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Parachat Behar : La Tsedaka, donner à vivre

par: David Lemler
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וכי ימוך אחיך ומטה ידו עמך והחזקת בו גר ותושב וחי עמך. וכי ימוך אחיך ומטה ידו עמך והחזקת בו גר ותושב וחי עמך. אל תקח מאתו נשך ותרבית ויראת מאלהיך וחי אחיך עמך.

Si ton frère s’appauvrit et que tu vois chanceler sa fortune (litt. que sa main s’abaisse avec toi), tu le soutiendras, fût-il étranger et résident, et il vivra avec toi.
Ne prends pas de lui du profit et de l’intérêt et tu craindras ton D. et vive ton frère avec toi. (Vayiqra 25, 35-36)

C’est du premier de ces deux versets que l’on apprend, selon le Rambam, la mitzva de venir en aide aux pauvres (Sefer ha-miztvot, mitzva positive 195). Or le verset donne une définition élargie de ceux à qui il revient de faire la tzedaka, y incluant les « étrangers résidents » (guerim tochavim), c’est-à-dire les non-Juifs résidents en Israël ayant pris sur eux les sept commandements des benei noa’h, parmi lesquels figurent l’interdit de l’idolâtrie. C’est pourquoi Ramban voit ici la source d’une mitzva spécifique, celle de venir en aide à cette catégorie particulière de personnes que sont les guerim tochavim. On trouverait donc dans ce verset le signe d’un « judaïsme éthique » qui confère un statut juridique et une obligation d’assistance à une classe élargie de représentants du genre humain, ceux qui, en particulier, s’abstiennent de pratiquer l’idolâtrie (ainsi, aujourd’hui en Israël, certains décisionnaires voient dans ce verset l’obligation de venir en aide aux musulmans dans le besoin).

Mais le même Ramban rapporte, à propos du verset suivant, une anecdote tirée du Torat Cohanim qui semble aller dans un sens directement contraire à cette tendance altruiste. Soient deux individus marchant ensemble dans un désert. L’un d’entre eux seulement possède une gourde contenant une quantité d’eau suffisante pour qu’il puisse arriver à la prochaine zone habitée. En revanche, si les deux boivent, ils finiront tous deux par mourir. Ben Poutiri déduisait de l’expression « vive ton frère avec toi » qu’il faut que les deux boivent et meurent, sans quoi l’un des deux pourrait se trouver responsable de la mort de l’autre. Jusqu’à ce que vint R. Aquiba et qu’il enseigne : « vive ton frère avec toi, ta vie vient avant celle d’autrui. » (Torat Cohanim, Behar, Paracha 5, 3)

D’un même couple de versets, on apprend donc l’obligation élargie d’aider, de subvenir aux besoins d’autrui et la primauté de sa propre vie sur celle des autres.

L’enseignement du Torat Cohanim fait porter le doute sur la valeur de ce qui apparaît de prime abord comme une attitude moralement supérieure consistant à faire du bien à autrui au prix de son propre bien-être. L’anecdote nous apprend que, poussée à sa dernière extrémité, cette maxime morale conduit au pire pour autrui comme pour soi-même.

Mais en quoi faire du bien à autrui peut-il être néfaste, non seulement au bienfaiteur mais aussi à celui à qui l’on fait du bien ?

Dans l’Ethique à Nicomaque (IX, 7), Aristote s’intéresse ainsi à la relation qu’entretient un bienfaiteur avec celui à qui il est venu en aide. Leur situation, précise-t-il, n’est pas équivalente à celle d’un créditeur et d’un débiteur. La relation en jeu dans la bienfaisance n’est pas une relation d’intérêt mais une relation affective. Le bienfaiteur, en effet, peut-être comparé à un artiste. Un artiste se réalise dans son œuvre. Son œuvre manifeste, en acte, de manière effective, ce que l’artiste n’avait fait que projeter, ce qui dans l’artiste n’était qu’en puissance. L’artiste contemple donc son œuvre comme un accomplissement, comme une part aboutie de lui-même. De même, un bienfaiteur se voit en acte dans la personne et dans la vie de celui qu’il a « gracieusement » aidé. Ce que celui-ci fait de sa vie, il n’aurait pu le faire sans celui-là. Le bienfaiteur vit littéralement par procuration, tandis que celui qui a bénéficié de ses bienfaits se trouve exproprié de sa propre vie.

