).[1] Elles sont donc les demi-sœurs de Rahel et Léa.
Plus loin, Bilha est appelée la « pilegech » (concubine) de Yaakov (chap. 35 v. 22), ce qui peut nous laisser penser à un statut différent de celui de Rahel et de Léa.
A ce stade, telles sont les seules informations dont nous disposons.
Dans le Talmud, le nom de Zilpa n’est pas mentionné une seule fois. Quand à celui de Bilha, il l’est par deux fois au sein de la même page (traité Chabat 55b), dans un passage ayant trait au sombre épisode intervenu avec Reouven (chap. 35 v. 22). Il nous faut donc nous tourner vers les sources midrachiques.
Le Midrach Sekhel Tov (chap. 30 n°98) nous livre l’étymologie de leurs noms. « Bilha » vient du mot בלה (consternation, tristesse), du fait qu’elle souffrait de la stérilité de sa « maitresse ». Zilpa tire quand à elle son nom de la racine זלפ (couler), car ses larmes ne cessaient de couler, à l’instar de Léa, à l’idée que cette dernière pouvait être destinée à s’unir à Essav.
Voilà donc l’essentiel de ce que nous savons à leur propos, ce qui est évidemment bien maigre. Pourquoi ni la Torah, ni nos Maîtres ne semblent ils s’attacher à nous donner le moindre éclairage sur la personnalité, de celles qui à première vue apparaissent comme des personnages centraux de l’histoire juive, de la constitution du peuple juif ?
La Guemara (traité Berakhot 16b) enseigne :
אין קורין אבות אלא לשלשה ואין קורין אמהות אלא לארבע
« On n’appelle [patriarches] pères que trois [personnages], on n’appelle [matriarche] que quatre. »
Rachi explique qu’il s’agit des trois patriarches, à l’exclusion des pères de tribus. Quand aux matriarches, il s’agit de Sarah, Rivka, Rahel et Léa. Il paraît clair que Rachi vient ici exclure l’idée que Bilha et Zilpa puissent avoir le statut de matriarches[2]. Pourquoi donc ? N’est-ce pas les déposséder de leur place la plus naturelle ? Celle de mères d’une partie des tribus.
Pour comprendre ce passage, il nous faut approfondir la notion même de « Avot » (patriarches) et « Imahot » (matriarches).
Rambam, dans les derniers chapitres du Guide des Egarés[3] (vol. 3 chap. 51), écrit que le sens même de la vie des Avot a été la recherche, à chaque instant de vie, à travers la totalité de leurs actes, de la proximité avec Hachem, de l’intimité avec Lui.
« De même, la providence divine s’est attachée à eux et à leur descendance après eux fortement; et malgré cela ils œuvraient à diriger des hommes, à accumuler des biens […] cela m’est une preuve que lorsqu’ils faisaient tous ces actes, ils agissaient non seulement avec leur corps, mais leur cœur et leur esprit ne se détournaient pas de devant D. »[…] « au moment de faire paître leurs bétail, du travail de la terre, et de la gestion de leur maison, toute la finalité de leur intention, tous les jours de leur vie fut de créer un peuple qui connaisse Hachem et le serve, […] c’est pourquoi ils ont mérité ce niveau. »
Rambam nous définit ainsi ce que sont les Avot, et les Imahot. Il ne s’agit pas d’une sorte de titre honorifique conféré à de glorieux ancêtres. Faire partie des Avot c’est avoir œuvré de manière radicalement consciente à créer, à fonder une nation dont le seul but est de « connaître D. et de le servir. ». Ce qui fait que Sarah, Rivka, Rahel et Léa sont qualifiées de Imahot, c’est bien cette conscience intime et de chaque instant, qu’elles sont en train de donner naissance à cette nation[4]. Toutes leurs actions, leurs gestes, leurs décisions sont tournés vers ce projet.
