Le sujet des lois de fin de vie est d’une grande actualité dans les sociétés occidentales contemporaines. Il nous semble impérieux d’étudier dans les détails comment nos Maîtres abordent le sujet. Nous n’aborderons pas le sujet par des généralités, mais en analysant les nombreux passages du Talmud relatifs à ce sujet, ainsi que leurs commentaires traditionnels. Nous verrons combien ce sujet a fait l’objet d’une intense étude depuis des millénaires, et combien il nous forcera à nous interroger sur ce qu’est la vie et à y insuffler un sens.
L’étude présente nous forcera à nous demander comment aborder notre propre vie ? Sommes-nous propriétaire de notre vie, de notre corps ? Il est possible d’entrer dans le sujet de différentes manières. Nous choisissons d’introduire le sujet par l’étude approfondie d’un passage dans le Traité Avoda Zara 18a.
Première partie : Le début de la Guemara dans Avoda Zara 18a.
I. Les derniers instants de Rabbi ‘Hanina ben Taradion. Traité Avoda Zara 18a.
La Guemara du Traité Avoda Zara (18a) est une des sources centrales du sujet qui nous occupe. Nous n’allons pas aborder le sujet de manière frontale, mais au contraire nous le laisserons émerger au rythme des problématiques abordées dans la Guemara. Nos Maîtres ne s’expriment jamais de manière thématique mais de manière complexe. Plusieurs problèmes s’entremêlent et c’est à l’art du talmudiste d’en faire ressortir le point précis recherché.
תנו רבנן כשחלה רבי יוסי בן קיסמא הלך רבי חנינא בן תרדיון לבקרו אמר לו חנינא אחי אי אתה יודע שאומה זו מן השמים המליכוה שהחריבה את ביתו ושרפה את היכלו והרגה את חסידיו ואבדה את טוביו ועדיין היא קיימת ואני שמעתי עליך שאתה יושב ועוסק בתורה ומקהיל קהילות ברבים וספר מונח לך בחיקך אמר לו מן השמים ירחמו אמר לו אני אומר לך דברים של טעם ואתה אומר לי מן השמים ירחמו תמה אני אם לא ישרפו אותך ואת ספר תורה באש אמר לו רבי מה אני לחיי העולם הבא אמר לו כלום מעשה בא לידך אמר לו מעות של פורים נתחלפו לי במעות של צדקה וחלקתים לעניים אמר לו אם כן מחלקך יהי חלקי ומגורלך יהי גורלי.
‘Nos Maîtres enseignent : lorsque Rabbi Yossi ben Kisma est tombé malade, Rabbi ‘Hanina ben Taradion est allé le visiter. Il lui a dit (Rabbi Yossi ben Kisma) : ‘Hanina mon frère, ne sais-tu pas que c’est du Ciel que règne cette nation, elle qui a détruit Sa maison, qui a brûlé Son sanctuaire, qui a tué Ses fervents, qui a amené à leur perte Ses meilleurs, et son empire tient toujours ? Et qu’est-ce que j’entends à ton sujet, que tu es assis en étudiant la Torah et que tu fais de grands rassemblements publics avec un livre de Torah posé contre ta poitrine ! Il lui dit (Rabbi ‘Hanina ben Taradion) : que du Ciel on ait pitié ! Il lui dit (Rabbi Yossi ben Kisma) : je te dis des choses sensées et tu me dis que du Ciel on ait pitié ! Je serais bien étonné si on ne te brûlerait pas dans le feu toi et le livre de Torah ! Il lui dit (Rabbi ‘Hanina ben Taradion) : Rabbi, serait-ce possible que j’aie part moi à la vie du monde futur, à la vie du Olam HaBa ? Il lui dit (Rabbi Yossi ben Kisma) : est-ce qu’un acte est venu entre tes mains ? Il lui dit (Rabbi ‘Hanina ben Taradion) : de l’argent de Pourim s’est échangé pour moi à la place de l’argent de Tsedaka, et je l’ai partagé aux pauvres. Il lui dit (Rabbi Yossi ben Kisma) : si c’est ainsi, que de ta part aurais-je une part, et que de ton destin aurais-je mon destin !’
- Les périodes de persécutions, שעת השמד.
Beaucoup de problématiques fondamentales sont soulevées par cette Beraïta. Abordons-les, étape par étape.
Rabbi Yossi ben Kisma était un grand maître de sa génération, génération qui a suivi la destruction du Second Temple. Lors de la destruction du Temple Rabban Yo’hanan ben Zakaï a négocié avec Vespasien que, quoi qu’il arrive, Yavné, le grand centre de Torah de l’époque, soit épargné (Traité Guittin 56b). Cependant, une génération après, les romains interdirent sous peine de mort d’enseigner la Torah. Que faire dans une telle situation ?
