I – Notre Paracha est essentiellement consacrée aux lois de la Chémita, la jachère que l’on se doit de respecter la septième année (Vayikra XXV, 1-24).
A ce sujet, le Midrach (Yalkout Téhilim § 860) nous ramène la chose suivante :
«Bénissez l’ Eternel, vous Ses Anges, héros puissants, qui exécutez ses ordres et êtes attentifs au son de Sa Parole » (Psaumes CIII, 20) Rabbi Itsh’ak le forgeron disait que le verset a pour sujet les paysans qui s’efforcent de respecter la septième année[1]. Car ce qui est habituel, c’est qu’un homme soit capable d’accomplir une Mitsva pour une journée, une semaine, voire durant un mois ; est-ce possible de tenir une année entière ? Or ces gens-là voient pendant tout ce temps leurs champs en jachère, leurs vignes incultes – et ne disent rien ! A t’on déjà vu de héros plus grands que ceux-ci ? […] A leur sujet, nos Sages ont enseigné (Avot IV, 1) : Qui est fort ? Celui qui maîtrise ses instincts »
Ce Midrach est étonnant à plus d’un titre :
Quel est le sens de la comparaison entre les anges et ceux qui respectent la Chémita ?
En quoi le fait de respecter la septième année et de ne pas s’en plaindre malgré la durée exceptionnelle de cette injonction est une preuve d’héroïsme ?
Et en quoi cela est lié au fait que la force réelle est de refréner ses instincts ?
II – Du Midrach, il ressort que c’est justement cette abnégation qui permet de surmonter l’ épreuve que peut constituer la Chémita, et que cette abnégation trouve sa source dans la capacité de ces agriculteurs à maîtriser leurs instincts.
Ceci est qualifié par le Psalmiste de force (Guévoura) et permet de considérer ces hommes et ces femmes comme des héros (Guiboré Koah’), au sens presque mythologique du terme, l’être dont la force physique et mentale est telle qu’il parvient à réaliser ce qui semble humainement impossible[2]
III – Pour rendre compte de ces notions, il convient d’analyser notre Midrach à la lueur d’autres textes qui interprètent différemment ce verset des Psaumes.
En effet, ici et ailleurs, les « Héros » recouvrent diverses identités :
-Soit les Prophètes qui sont explicitement considérés par l’Ecriture comme des Anges;
-Soit Moïse, car lui seul parvint à supporter la Voix de D. lorsqu’Il donna la Thorah, alors que cela fut insupportable au reste du Peuple[3] ;
-Soit n’importe quelle personne à laquelle se présente une possibilité de se livrer à la débauche mais qui trouve la force d’y résister (Kiddouchin 40a) ;
-Soit celui qui surmonte sa haine et parvient à aimer son ennemi (Avot deRabbi Nathan XXIII, 1).
Mais la comparaison la plus pertinente concernant notre sujet est celle que le Midrach et la Guémara de Chabbat 88a opère entre ce verset des Psaumes et l’ensemble de la Communauté d’Israël.
Car voici ce que le Talmud nous dit : « Rabbi El’azar enseignait : au moment où les Enfants d’Israël [lors du Don de la Thorah] firent précéder le ‘Nous accomplirons’ du ‘Nous écouterons’ (Exode XXIV, 7)[4], une Voix Céleste se fit entendre qui proclamait : Qui a dévoilé à Mes Enfants ce secret qui est la propriété des Anges de Service, comme il est dit « Bénissez l’ Eternel, vous Ses Anges, […] qui exécutez Ses ordres et êtes attentifs au son de Sa Parole » – d’abord ils accomplissent, et ensuite, ils exécutent »
Que voit on dans cette Guémara ?
Selon le commentaire du Maharcha, on a assisté lors de ce moment hors du commun que fut le Don de la Thorah au phénomène unique d’une communauté entière qui, portée par l’ événement , accepta de mettre sincèrement de côté toutes ses envies et tous ses intérêts pour se mettre entièrement au service du Saint Béni Soit-Il, se rendant ainsi semblable aux Anges.
