img-book
Catégories : , ,

Parachat BEA’ALOTEH’A : ELDAD ET MEIDAD ou ELOGE DE LA MARGE

par: Rav Yehiel Klein

Revenir au début
Print Friendly, PDF & Email

L’épisode biblique qu’on se propose d’analyser dans ces lignes s’insère dans une paracha pour le moins singulière, Bé’aalotéh’a (Nombres VIII – XII, 6)

 

Nous y voyons reprendre le récit des aventures des Enfants d’Israël, plus ou moins interrompu depuis la fin du Livre de l’Exode. Et le moins que l’on puisse dire est qu’en quelques chapitres seulement les événements se précipitent : dans notre péricope prennent place la première description de la mise en route du camp des Hébreux lors de leur première étape dans le Désert, le départ de Jéthro, une première récrimination du Peuple, la formation d’une assemblée de Soixante-Dix Anciens (que l’on peut considérer comme l’ancêtre du Sanhédrin[1]) pour y aider Moïse, l’épisode des cailles, et enfin, celui de la médisance de Myriam et de Aharon à l’encontre de leur illustre frère.

 

C’est dans ce cadre narratif très riche que s’inscrit l’histoire d’Eldad et de Meïdad (Chapitre XI) : lorsqu’il s’agit de choisir soixante-dix Anciens afin de suppléer Moïse, amené à un certain point de ruptures par les plaintes des Enfants d’Israël (cf. verset 14), D. procède en « élevant une partie de l’esprit qui est sur [Moïse] et le plaçant sur [ces Anciens] » (v. 16) Cette imposition entraîne alors les glorieux élus à prophétiser (v. 25), mais « ils cessèrent. Deux de ces hommes étaient [cependant] restés dans le camp, l’un nommé Eldad et l’autre nommé Meïdad, car ils étaient parmi les inscrits, mais ne s’étaient pas rendus à la Tente [d’Assignation] – et ils prophétisèrent dans le camp » (v. 25-26) Leur prophétie solitaire choqua Josué, qui supplia Moïse de les faire taire, mais ce dernier refusa.

 

Or la Torah ne dit mot de ce que prophétisèrent les deux personnages et de ce qu’il pouvait y’ avoir de choquant.

C’est le Talmud, dans le traité Sanhédrin 17a qui nous le dévoile[2] : après avoir décrit comment se passa précisément la sélection des soixante-dix Anciens[3], la Guémara raconte :

« Quelle fut leur prophétie ?

Ils dirent :  »Moïse va mourir, et ce sera Josué qui fera entrer le peuple en Terre Sainte »

Abba H’anin au nom de Rabbi Eli’ezer enseignait : ils prophétisèrent au sujet des cailles [que D. va envoyer juste après – v. 31-35], en avertissant :  »les cailles arrivent ! » »

Rav Nah’man disait : leur prophétie concernait [la guerre de] Gog et Magog[4] »

 

Ce passage est très étonnant : d’où chacun de ces Maîtres parvient à identifier la prophétie, puisque l’ Ecriture n’en dit mot ?

Et quel peut bien être le lien, si il y’ en a un, entre ces trois versions ?

 

Il semble que c’est le Maharcha[5] qui nous permet de comprendre ce qui est en jeu ici : ramenant les paroles du Targum Yonathan[6]selon lequel les trois opinions concordent, puisque le verset nous dit que les deux hommes  »prophétisèrent dans le Camp (Mah’ané) », et que les trois versions concernent toutes l’avenir du Camp d’Israël. Si cela est évident pour les deux premières opinions – il s’agit du Camp des Enfants d’Israël dans le Désert -, c’est également le cas pour Rav Nah’man, car dans les textes prophétiques traitant de la guerre de Gog et Magog, car on y parle du  »grand camp » qui s’installera et mettra le siège devant Jérusalem (cf. Zaccharie XIV, 15)

Il faut alors se demander en quoi tous ces événements à venir sont significatif quant à l’avenir des Enfants d’Israël – pourquoi insister sur la notion de mah’ané -, et pourquoi est ce précisément à ce moment là de leurs aventures que la Torah opère par le biais d’Eldad et de Meïdad cette brève ouverture sur le futur…

 

Ce sont les paroles du Maharal de Prague (H’iddouché Aggadot, sur place) qui sont à même de nous éclairer sur ce sujet[7]:

« […] Il y’ a ici trois opinions bien différentes.

Pour celui qui pense qu’ils prophétisèrent   »Moïse va mourir, et ce sera Josué qui fera entrer le peuple en Terre Sainte », il s’agit d’une vision relative à ce que Moïse demanda la formation d’un Sanhédrin de soixante-dix Anciens pour le soulager et l’épauler dans la tâche qui est la sienne. A cela, Eldad et Meïdad firent savoir que […] le prophète n’aura pas à supporter le poids et la charge de faire rentrer le Peuple en Erets Israël, comme il le dit lui même (Nombres XI, 12) :  »Est-ce donc moi qui ai conçu tout ce peuple, moi qui l’ai enfanté, pour que Tu me dises : portes le dans ton sein, comme le nourricier porte le nourrisson, jusqu’au pays que Tu as promis par serment à ses Pères ? »

Pour celui qui enseigne  que leur prophétie se rapportaient à la venue imminente des cailles, cela est dû au fait qu’en effet c’est dans ce but précis que furent rassemblés les soixante-dix Anciens, comme le dit explicitement le verset (id., v. 4), que le Peuple désirait manger de la viande.