Le grand Maître Rabbi Yossi ben Kisma est malade, son élève Rabbi ‘Hanina ben Taradion vient le visiter. Mais c’est le malade qui l’invective ! Quoi ? Qu’est-ce que j’entends ? Au nez et à la barbe de nos oppresseurs tu vas de ville en ville donner des cours de Torah ! Tu es un suicidaire ! Mais la Guemara ne nous raconte pas des petites histoires, ni une confrontation entre deux types de caractères : l’un tenant de la realpolitik et l’autre un jusqu’au-boutiste. Ici la Guemara nous analyse une problématique halakhique : comment aborder d’un point de vue légal les persécutions ?
Rabbi Yossi ben Kisma argumente. ‘Hanina mon frère, ne sais-tu pas que c’est du Ciel que règne cette nation, elle qui a détruit Sa maison, qui a brûlé Son sanctuaire, qui a tué Ses fervents, qui a amené à leur perte Ses meilleurs, et son empire tient toujours ?’
Rabbi Yossi ben Kisma met en relief que les persécutions des Romains ne sont pas de simples événements historiques. Indubitablement nous sommes en face d’un dévoilement d’une Volonté supérieure qui nous échappe. En effet comment est-ce possible que ces impies aient pu faire ces pires exactions et tenir encore ? Comment ont-ils pu s’attaquer à D.-même et continuer leur cirque comme si de rien n’était ? Et la mort des Tsadikim lors de persécutions est bien l’interrogation et la souffrance la plus intense, et ces Romains ont massacré les meilleurs du peuple juif. Il est bien clair et éloquent que nous sommes ici en face d’un dévoilement d’une Volonté supérieure qui nous dépasse, et toi tu viens et tu t’opposes à leurs décrets comme si de rien n’était ! Tu ne joues pas dans la même cour qu’eux. Tu te suicides, et le suicide est prohibé. Dans de telles situations, d’un point de vue juridique, il faut faire profil bas.
III. Comment aborder le débat entre Rabbi Yossi ben Kisma et Rabbi ‘Hanina ben Taradion en termes légaux, Halakhiques ? Travaux d’approche.
Nous avons rapporté plusieurs fois dans les chapitres précédents les démarches de Rambam et de Ramban pour lesquels ne pas transgresser en s’exposant à la mort lorsque la Halakha est que l’on doit transgresser est considéré comme un suicide. Nous avons étudié que, malgré tout, Ramban développe qu’il est toutefois légitime de faire tout son possible, voire l’impossible pour exprimer notre attachement indéfectible aux commandements de la Torah. Nous trouvons cette tension entre préservation de sa vie et dévouement ultime dans le passage de la Guemara qui analyse les derniers moments de Yéhouda ben Baba (Sanhédrin 13b et 14a). Avant d’aborder ce passage, il est nécessaire de présenter quelques notions. A priori un juge est apte à juger d’après la Torah que si, outre ses compétences, il a reçu la Smikha, סמיכה, l’imposition des mains de ses maîtres. Concrètement la plupart des procédures de droit civil peuvent être traitées par des juges compétents même s’ils n’ont pas reçu la Smikha. Par contre les lois appelées Knassot, קנסות, et les procédures au pénal (flagellation et condamnation à mort) ne peuvent être traitées que par des juges ayant reçu la Smikha.
La Smikha consiste en une ordination que l’on reçoit de trois juges qui eux-mêmes ont reçu cette ordination de leurs maîtres qui l’ont reçue de leurs maîtres jusqu’à Moshé notre Maître. Cette procédure ne peut être effectuée qu’en terre d’Israël, c’est pourquoi la Smikha s’est arrêtée vers la fin de l’époque du Talmud car il n’y avait plus de centre actif de Torah en terre d’Israël. La démarche de Rambam est que le renouveau de la Smikha, donc de la capacité de juger toutes les lois de la Torah, est une condition préliminaire à la venue du Mashia’h (dans son commentaire sur la Mishna du premier chapitre du Traité Sanhédrin).
Concrètement des juges compétents qui n’ont pas la Smikha peuvent juger la plupart des lois de droit civil, par contre il faut des juges ayant la Smikha pour juger les lois de Knassot. Un Knass représente un paiement qui ne constitue ni un remboursement ni un dédommagement mais une pénalité. Exemple. Il y a deux catégories de vols selon la Torah : גזל וגניבה, le Guézel et la Guenéva. Le Guézel est le vol en face, le voleur doit rendre son larcin ou bien le rembourser. La Guenéva est le vol fait de manière à ce que la personne volée ne s’en rende pas compte, ce que l’on appelle en français de tous les jours : le vol en douce. Dans ce cas la Torah condamne le voleur à payer le double de la valeur du larcin. Le paiement du double est appelé Knass. Juridiquement ne peuvent juger de telles procédures que des juges ayant reçu la Smikha.