Puisque, continue le Maharcha, les Anges sont des êtres uniquement spirituels qui n’ont ni corporalité ni mauvais penchant, et se trouvent naturellement apprêtés à obéir aux ordres de D.- telle est leur nature. Les Hommes ne sont pas ainsi, êtres de chair et de sang, tiraillés entre leur âme et leur corps. Ils sont soumis à une multitude de tentations, qui rend impossible cette sorte d’automatisme que l’on trouve chez les Anges.
IV – Dès lors, on peut comprendre que l’héroïsme (Guévoura) dont on parle consiste à faire abstraction de toutes les raisons même parfaitement exactes et humaines qui nous poussent à relâcher notre pratique de telle ou telle Mitsva.
On peut concevoir cela comme une sorte d’abnégation (ou Méssirout Néfech, littéralement le « don de l’âme).
Les Enfants d’Israël en firent preuve lorsqu’ils n’hésitèrent pas à se porter en avant de l’engagement que D. leur demandait, sans en savoir exactement les tenants et les aboutissants ; de même celui qui respecte la septième Année, en étant capable de surmonter une situation a priori insupportable.
On peut considérer qu’il en va de même pour les autres exemples que nos Sages ont pris pour illustrer le verset des Psaumes : ainsi, celui qui s’efforce de transformer son sentiment négatif éprouvé à l’ égard de son prochain en amour, doit certainement lutter contre la haine, qui est toujours plus facile à ressentir et à entretenir que l’affection[5].
C’est aussi le cas, évidemment, pour celui qui parvient à résister à la tentation charnelle, car il doit livrer un grand effort mental et moral pour ne pas succomber à ses désirs…
V – Il ressort alors que c’est là le sens de la conclusion du Midrach quand il ramène la Michna de Avot : « Qui est le fort ? etc ».
Car telle est bien l’origine de toute force, de toute action morale remarquable : la capacité à dépasser ses divers penchants.
On pourrait même aller plus loin en disant, dans les pas de cette Michna qui définit par des paradoxes les principales valeurs d’une société (richesse, force, honneur), que la force physique elle aussi doit être définie à l’aune du critère de la maîtrise des instincts.
En effet, dans ce domaine si contemporain qu’est le sport, on remarque que, presque systématiquement, ce n’est pas forcément le plus fort qui s’impose, mais celui ou ceux qui ont le meilleur mental[6]. Qu’est ce que cela peut bien signifier si ce n’est le fait qu’à valeur physique égale c’est celui des deux concurrents qui aura su se défaire de ses peurs et de ses inhibitions, ou celui qui « en voudra » le plus qui finira par triompher ?
Cela semble être valable dans d’autres domaines, comme pour la politique : celui qui parvient au pouvoir, c’est celui qui a réussi à faire abstraction de tout ce qui se dressait entre lui et ses ambitions[7], pour ressentir le moment où il convient d’agir, de réagir ou d’attendre[8].
Sans parler, cela va sans dire, du domaine militaire où la force de frappe n’est rien sans une bonne stratégie, des soldats motivés, etc…
Transposés dans le champ spirituel, ces peurs, ces blocages ou ces obstacles peuvent représenter le Mauvais Penchant qui fait écran entre l’ Homme et le commandement divin, de même que l’envie de vaincre sera la volonté qu’a chacun de nous au fond de lui (comme l’expliquait le Maharcha) de réaliser cette véritable performance qu’est l’accomplissement d’ une Mitsva[9].
VI – A présent le Midrach nous invite à nous pencher sur le cas particulier des Chomré Chevi’it, et découvrir quel est le « secret » qui leur permet de surmonter l’épreuve qu’est cette Mitsva dont la particularité est d’être d’une exceptionnelle durée[10].
Rabbi Itsh’ak s’exprimait ainsi : « […] Ces gens là voient pendant tout ce temps leurs champs en jachère, leurs vignes incultes – et ne disent rien ! »
il y a donc un hiatus entre la réaction naturelle de l’ Homme face à un champ qui l’appelle naturellement à un travail immédiat et le fait qu’il s’efforce malgré cela à respecter la Chémita, et donc ne réagit pas.