Quant à l’opinion selon laquelle leur vision portait sur la guerre de Gog et Magog, cela se réfère au fait que les soixante-dix Anciens, qui étaient autant de prophètes, témoignent de ce que lorsqu’ adviendra ce conflit, Israël dominera les soixante-dix Nations puisqu’il sera le vainqueur. C’est ce que représentent les soixante-dix Anciens[8] : le lien privilégié, l’attachement d’Israël à D.[9] qui leur permettra de s’imposer face aux soixante-dix Nations »

 

On pourrait expliquer les dires du Maharal de la manière suivante :

Le Sanhedrin des soixante dix Anciens est ici appréhendé comme le représentant du Peuple Juif, et l’objet de la prophétie d’Eldad et de Meïdad est de se prononcer sur l’avenir de celui-ci, comme si l’ événement qui est alors en train de se produire – une crise majeure – se trouvait être le moment propice, à qui sait le voir, pour pressentir le futur.

 

Il est ainsi remarquable de constater que les trois opinions correspondent à trois stades différents de l’avenir : le court terme (les cailles), le moyen terme (succession de Moïse) et le long terme[10] (la guerre de Gog et Magog)

 

Cela pourrait se comprendre en affirmant que c’est spécialement dans ces moments particuliers où l’ordre établi semble s’écrouler que l’on est à même pour peu que l’on s’en donne les moyens d’entrevoir l’avenir.

 

Ce serait là le sens de la vision d’Eldad et de Meïdad : car ce fut alors, avec le découragement certain de Moïse, un épisode crucial quant à l’avenir du Peuple.

 

Il est envisageable d’approfondir encore ce mécanisme de  »prophétie dans le chaos » :

La Guémara dans H’oulin 95b nous enseigne que certains actes destinés à pressentir l’avenir sont permises, car ils ne peuvent pas être associées à la divination qui, elle, est fortement interdite[11]

Ceci nécessiterait une étude à part entière, mais celle ci nous montrerait que ce qui rend ces  pratiques licites est le fait qu’elles ne consistent à rien d’autre qu’à savoir observer la nature ou notre environnement pour pouvoir y découvrir ce qui y est déjà présent, en germes.

 

Il en serait de même au niveau de la société humaine, dans ces moments tragiques où les structures en place s’estompent. Alors toutes les forces en présence sont libérées, et sont par là même, observables.

 

(Il serait ainsi passionnant de voir comment les historiens par exemple, ou les philosophes politiques, analysent ces périodes (même après coup…), comme celles de la Révolution, de la Libération, ou qui sait, la période actuelle…)

 

Il reste encore à comprendre pourquoi ce sont précisément Eldad et Meïdad qui méritèrent de livrer ces prophéties à l’importance certaine, alors que les autres membres du Sanhédrin n’eurent pas ce privilège.

Notons que cela permettra de comprendre encore mieux le phénomène dont nous parlons.

 

Il semble que deux éléments doivent ainsi être évoqués :

 

La première est que le Talmud lui même nous précise que que si Eldad et Mëidad méritèrent de prophétiser ainsi, c’est car ils firent preuve d’ humilité :  »Puisque vous vous êtes humiliés (litt. : fait tout petit), alors j’ agrandirais votre stature », leur dit l’ Eternel.

Cela se réfère au fait que c’est par modestie qu’ils refusèrent (selon des modalités qui sont développées par la Guémara) de se rendre au tirage au sort qui détermina qui ferait partie du Sanhédrin.

Or l’humilité et la prophétie ont un rapport certain, puisque le Talmud (Nédarim 38a[12]) la compte entre autres parmi les qualités indispensables à recevoir la parole divine[13].

Et cela peut aisément se concevoir : là aussi, il est question de se mettre en retrait pour se laisser disponible envers les réalités spirituelles…

Et concernant précisément notre sujet, on peut concevoir que cela joua d’autant plus lorsque la prophétie en question concerne l’avenir d’une communauté humaine. Il faut y être capable d’un certain recul pour être à même de percevoir ce qui échappe à nos semblables, occupés à remplir leur rôle au sein de la société.