Abordons la Guemara du Traité Sanhédrin 13b et 14a :
אמר רב יהודה אמר רב ברם זכור אותו האיש לטוב ורבי יהודה בן בבא שמו שאילמלא הוא בטלו דיני קנסות מישראל שפעם אחת גזרה מלכות הרשעה גזירה על ישראל שכל הסומך יהרג וכל הנסמך יהרג ועיר שסומכין בה תיחרב ותחומין שסומכין בהן יעקרו מה עשה יהודה בן בבא הלך וישב לו בין שני הרים גדולים ובין שתי עיירות גדולות ובין שני תחומי שבת בין אושא לשפרעם וסמך שם חמשה זקנים ואלו הן ר »מ ור’ יהודה ור’ שמעון ור’ יוסי ור’ אלעזר בן שמוע. רב אויא מוסיף אף ר’ נחמיה. כיון שהכירו אויביהם בהן אמר להן בניי רוצו אמרו לו רבי מה תהא עליך אמר להן הריני מוטל לפניהם כאבן שאין לה הופכים אמרו לא זזו משם עד שנעצו בו שלש מאות לונביאות של ברזל ועשאוהו ככברה.
‘Rav Yéhouda dit au nom de Rav : souviens-toi toujours du bien de Rabbi Yéhouda ben Baba car s’il n’y avait pas lui les lois de Knassot se seraient arrêtées du peuple d’Israël. En effet une fois la royauté impie (les Romains) avait passé un décret contre Israël que tout Maître qui ferait la Smikha serait tué, et que tout élève qui recevrait la Smikha serait tué, que la ville où l’on ferait la Smikha serait détruite et que le T’houm où l’on ferait la Smikha anéanti. Que fit Rabbi Yéhouda ben Baba ? Il alla et s’installa entre deux hautes montagnes, entre deux grandes villes et hors de deux T’houms de Shabbat, entre Housha et Shafrham et il donna la Smikha à cinq anciens, et les voici : Rabbi Méir, Rabbi Yéhouda, Rabbi Shimon, Rabbi Yossi et Rabbi Elazar ben Shamoua. Rav Houya ajoute aussi Rabbi Né’hémia. Lorsque les ennemis se rendirent compte de ce qu’ils faisaient, il leur dit : mes enfants, courrez ! Ils lui dirent : et toi Rabbi que va-t-il advenir de toi ? Il leur dit : je suis devant eux comme une pierre sur laquelle il n’y a pas de prise. Nos Maîtres rapportent : ils n’eurent pas le temps de bouger de là qu’ils enfoncèrent trois cent lances de fer dans son corps et firent de lui comme une passoire.’
Il ressort clairement de cette Guemara ce que nous avons voulu expliquer dans le Ramban sur Shabbat 49a que Rabbi Yéhouda ben Baba ne s’est pas exposé frontalement à la mort. Avec ses élèves ils ont fait tout leur possible pour ne pas être remarqués, néanmoins leurs efforts n’ont pas porté leurs fruits et Rabbi Yéhouda ben Baba fut attrapé. C’est la notion de Messirout Néfèsh, de dévouement, que nous avons déduite du commentaire de Ramban, et non de sacrifice.
Si c’est ainsi comment Rabbi ‘Hanina ben Taradion pouvait-il enseigner la Torah devant de grandes assemblées ostensiblement alors que les Romains avaient promulgué leurs décrets impies ?
IV. Reprenons le dialogue entre Rabbi Yossi ben Kisma et Rabbi ‘Hanina ben Taradion.
Nous avons étudié plus haut (chapitre 13 de la cinquième partie), qu’exprimer notre attachement aux commandements de la Torah, même dans les situations extrêmes, montre combien ceux-ci nous sont vitaux, et ainsi, nous demandons quelque part à notre Créateur que, si nous allons vers Lui, Lui vienne aussi vers nous. C’est ce que Rabbi ‘Hanina ben Taradion répond à Rabbi Yossi ben Kisma en disant מן השמים ירחמו, ‘que du Ciel on ait pitié’ ! Mais son interlocuteur lui répond qu’ici nous ne sommes pas dans des circonstances de persécutions auxquelles le peuple juif est quelque part habitué, nous sommes dans des persécutions hors-normes. Ce n’est pas du dévouement, c’est du suicide. Et Rabbi Yossi ben Kisma prouve à Rabbi ‘Hanina ben Taradion que, non seulement il expose sciemment sa vie à la mort, mais encore il bafoue quelque part la Torah.
Rabbi ‘Hanina ben Taradion prend acte des remontrances de Rabbi Yossi ben Kisma puisqu’il lui dit : מה אני לחיי עולם הבא, ‘Rabbi, serait-ce possible que j’aie part moi à la vie du monde futur, à la vie du Olam HaBa ?’
Quelle est la question de Rabbi ‘Hanina ben Taradion ?
Après recherche, nous avons trouvé que Rabbi Shlomo Kluger, dans son ouvrage Avodat Avoda sur le Traité Avoda Zara, propose une démarche satisfaisante. Nous en donnons notre traduction.
‘Rabbi Yossi ben Kisma s’emporta sur lui étant donné que juridiquement la situation n’impliquait pas de donner sa vie il n’aurait pas dû mettre sa vie en danger. C’est pourquoi il lui dit : Je serais bien étonné si on ne te brûlait pas dans le feu toi et le livre de Torah ! C’est pourquoi Rabbi ‘Hanina ben Taradion lui demande : Serait-ce possible que j’aie part moi à la vie du Monde futur ? Etant donné qu’il se livre à la mort quand la Halakha précise qu’il ne doit pas le faire, serait-ce donc comme un suicide, cas où la personne perd sa part au Monde futur ? Ou bien aurait-il néanmoins part au Monde futur étant donné que son intention n’est dirigée que pour la Gloire d’HaShem ?’