C’est à l’aune de cela qu’il faut examiner le statut de Bilha et Zilpa. Sans conteste, elles ont participé à la naissance du peuple d’Israël, mais d’une certaine manière, elles n’en avaient pas conscience, en tout cas pas de cette conscience de nature à forger les bases de ce projet ambitieux[5].
Il semble que cet éclairage nous invite à une autre lecture des éléments fournis par la Torah et les Midrachim au sujet de Bilha et Zilpa, non plus comme des éléments biographiques épars et imprécis mais comme un dessin de leur place effective.
Leur statut de servante est particulièrement significatif de ce point de vue. La servante est celle qui ne dispose que d’une volonté autonome très limitée.[6] Toute son existence est indexée sur celle de sa maîtresse, elle est le simple prolongement, le « bras armé » de celle-ci. A la maîtresse la responsabilité d’initier le projet; à la servante d’en être l’instrument de réalisation. Cela explique bien l’étymologie des noms citée plus haut au nom du Midrach Sekhel Tov. Leur propre nom traduit une soumission à la destinée de Rahel et de Léa.
Le statut de « concubines » que la Torah leur confère procède de la même idée. Rambam (Hilkhot Melakhim chap. 4 halakha 4) définit la concubine comme une femme à laquelle le Roi s’unit sans acte de kidouchin ni ketouba[7]. Il s’agit donc d’une union ne bénéficiant pas des mêmes engagements forts que ceux offerts à une épouse de plein droit, comme si cette union n’avait pas de véritable caractère pérenne.
Le peuple juif a su percevoir cela, bénissant ses filles en ces termes : « Qu’Hachem te fasse semblable à Sarah, Rivka, Rahel et Léa ». Loin d’être une sorte de « dressage », l’éducation de l’enfant consiste alors en une invitation à prendre conscience de son rôle à venir : on s’adresse à l’enfant en lui demandant d’être le continuateur actif de ce peuple.
En conclusion, il faut souligner que malgré cela, à aucun moment, il n’apparaît que les tribus nées de Bilha et Zilpa aient une place inférieure à celle des autres frères. Cela ne remet nullement en cause le fait que tous les enfants sont fils de Yaakov et participent pleinement du projet juif[8].
[1] Ce point se retrouve, dans des termes légèrement différents dans les Pirkei deRabbiEliezer (chap. 36).
[2] Il existe toutefois deux autres textes allant dans un sens différent : cf. Midrach Raba Nasso Paracha 12 et Zohar Hadach 88/93
[3] Cité dans le commentaire Ein Aya du Rav A. I. Hacohen Kook sur Berakhot 16b
[4] Cela est particulièrement prégnant dans le dialogue des matriarches avec Yaakov (Berechit chap. 30 v. 1 ou plus encore Berechit chap. 31 v. 14) où l’on peut observer le caractère extrêmement ferme, parfois quasi violent de leurs paroles, traduisant un projet de vie intense.
[5] Pour autant, il faut bien garder à l’esprit que tout ce développement ne remet nullement en cause la qualité de leur personnalité. Il est bien évident que Yaakov n’a pu s’unir qu’à des femmes dignes de sa grandeur.
[6] Cf. sur ce point Rachi sur Chemot chap.2 v.5 qui fait un rapprochement entre le mot « ama » (servante) et un terme homonyme signifiant « bras », c’est à dire le prolongement, la mise en œuvre directe de la volonté d’une personne.
[7] Rambam considère qu’il s’agit d’un privilège exclusivement réservé au roi.
[8] On peut d’ailleurs constater l’immense mérite qui fut le leur : porter une partie du peuple Juif. Peut-être faut-il y voir une sorte de contrepartie à leur capacité à se soumettre au projet porté par Rahel et Léa. A ce titre, l’étymologie de leur nom traduit même une forme d’empathie à l’égard du sort des Imahot. (Ce point m’a été suggéré par Rav G. Zyzek, que je remercie)
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