Et non seulement il reste inactif, mais en plus le Midrach souligne qu’il se tait, comme si ce silence avait son importance.
Cela vient peut être nous signifier que la force, l’arme des Chomré Chévi’it est le fait de faire abstraction du temps et de ses conséquences.
C’est à dire, s’efforcer de considérer cette année de Jachère de la même manière que si il s’agissait d’une Mitsva d’une durée plus que celle habituelle[11].
Ils oeuvrent à ressentir l’année de Chémita comme si il s’agissait du jour de Kippour, par exemple, où personne ne s’arrête toutes les heures à la synagogue pour dire à son voisin : « Tu te rends compte comme c’est dur, comme c’est surhumain de devoir jeûner toute une journée ? »
Leur silence témoigne alors de ceci : il s’agit de la réaction de quelqu’un qui est entièrement plongé dans l’ accomplissement de la Mitsva au point de ne pas avoir le temps ni d’ éprouver le besoin de se retourner et de réfléchir à ce qu’il est en train de faire.
En d’autres termes , ils mettent de côté toute notion de temps.
VII – Et il s’agit bien ici de « maîtriser ses instincts »,car il est naturel pour l’ Homme d’éprouver de l’inquiétude au fur et à mesure que le temps passe et que sa subsistance n’est pas assurée[12]
Or ces gens là font preuve d’abnégation en évacuant ce sentiment tout à fait humain…
VIII – Assurément, cela n’est possible que grâce à ce que le roi David nous a transmis : « exécuter ses ordres et être attentif au son de Sa parole », ou « Nous ferons et ensuite nous comprendrons » (« Na’assé veNichm’a »), c’est à dire commencer par accomplir sans se poser [trop] de questions, ou en les laissant à plus tard, de manière être déjà engagé dans l’action et de pouvoir alors ne plus considérer les différents obstacles que comme des incidents, des à côtés, qu’il convient de contourner pour ne pas qu’ils nous détournent de l’objectif principal…
[1]Les « Chomré Chévi’it », littéralement « ceux qui respectent la Septième [année]
[2]Comme Hercule, Ulysse, etc… mais chez eux, cet aspect surhumain ne peut venir que des Dieux ou assimilés, alors que, comme on va le voir, les Héros rabbiniques sont pleinement nos semblables…
[3]Cf. également à ce sujet Vayikra Rabba I, 1.
[4]C’est à dire en d’autres termes, exécuter les ordres de D. avant de les comprendre.
[5]Ce qui nécessite une forme de remise en question…
[6]Toute la question étant de parvenir à être prêt au bon moment.
[7]Que ce soient des événements, des personnes, etc…
[8]C’est le fatum des Grecs.
[9]Cf. Maharal, Dereh’ H’aïm IV, 1.
[10]Chaque exemple du Midrach aurait ainsi sa propre épreuve : ici, le temps. Chez celui qui résiste à la débauche, les désirs. Chez celui qui apprend à aimer son ennemi, les sentiments. Chez les Prophètes, peut être la corporalité en général (selon ce que Maïmonide nous dit de la Prophétie). Chez Moïse, probablement la confrontation avec la Présence divine. Chez les Enfants d’Israël lors du Don de la Thorah, l’écart entre la volonté et le réalité quant à l’entrée dans la pratique des Mitsvots (cf. la Souguia dans Chabbat 88a).
A chaque fois, il s’agit de choisir son arme pour surmonter cette épreuve en n’ étant pas éprouvé par l’ écueil principal.
[11]D’où le début du Midrach.
[12]Cf. cependant Sotah 48b : « Quiconque a de quoi manger et s’ inquiète pour le lendemain est considéré comme un homme de peu de foi… Mais d’un autre côté, la Thorah elle même tient exceptionnellement à nous rassurer quant à l’année de Chévi’it en nous assurant que la récolté de la sixième année sera suffisante pour tenir pendant trois ans (Vayikra XXV, 20 – 22)
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