En d’autres termes. Rabbi ‘Hanina ben Taradion a entendu la remontrance de son Maître, et lui demande : est-ce un suicide, cas où je n’aurais pas part au Monde futur ? Rabbi Shlomo Kluger explique ainsi : ‘Il est de notoriété publique que dans notre Tradition la personne qui se suicide n’a pas part au Monde futur. Mais quelle est la source de cette affirmation communément admise ? Il me semble que la source est la question présente de Rabbi ‘Hanina ben Taradion.’
Là-dessus, Rabbi Yossi ben Kisma lui demande : Est-ce qu’un acte est venu entre tes mains ?
- Est-ce qu’un acte est venu entre tes mains ? Démarche de Rambam.
Cette petite phrase a fait couler beaucoup d’encre. Réalisons de quoi nous parlons. Voici un Maître qui, au péril de sa vie, va de ville en ville pour enseigner la Torah, pour que notre Tradition puisse se perpétuer, et un rabbin malade, cloué sur son lit, lui demande : est-ce que tu as fait quelque chose ?
Reprenons la question dans les termes qu’a proposés Rav Shlomo Kluger. Est-ce que finalement ce dévouement n’est qu’une sorte de suicide, auquel cas Rabbi ‘Hanina ben Taradion perdrait toute pérennité à son âme, ou bien est-ce qu’effectivement ce dévouement est mû par une volonté véritable de servir D. de manière désintéressée et authentique ? Mais comment sonder les intentions et les cœurs ?
Rabbi Yossi ben Kisma lui demande : Est-ce qu’un acte est venu entre tes mains ?
Le Rambam, dans son commentaire sur la dernière Mishna du Traité Makot va analyser cette question et en déduire un principe fondamental de notre Tradition.
La Mishna enseigne :
רבי חנניא בן עקשיא אומר רצה הקדוש ברוך הוא לזכות את ישראל לפיכך הרבה להם תורה ומצות שנאמר יי חפץ למען צדקו יגדיל תורה ויאדיר.
‘Rabbi ‘Hanania ben Hakashia dit : D. a voulu donner du mérite à Israël, c’est pourquoi Il a multiplié Torah et Mitsvot, comme dit le verset (Yishayahou 42,21) « D. désire lui donner du mérite, que soit grande la Torah et puissante ! ».’
Explication de Rambam :
‘Un des fondements de la foi de la Torah est que si un homme accomplit un commandement des six-cent-treize commandements de la Torah comme il se doit, et qu’il n’y associe aucun intérêt des intérêts du monde d’aucune manière mais qu’au contraire il l’accomplisse pour son nom par amour, alors cet homme mérite par cela la vie du monde futur. C’est ce que dit Rabbi ‘Hanania ben Hakashia, les Mitsvot, par le fait qu’elles sont nombreuses, il est impossible que l’homme n’en accomplisse pas une comme il faut de manière parfaite au cours de sa vie. Et en l’accomplissant de cette manière son âme trouve vie par cet acte. Et la preuve à la justesse de cette explication est le dialogue qu’il y eut entre Rabbi ‘Hanina ben Taradion et Rabbi Yossi ben Kisma. Il lui demanda : aurais-je part au monde futur ? Et il lui répondit : Est-ce qu’un acte est venu entre tes mains ? C’est-à-dire, est-ce que s’est présenté à toi d’accomplir une Mitsva comme il faut ? Il lui répondit que s’est présenté à lui la Mitsva de Tsedaka qu’il a accomplie une fois d’une manière entière et parfaite. Et par cela il acquit la vie du Monde futur. L’explication du verset est donc : « D. désire donner du mérite, il s’entend : donner du mérite à Israël, que soit grande la Torah et puissante ! ».’
Rambam, dans sa démarche analytique, déduit de la question de Rabbi Yossi ben Kisma ainsi que de sa réaction lorsque Rabbi ‘Hanina ben Taradion lui a rapporté ce qu’il avait fait de précis, que la personne peut atteindre la vie du monde futur en ayant accompli un acte de Mitsva de manière désintéressée, pour la Mitsva, ce que notre Tradition appelle לשמה, ‘pour son nom’. Nous pouvons déduire donc que la profusion de commandements dans la Torah ainsi que l’ampleur de ce que représente l’étude de la Torah ne sont là que pour ce qu’une fois nous fassions un acte dans notre vie : כלום בא מעשה לידך, est-ce qu’un acte est venu entre tes mains ?
Fort de cette explication, Rambam nous aide à lire la Mishna et le verset d’Yishayahou. Le verset dit « D. veut lui donner du mérite » mais à qui ? La Guemara que nous étudions nous aide à comprendre que c’est à Israël, et tel est l’enseignement de Rabbi ‘Hanania ben Hakashia. Nous aurions pu imaginer que la profusion de commandements de la Torah serait pour donner de la grandeur à D., l’innovation est que cet ensemble somptueux est pour donner du mérite à Israël.
