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Michpatim : Œil pour œil, dent pour dent

par: Jérôme Bénarroch

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Nous connaissons bien évidemment ces versets de la Paracha, (Chemot, 21,24) : « Un œil à la place d’un œil, une dent à la place d’une dent, une main à la place d’une main, un pied à la place d’un pied ». Nous connaissons bien évidemment ces versets de la Paracha, (Chemot, 21,24) : « Un œil à la place d’un œil, une dent à la place d’une dent, une main à la place d’une main, un pied à la place d’un pied ».

Loi du talion ; esprit de vengeance ; archaïsme barbare, dont la tradition rabbinique se serait émancipée en établissant qu’il s’agit là d’une compensation pécuniaire. Rachi explique : « Celui qui rend aveugle l’œil de son prochain devra l’indemniser de la valeur de son œil, selon l’évaluation de sa dépréciation sur le marché aux esclaves. Il en va de même de tous les cas semblables, sans que l’on ampute réellement un membre de l’auteur du coup, comme nos maîtres l’ont enseigné » (Cf. Baba Kama 84a)

Il y aurait la doctrine ancienne, biblique, violente et cruelle, et l’adaptation moderne de la période rabbinique. Que l’on s’inspire donc de cette historisation pour moderniser, pour réformer les vieux préjugés, pour être de son époque.

Mais l’analyse minutieuse des versets révèle que l’Ecriture elle-même parle d’argent. Deux éléments de preuve : le terme « à la place de », « tahat », apparaît en Deutéronome 22, 29 dans le verset « puisqu’il (tahat) l’a opprimée » et implique un dédommagement en argent. Puis dans Lévitique 24, 20, le verset dit « Une fracture à la place d’une fracture, un œil à la place d’un œil, une dent à la place d’une dent, comme il aura donné un défaut dans un homme, ainsi lui sera-t-il donné ». Or, Rachi pointe une expression déplacée : « Nos maîtres ont expliqué qu’il ne s’agit pas d’une mutilation entraînant un défaut corporel, mais d’une indemnisation en argent… D’où l’emploi du verbe « donner » dans ce contexte : une chose que l’on donne de la main à la main ».

Néanmoins, si l’on y regarde de plus près encore, la chose n’est pas évidente. Au verset 19, nous lisons « Et un homme, lorsqu’il donnera un défaut dans son prochain, comme il a fait, ainsi lui sera-t-il fait ». On dit bien explicitement « il lui sera fait comme il a fait ». On parle aussi, en fait, de ce qui lui sera donné en retour, non l’inverse. Quant à l’emploi de « tahat », qui selon les remarques de Rav S.R. Hirsch, n’exprime pas l’idée de punition, mais de compensation, dans le verset de Deutéronome, l’emploi du terme « tahat » se réfère tout autant au fait qu’elle devient la femme du violeur, sans qu’il puisse la répudier, à cause de ce qu’il lui a fait, qu’à l’amende des 50 pièces d’argent.

Plus profondément, le problème est en réalité difficile. La Tora semble bien s’exprimer clairement. Établir la règle en toute rigueur. Une blessure sur un homme est grave, et nécessite une réparation. Cela, du côté de la victime. Mais du côté de l’agresseur, la compréhension de la cruauté de son acte, s’il est volontaire, nécessite sans doute qu’on lui inflige la même épreuve.

Rambam, dans le Guide des égarés III, 41, s’exprime ainsi : « En général, la peine qu’on doit infliger à quiconque commet un crime sur son prochain, c’est d’agir envers lui exactement comme il a agi : s’il a porté une lésion au corps, il subira une lésion corporelle (…) Celui qui a privé quelqu’un d’un membre sera privé du membre, comme il est écrit « la mutilation qu’il aura faite à un homme lui sera faite également (Lev. 24, 20) (…) Pour les blessures dont il était impossible de rendre exactement la pareille, on était alors condamné à une amende d’argent, comme il est dit (Ex. 21, 19) : Il le dédommagera de son chômage et il le fera guérir ».

Premièrement, on note que quand la Tora veut exprimer une compensation pécuniaire, qui vient à la place d’un châtiment impossible à rendre, elle le fait. Pourquoi donc, voulant signifier, d’après les rabbins, une compensation pécuniaire, ne le dit-elle pas clairement ?

Deuxièmement, Rambam laisse bien sous-entendre ici que le châtiment corporel strict pourrait exister dans les cas généraux. Il y a donc bien une lecture évidente, patente, qui entérine cette loi du châtiment exact.