 

Cela se comprend encore mieux si on prend en compte la seconde preuve, qui est la fin de notre Guémara de Sanhédrin 17a :

Lorsque Josué supplia Moïse :  »Mon Maître Moïse, fais les taire ( »kelaëm’[14] »), le Talmud comprent qu’il requiert la chose suivante :  »Nomme les à une quelconque cherge publique, de manière à ce qu’ils s’arrêtent d’eux même [de prophétiser] »

La plupart des Commentateurs (Tossfot, Maharcha…) comprennent ce singulier lien de cause à effet par le fait que les soucis causés automatiquement par la charge de la cité empêche tout simplement l’homme de se trouver dans les dispositions d’esprit nécessaires pour recevoir la prophétie, parce que celle-ci demande une certaine disponibilité, comme nous l’avons brièvement vu.

 

Comment mieux exprimer que par cette requête  singulière du successeur de Moïse le fait que, aussi bien dans le domaine de la prophétie que pour comprendre le monde qui nous entoure, c’est uniquement l’être capable de prendre le maximum de recul qui est capable de percevoir les mécanismes et les phénomènes profond en jeu dans les situations de profonde mutations ?

Car il faut faire l’effort d’analyser  les événements de la manière la plus objective possible, dépassionnée, vu qu’il se tient en dehors des structures sociales en prenant un certain recul.

 

Ces deux aspects de notre passage talmudique permettent de comprendre pourquoi c’est de préférence lors de périodes de grandes confusion où vacillent toutes les structures que l’homme posté à la marge, que le spectateur avisé des fureurs de ses contemporains parvient à  »lire » l’avenir de sa communauté.

Parce que d’une certaine manière toute organisation d’une société vise à ordonner, maîtriser les passions humaines, nos instincts les plus profonds – autrement dit, à les cacher.

Dès lors, quand tout est chamboulé, les motivations premières et les appétits primaires peuvent se montrer sous leur vrai jour, et celui qui de loin les observe est à même de les identifier et de nommer ce qui est réellement en jeu et qui d’habitude reste dans l’ombre.

 

Cet épisode biblique d’ Eldad et de Meïdad est donc un véritable éloge de la marge.

Une invitation à se retirer, même momentanément du tumulte du monde pour se livrer à son introspection, et mieux le comprendre[15].

 

 

 

 

 


[1]Cf. Michna Sanhédrin I, 1, où le parallèle entre les deux institutions est clairement évoqué.

[2]Cf. également Midrach Bamidbar Rabbah XV, 19.

[3]Ce qui permet de comprendre ce que signifie :  »car ils étaient parmi les inscrits, mais ne s’étaient pas rendus à la Tente [d’Assignation] »

[4]Cf. Ezechiel ch. XXXVIII et Zaccharie ch. XIV – XV. C’ est une prophétie eschatologique sur une grande bataille qui précédera, autour du siège de Jérusalem, la venue du Messie. Ces textes sont lus lors des Haftarots des Fêtes de Soukkot.

[5]Rav Samuel Eidels (1555-1631), un des plus grand Commentateurs du Talmud en particulier des passages aggadiques.

[6]Transcription traditionnelle de la Bible en Araméen, attribuée au Tanna (Sage de la Michna) Yonathan ben ‘Ouziel. Notons que dans ce texte se fait l’écho d’une Tradition selon laquelle Eldad et Meïdad n’étaient autres que… les demi-frères de Moïse, que sa mère Yoh’ébed aurait eu pendant le période ou ‘Amram se serait séparé d’elle après les décrets de Pharaon.

[7]Cf. également comme explication de cette Guémara : Nah’manide, Rav Chimchon Raphaël Hirsh, Nétsi »v, Chem miChmouel (années 5670, 5673)

[8]C’est bien sur l’analogie numérique qui est à l’origine de cette interprétation.

[9]Plus haut dans ce passage, le Maharal a expliqué de quoi il en retourne : « C’est parce qu’ils atteignirent le niveau pour posséder un Sanhédrin de soixante-dix Anciens qu’ Israël acquiert le pouvoir de maîtriser à l’avenir les soixante-dix Nations » Ayant par ailleurs insisté sur le fait que ces Anciens furent également des prophètes, on peut supposer que le fait pour Israël d’ être an niveau spirituel suffisant pour  avoir un Sanhédrin témoigne de ce que ce Peuple a atteint quelque part ce que D. attend de lui, à savoir un développement optimal, et la réussite de cette objectif leur permet de prendre le dessus sur la volonté de domination des Nations opposées.

[10]Mais pas trop long, on l’espère…

[11]Vayikra XIX, 26 : « Ne vous livrez pas à la divination ni aux présages »

[12]Cf. également Pessah’im 66b.

[13]Cf. Maïmonide,  »Hilh’ot Yéssodeï haTorah VI, 1. On l’apprend d’ailleurs de Moïse, le plus grand des prophètes, et de ce que la Torah dit de lui à la fin de notre paracha (XII, 3)

[14]Ce mot a plusieurs sens (cf. Nah’manide) Ici il est compris dans le sens de user, faire cesser.

[15]Et de nos jours où les réseaux sociaux prennent tant de place, cette leçon ne peut être qu’ utile…

Voir l'auteur

“Parachat BEA’ALOTEH’A : ELDAD ET MEIDAD ou ELOGE DE LA MARGE”

Il n'y a pas encore de commentaire.