Cette lecture de Rambam ouvre de vastes horizons de réflexion. Entre autres, nous pouvons apprécier l’immense humanité qu’elle renferme. En effet, qui est l’homme ? Qui sommes-nous ? Créatures pétries de matérialité, de petitesse, d’intérêts et d’appétits constants. Lorsque l’on voit autrui, nos congénères, on voit souvent leurs défauts, leurs manquements et cela nous énerve. Nous voyons ici de la lecture de Rambam dans la Mishna de Rabbi ‘Hanania ben Hakashia que D. ne s’énerve pas. Il donne avec profusion des éléments variés, diversifiés, de manière à ce qu’une fois on fasse quelque chose de parfait. Ami, lorsque tu vois quelqu’un et que tu vois ses défauts, ne te limite pas à ton regard étroit. Regarde le potentiel extraordinaire de cette personne, elle est capable de faire une fois quelque chose de bien. C’est formidable ! Quel bonheur !
- Quelle est la réponse de Rabbi ‘Hanina ben Taradion ?
אמר לו מעות של פורים נתחלפו לי במעות של צדקה וחלקתים לעניים.
‘Il lui dit (Rabbi ‘Hanina ben Taradion) : de l’argent de Pourim s’est échangé pour moi à la place de l’argent de Tsedaka, et je l’ai partagé aux pauvres’.
De quoi s’agit-il ?
Rashi sur Avoda Zara 17b donne deux explications.
Première explication. Rabbi ‘Hanina ben Taradion était responsable d’une caisse de Tsedaka. Il avait collecté de l’argent de la part des gens de la ville pour le distribuer aux pauvres pour leur repas de Pourim. Il avait aussi collecté de l’argent de Tsedaka. Lorsqu’il a distribué de l’argent aux pauvres, les portes-monnaies se sont échangés et c’est de la caisse destinée aux repas de Pourim qu’il a donné aux pauvres croyant que c’était de l’argent de la caisse de Tsedaka. Il y a une Halakha que de l’argent collecté pour le repas de Pourim ne doit pas être utilisé à d’autres fins (Baba Métsia 78b). Rabbi ‘Hanina a dédommagé de son propre argent la caisse collectée pour les repas de Pourim.
Analyse de cette explication. Rabbi ‘Hanina ben Taradion est considéré dans la Guemara Avoda Zara 17b comme l’exemple même du responsable de caisse de Tsedaka. Et la Guemara amène notre cas pour montrer combien il était droit et combien il était digne de confiance. En général lorsque l’on donne de la Tsedaka à un responsable de cette caisse, celui-ci a latitude de distribuer cet argent selon son estimation et sa gestion. Néanmoins l’argent collecté pour le repas de Pourim ne peut être affecté qu’au repas de Pourim. Donc les portes-monnaies se sont échangés et Rabbi ‘Hanina a donné aux pauvres de la caisse de Pourim croyant que c’était de la caisse de Tsedaka. Il y avait donc perte pour la caisse de Pourim (puisque cet argent ne devait être affecté qu’aux repas de Pourim et non à d’autres besoins). Il aurait pu prendre de la caisse de Tsedaka et dédommager la caisse de Pourim. Il a préféré ne pas le faire. Il a pris de son propre argent et a complété la caisse de Pourim.
On peut se poser la question : mais où y avait-il un problème à ce que Rabbi ‘Hanina ben Taradion prenne de la caisse de Tsedaka la somme qui a été dépensée par erreur pour dédommager la caisse destinée aux repas de Pourim ?
Seconde explication de Rashi. Rabbi ‘Hanina ben Taradion avait mis de côté de l’argent pour son propre repas familial de Pourim et cette somme s’est échangée avec l’argent de sa caisse de Tsedaka, et il l’a distribuée aux pauvres croyant que c’était la caisse de Tsedaka. Ensuite, lorsqu’il s’en est rendu compte, il ne s’est pas dédommagé de la caisse de Tsedaka, et il a payé les frais de son repas de Pourim à partir d’un autre argent.
Là aussi la question se pose : quel peut être le problème de se dédommager à partir de la caisse de Tsedaka, puisqu’il y a eu erreur manifeste ?
Il est plus facile de comprendre la seconde explication en disant que, bien que juridiquement il eût été légitime de se dédommager de la caisse de Tsedaka, néanmoins Rabbi ‘Hanina ben Taradion, en tant qu’administrateur de la caisse de Tsedaka, avait du scrupule à mélanger ses affaires personnelles, en l’occurrence le repas festif et familial de Pourim, avec l’argent destiné aux pauvres.
VII. Démarche de Rabbi Shlomo Kluger.
Nous avons rapporté dans le quatrième paragraphe de cette étude la démarche de Rav Shlomo Kluger. Dans la suite de son commentaire il explique l’acte de Rabbi ‘Hanina ben Taradion dans les termes suivants.