Malgré cela, Rambam lui-même, dans le Michné Tora Hilkhot Hovel ou Mazik chap. 1, 2-3, tranche bien sûr la halakha comme la Guemara, disant qu’il n’y a qu’une compensation pécuniaire. Il écrit aussi, dans l’introduction à son commentaire de la Michna, qu’un prétendu prophète qui dirait que l’expression « tu lui couperas la main » (Deut. 25, 12) doit être prise à la lettre, et non dans le sens d’une peine d’argent, montrerait par là qu’il est un faux prophète et devrait être mis à mort.

Que veut-il donc dire dans le Guide ? « Et il ne faut pas te préoccuper de ce que, dans ces cas, nous n’infligeons qu’une peine d’argent, car ce que j’ai pour but ici, c’est de motiver les textes bibliques, et non de motiver l’explication traditionnelle. En outre, j’ai aussi sur la tradition dont il s’agit une opinion qui ne peut être exposée que de vive voix ».

Quelle est cette « opinion » problématique ? Là encore, les explications les plus noires pourraient être proposées. Comme on l’a dit au début, voulait-il dire que les rabbins ont, par humanité civilisatrice, adouci l’ancienne loi du talion ? Moïse de Narbonne a pensé que Rambam ferait entendre par là que pour les rabbins eux-mêmes, toutes les fois que l’exécution de la loi du talion ne mettrait pas en danger la vie du coupable, elle serait applicable. Pour Shem-Tov, la distinction serait entre des actes volontaires, et des actes involontaires, par rapport auxquels la seule compensation pécuniaire serait justifiée. Mais celui-ci termine sa glose par une expression de désapprobation totale : « Puisse D. lui pardonner, à lui et à nous », qui montre bien la difficulté d’une telle construction.

Il semble plus certainement qu’il faut, comme Rambam en montre la nécessité, distinguer deux plans. Le plan du texte biblique, posant la règle de l’équivalence radicale, entre le dommage infligé et la peine encourue. En ce sens, il aurait été imprécis d’énoncer que la réparation d’une blessure, ou de la destruction d’un membre, puisse être autre chose que cette même blessure. Énoncer une compensation monétaire aurait bien évidemment amoindrit le sens de la gravité de l’acte, qui, parce qu’il est si violent contre un corps humain, ne mérite qu’une violence équivalente. Cependant, sur le plan de la peine, a posteriori donc, la cohérence de l’exégèse rabbinique traditionnelle reprend toute sa nécessité. Une fois le mal fait, la réparation n’est que pécuniaire. Mais on n’oublie pas, c’est ce que nous force à retenir Rambam, l’idée première, originelle (mais pas du tout au sens historique), que toute blessure au corps mérite une autre blessure.

Ainsi, une baraïta dans Baba Kama 84a énonce : « R. Eliezer a enseigné : « un œil à la place d’un œil », c’est un œil véritable. Crois-tu qu’il peut s’agir vraiment d’un œil véritable, (alors que l’on sait qu’il faut un dédommagement en argent) ? Rav Achi a enseigné : cela nous apprend que l’on évalue le montant du dédommagement d’après l’œil de l’agresseur, non d’après celui de la victime ». Cela pour asseoir que l’argent n’est pas exclusivement là pour réparer un dommage extérieur, fait sur un corps d’homme, mais qu’il s’agit d’un déboursement qui a pour origine l’œil du fautif, qui lui rappelle qu’il méritait en effet de perdre son propre œil.

Quelle est alors la logique de la Tora ché bé al pé ? Pourquoi ne pas assumer le châtiment corporel, lorsqu’il est possible ? La Guemara Ketouvot 38b montre que, précisément, le principe d’équivalence ne serait pas respecté : « On a enseigné à l’école de Hiskia : un œil à la place d’un œil, et non une vie à la place d’un œil ». Car l’extraction de l’œil, qui viendrait comme punition de la perte de l’œil d’une victime, pourrait entraîner, de façon incontrôlable, jusqu’à une mort. Ce qui est l’inverse du principe. Est donc établie l’impossibilité logique de l’application du châtiment corporel. La logique de l’Ecrit, et celle de l’Oral, quoique fonctionnant ici en sens inverse, se nouent donc rigoureusement.

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1990
Agrégé de lettres et Docteur en philosophie, Jérôme Benarroch est un ancien élève puis enseignant de la Yechiva des Étudiants de Paris. Il est actuellement professeur de philosophie et de français au lycée Ozar Hatorah Paris 13ème. Enseignant à l’Institut Elie Wiesel, à l’Institut Universitaire Rachi de Troyes, au SNEJ de l’Alliance Israélite Universelle, dans le cadre du cycle ACT de la Yechiva des Etudiants de Marseille, au Collège des Bernardins, et à l’Université Catholique de Louvain, il a publié des articles au sein des Cahiers d’Etudes Lévinassiennes, des revues La Règle d’Abraham, Orient-Occident les racines spirituelles de l’Europe, et des Cahiers philosophiques de Strasbourg et intervient régulièrement sur Akadem.

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