En ce qui concerne la relation à autrui, une alternative semble donc s’ouvrir : soit la relation du créancier intéressé à son débiteur, soit la relation désintéressée de bienfaisance. En réalité, la relation de dette économique n’est pas une véritable relation. Le créancier n’a pas de rapport à autrui. Il n’a qu’un rapport à lui-même. L’intérêt est une manière de se grandir soit même aux dépens d’autrui (le mot hébreu tarbit, qui signifie intérêt, vient du mot rav, grand, important). Je te prête tant mais tu me rendras plus. Peu importe qui tu es. Seul importe ce que j’y gagne. A cette non-relation à l’autre, s’oppose ce qui apparaît comme la pure relation à autrui, la relation gratuite de bienfaisance, le don de soi. Je me donne littéralement et totalement à autrui. Sa vie est mon œuvre. Mais dans un tel cas précisément, sa vie n’est plus véritablement la sienne, puisqu’elle dépend entièrement de moi. La vie d’autrui tombe totalement sous mon emprise, comme une œuvre est sous celle de son créateur. Le pur désintéressement affiché est donc complètement illusoire. Je suis totalement intéressé par la vie d’autrui, parce que ce que je pense être la source de ce qu’il en fait. Ainsi, « investi » totalement dans la vie d’autrui, comme on investit dans une entreprise, j’en oublie totalement de vivre ma propre vie. Ce type de relation apparaît donc à la fois comme une non-relation à autrui doublée d’une non-relation à soi.

C’est qu’elle se fonde sur une erreur fondamentale, sur une inversion de l’ordre des priorités. Elle fait de la vie une œuvre, un produit, un résultat. Or la vie n’est pas la fin de l’existence. Elle en est la condition. On ne produit pas sa vie, on la vit. La misère c’est justement d’être dans une telle situation que l’on ne peut plus pleinement vivre sa vie, trop préoccupé que l’on est par sa préservation. Aider un autre dans le besoin revient à le libérer du souci exclusif de la préservation de sa vie, pour qu’il puisse lui donner sens et consistance.

C’est pourquoi nos versets instituent un troisième type de relation à autrui face à l’alternative de l’intérêt et du don de soi. Ce troisième type est médiatisé par une clause qui apparaît dans le deuxième verset : la crainte de D. Cette clause s’applique aussi bien à celui qui aide qu’à celui qui est aidé, puisque les idolâtres ne relèvent pas de la mitzva de tzedaka. La crainte de D. apparaît comme le garant d’une authentique relation à l’autre. Craindre D. signifie ici se rappeler que l’on n’est pas la source de sa propre vie et encore moins celle d’autrui, autrement dit que la vie n’est pas à penser sur le mode de la production artistique. Elle garantit que l’on ne confonde pas condition et fin de l’existence : vivre sa vie c’est non pas la préserver mais en faire quelque chose. Et on pourrait dire que d’une certaine façon, prendre sa vie ou celle d’autrui pour son œuvre, c’est cela même que l’on appelle idolâtrie.

La mitzva de tzedaka est une injonction à vivre pleinement sa vie s’adressant à celui qui aide comme à celui qui est aidé. Aide ton prochain donc, mais abstiens-toi de penser que sa vie est ton investissement, que tu y as une part. Préoccupe-toi en priorité de vivre ta vie (selon l’enseignement de R. Aquiba) et efforce-toi de permettre à ton frère de vivre pleinement la sienne. Alors, il pourra vivre avec toi sa vie, et toi, la tienne. Alors vous pourrez entretenir, au croisement de vos vies respectives, une véritable relation.

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Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Paris, diplômé en philosophie et études hébraïques, David Lemler est agrégé de philosophie et Docteur en philosophie (EPHE, ENS). Il a également étudié l’Araméen avancé biblique et talmudique, maîtrise l’hébreu moderne, ancien et médiéval. Maître de conférences au département d’Études Hébraïques et Juives à l’Université de Strasbourg, il intervient en philosophie juive, littérature biblique, rabbinique, histoire du peuple juif, introduction à l’araméen, traductologie, et Histoire de la langue hébraïque. Il a enseigné à l’Institut Universitaire Européen Rachi de Troyes et l’Association des Amis des Sessions d’Hébreu Biblique.

  1. Toledano

    Merci Mr pour ce très beau commentaire. Vous parlez au début du Rambam et quelque lignes après vous parlez du « même Ramban ». N’y a t il pas une erreur. De plus vous citez le sefer hamtisvot positive N°195. Or je ne l’ai pas retrouvé.e A vous lire. Bien à vous