‘Est-ce qu’un acte est venu entre tes mains ? Rabbi ‘Hanina ben Taradion lui répondit en d’autres termes : nous savons que celui qui se suicide n’a pas part au Monde futur. Par contre nous ne trouvons pas l’équivalent dans les sujets d’argent que quelqu’un qui dilapiderait son argent ferait quelque chose de répréhensible. L’explication n’est pas compte tenu de la gravité de la vie par rapport à l’argent qui est moins grave. Car si cela était la raison, si pour la perte consciente de la vie il y a une faute gravissime, il devrait y avoir tout au moins une faute minime dans le dilapidement de son argent. Or nous ne trouvons cela nulle part, si ce n’est que les Sages de Housha (Traité Ketoubot 50a) ont institué peu après la destruction du Second Temple que l’on ne doit pas dilapider plus qu’un cinquième de ses biens pour la Tsedaka. Mais quoi qu’il en soit juridiquement nous n’avons jamais entendu qu’il y ait un interdit relatif à l’argent. Il nous semble que le distinguo entre la vie et l’argent est le suivant : la base de l’argent est qu’il est là pour le besoin de l’homme. C’est pourquoi il a toute latitude de disposer de ses biens, d’y renoncer s’il veut diminuer sa jouissance. Par contre l’âme humaine est créée pour servir son Créateur, comme dit Ben Azaï dans le Traité Kidoushin 82a : moi qui suis créé pour servir mon Créateur (…). Nous comprenons maintenant la réponse de Rabbi ‘Hanina : la démarche de D. est de juger l’homme selon sa conduite entre lui et lui-même. Si l’homme a l’habitude de ne pas être regardant sur ses biens et est prompt à y renoncer pour accomplir de manière élevée la volonté de son Créateur, il lui sera alors permis d’aller plus loin que le droit strict et d’exposer sa vie pour le maintien de la Torah et sa transmission.’
Pour synthétiser, Rabbi ‘Hanina ben Taradion comprend qu’il expose sa vie en enseignant la Torah dans ce contexte. Et suite aux remontrances de Rabbi Yossi ben Kisma il se demande s’il aura part au Monde futur. Si véritablement il est mû par une volonté de faire la volonté de son Créateur ce ne sera pas un suicide mais une sanctification du Nom de D., et il aura part au Monde futur, mais qui peut dire sur lui-même qu’il agit de manière désintéressée ? Le test est sur sa relation à son propre argent.
Néanmoins il nous reste toutefois à définir de manière précise en quoi dédommager de son argent personnel la caisse destinée aux repas de Pourim selon la première explication de Rashi ou bien ne pas se dédommager soi-même de la caisse de Tsedaka selon la seconde explication représente une attention particulière à accomplir la volonté de D. . En effet le Rithva dans son commentaire sur notre Guemara (rapporté dans le Aïn Yaakov) explique qu’il n’y a pas de Kedousha dans l’argent de Tsedaka, la seule problématique étant de ne pas léser les pauvres. La preuve du Rithva est la Guemara suivante du Traité Baba Batra 8b :
גבאי צדקה שמצא מעות בשוק לא יתנם בתוך כיסו אלא נותנן לתוך ארנקי של צדקה ולכשיבא לביתו יטלם כיוצא בו היה נושה בחבית מנה ופרעו בשוק לא יתננו לתוך כיסו אלא נותן לתוך ארנקי של צדקה ולכשיבא לביתו יטלם.
‘Un responsable de la caisse de Tsedaka qui a trouvé de l’argent dans la rue (soit de l’argent qui lui appartient, soit de l’argent trouvé qu’il lui est en droit de prendre pour lui-même) ne doit pas mettre cet argent dans sa poche mais dans la caisse de Tsedaka. Lorsqu’il rentrera chez lui, il récupèrera cet argent et le prendra pour lui. De même, si ce responsable, ce Gabaï, est créancier de quelqu’un et que ce débiteur le trouve dans la rue et lui rembourse sa dette, il ne doit pas mettre cet argent dans sa poche. Il doit mettre cet argent dans la caisse de Tsedaka, et lorsqu’il rentrera chez lui, il récupèrera cet argent et le prendra pour lui.’
De même que le Gabaï Tsedaka, le responsable de la caisse de Tsedaka, se doit d’être irréprochable par rapport à D., de même doit-il l’être par rapport aux hommes (langage du Aroukh HaShoul’han Yoré Déah chapitre 257,§9). C’est pourquoi les Sages ont-ils institué quelques barrières pour éviter qu’on le soupçonne de détourner cet argent de Tsedaka à son profit. La Guemara nous enseigne que s’il trouve de l’argent dans la rue, et que cet argent manifestement est Hefker, sans propriété, il ne doit pas le mettre dans son porte-monnaie personnel mais dans le porte-monnaie spécifique de la caisse de Tsedaka. Il récupèrera cet argent pour lui lorsqu’il sera rentré chez lui. De plus si quelqu’un doit de l’argent à ce Gabaï et qu’il le rencontre dans la rue et qu’il le lui rembourse, il doit faire de même.
Rabbi Méir HaLévy Aboulafia, le Yad Rama, déduit de là que si de l’argent de Tsedaka s’est échangé à la place de l’argent d’un privé, et qu’il a donné cet argent à la place de l’argent de Tsedaka, il peut récupérer l’argent à l’origine de Tsedaka pour lui-même. Le Rithva déduit qu’il n’y a pas une sainteté dans les pièces de Tsedaka. Si c’est ainsi quel sens y avait-il au renoncement de Rabbi ‘Hanina ben Taradion de se dédommager de l’argent de la caisse de Tsedaka ? Et qu’est-ce qui a alors poussé son contradicteur à le complimenter et à reconnaitre sa grandeur exceptionnelle ?
Le Maharal de Prague dans les ‘Hidoushé Agadot répond à ces questions.
VIII. Démarche du Maharal dans les ‘Hidoushé Agadot sur Avoda Zara 18a.
La démarche du Maharal est tellement fondamentale qu’il nous parait nécessaire de la rapporter en son langage selon notre traduction, avec quelques compléments d’explication.
‘C’est très étonnant, est-ce que cet épisode est plus important que le fait qu’il organisait de grands rassemblements publics et enseignait la Torah à toute la communauté ?
Nous pouvons dire dans un premier temps que cet épisode nous renseigne sur la grandeur de la confiance que l’on pouvait avoir en lui. Et étant donné qu’il est un homme de confiance, quelqu’un de Nééman, נאמן, il est juste que lui revienne le monde futur, le Olam HaBa, comme dit le verset (Yeshayahou 26,2) « Ouvrez les portes que vienne le peuple Kadosh gardien de la confiance », ce qui t’enseigne combien grande est la Emouna, la confiance, devant D. .
Nous pouvons ajouter qu’il ne lui a demandé que : כלום מעשה בא לידך, est-ce qu’un acte est venu dans tes mains ? C’est-à-dire un épisode duquel je pourrais comprendre et savoir si tu corresponds au monde futur. En effet D. montre aux Tsadikim, aux justes, dans ce monde-ci, s’ils ont à voir avec le Olam Haba, avec le monde futur. Et c’est ce qu’il lui a demandé : est-ce qu’un acte est venu dans tes mains duquel il serait possible de discerner où tu te situes ?
[Nous pouvons remarquer que le Maharal lit la Guemara de manière complètement différente de Rambam dont nous avons rapporté la démarche au paragraphe cinq de cette étude. Quant à la lecture même du Maharal, il va l’expliquer dans la suite]
Il lui a répondu que de l’argent de Pourim s’est échangé avec l’argent de Tsedaka et il l’a distribué aux pauvres. Explication. L’argent de Pourim n’est donné que pour le manger, la boisson et la joie. Le pauvre n’est pas autorisé à acheter avec cet argent qui lui a été donné pour le repas de Pourim ne serait-ce que pour s’acheter un lacet de chaussure, c’est-à-dire quelque chose qui serait pour sa vie. En effet l’argent de Pourim n’est voué qu’au manger complètement physique, et il est interdit d’acheter avec des lacets de chaussures, bien que la chaussure soit pour une utilisation assez basse qui est le service du pied qui est bas dans le corps, ce qui aurait pu suggérer que cela soit permis, néanmoins c’est interdit. Il lui dit que s’est échangé l’argent de Pourim avec l’argent de Tsedaka, c’est-à-dire que s’est échangé ce monde-ci qui est fait de manger et de boisson avec l’argent de Tsedaka qui est pour les pauvres. La pauvre n’a pas du tout ce monde-ci, il est dégagé de ce monde-ci. Le pauvre ne demande qu’à vivre, il ne recherche pas la jouissance physique. C’est dans ce sens que nos Maîtres ont enseigné que le monde futur n’a été créé que pour Rabbi ‘Hanina ben Dossa et ses compagnons (Traité Berakhot 61b) car celui-ci n’avait aucun confort et aucune jouissance de ce monde-ci, c’est pourquoi le monde futur lui seyait particulièrement.
Il lui dit : et j’ai distribué cet argent aux pauvres. C’est-à-dire qu’il a distribué l’argent destiné aux repas de Pourim aux pauvres. En effet à quoi servit cet échange s’il n’avait pas donné cet argent aux pauvres ? Cela exprime que s’est échangé pour lui ce monde-ci dans un monde où il n’y a pas de manger corporel. On comprend qu’il lui ait dit : que de ta part aurais-je une part, et que de ton destin aurais-je mon destin ! En effet il lui dit que maintenant il voit clairement que ta part est sortie de la part de ce monde-ci et s’est échangée avec la part du monde futur, comme c’était le cas de Rabbi ‘Hanina ben Taradion, pour lequel ce monde-ci s’est échangé avec le monde futur.’
C’est avec beaucoup d’émotion que nous allons essayer de décrypter ce commentaire redoutable du Maharal. Les premières lectures d’un tel commentaire laissent perplexe. Nous affirmons, et c’est comme cela que nous l’avons appris de nos Maîtres, que ces mots abscons ne prennent sens que si l’on est prêt à les prendre comme une thérapie et à y introduire nos interrogations et angoisses les plus intimes.
Tout d’abord mettons en place comment le Maharal lit la Guemara d’un point de vue technique.
Prenons la première explication de Rashi. Nous savons que Rabbi ‘Hanina ben Taradion était Gabaï Tsedaka, un responsable de la caisse de Tsedaka. Il avait collecté de l’argent pour le repas de Pourim des pauvres de la ville, et il avait aussi collecté de l’argent pour le distribuer aux pauvres. Croyant que c’était de la caisse de Tsedaka, il a pris de la caisse destinée aux repas de Pourim et a distribué cet argent aux pauvres. Ensuite il s’est rendu compte de son erreur. Juridiquement il aurait pu prendre de la caisse de Tsedaka et dédommager la caisse de Pourim à partir de la caisse de Tsedaka, comme nous l’avons appris plus haut, mais il ne l’a pas fait. Toutefois la nuance dont parle le Maharal s’entend mieux si l’on explique selon la seconde lecture de Rashi en y introduisant un détail qui se trouve dans Tossefot (עבודה זרה י »ז ע »ב דה »מ מעות של פורים). Rabbi ‘Hanina ben Taradion avait mis dans un porte-monnaie de l’argent pour son propre repas de Pourim. Et cet argent s’est échangé avec l’argent de la caisse de Tsedaka dont il était le responsable. Il s’est trompé et lorsqu’il allait distribuer l’argent de Tsedaka il s’est rendu compte qu’il avait en main l’argent destiné au repas de Pourim. Lorsqu’il s’est rendu compte de cette erreur il a été saisi d’une prise de conscience profonde et a donné cet argent aux pauvres et ne s’est pas dédommagé de la caisse de Tsedaka. Quelle fut cette prise de conscience ?
Mon argent destiné aux repas de Pourim s’est échangé avec l’argent de Tsedaka ! Qu’est-ce que cela signifie ?
Le Maharal nous enseigne à lire la Guemara de manière analytique et nous explique fondamentalement ce qu’est la fête de Pourim.
Bien qu’un responsable de caisse de Tsedaka puisse affecter l’argent collecté à ce qu’il lui semble adéquat de donner, néanmoins la Guemara de Baba Métsia (78b), et c’est ainsi que c’est rapporté dans Le Shoul’han Aroukh Ora’h ‘Haim chapitre 674 §2, nous enseigne que de l’argent donné pour les repas de Pourim des pauvres ne peut être affecté qu’aux repas de Pourim. Nous pouvons en déduire une définition de ce qu’est la fête de Pourim. Elle représente la réalité prosaïque de ce monde-ci. Notre vie dans ce monde est faite de manger, de boire. La fête de Pourim a été instituée pour perpétuer que D. nous a sauvés de l’extermination lors des événements de l’époque de Mordekhaï et Esther et que nous sommes toujours vivants. Le repas de Pourim est, si nous pouvons nous exprimer ainsi, l’essence même de ce monde-ci. La caisse de Tsedaka est le contraire radical du repas de Pourim. Un pauvre n’a pas de part dans ce monde-ci. Il n’aspire qu’à avoir sa subsistance minimale. La Tsedaka consiste à lui donner la possibilité de vivre. Le pauvre n’est pas du tout inséré dans ce monde-ci qui est fait de luxe, de jouissances. Pour une raison qui reste à définir la vie dans son acceptation la plus radicale représente la vie du monde futur. La preuve en est que si une vie est en danger on repousse la sainteté de Shabbat pour sauver cette vie. De même nos Maîtres disent (Yévamot 62b) :
האוהב את שכיניו והמקרב את קרוביו והנושא את בת אחותו והמלוה סלע לעני בשעת דחקו עליו הכתוב אומר אז תקרא וה’ יענה תשוע ויאמר הנני.
‘Celui qui aime ses voisins, celui qui rapproche ses proches, celui qui épouse la fille de sa sœur, celui qui prête un Sélah, une pièce, au pauvre au moment de sa détresse, à leur sujet le verset dit (Yeshayahou 58,9) « Alors tu appelleras et D. te répondra, tu crieras et Il dira : Je suis là ».’
Le Maharal, dans les ‘Hidoushé Aggadot, explique que si l’homme est proche de ce qu’il vit, de ce qui lui est donné de vivre, alors D. est proche de lui. Nous sommes souvent happés par le vaste monde et indifférents au cadre dans lequel nous vivons. Nous sommes souvent sympathiques avec les gens que nous ne connaissons pas et odieux avec nos proches. Nous n’avons pas la patience avec nos proches. HaKadosh Baroukh Hou, D., est La source de notre vie, si nous nous désintéressons des gens avec lesquels nous vivons, comment voulons-nous que notre source de vie soit proche de nous ? Ces différents cas cités dans cet enseignement forment une progression. Le niveau supérieur est celui qui prête un Sélah au pauvre au moment de sa détresse. La personne qui se rend compte que quelqu’un de son entourage défaille, perd pied, et l’aide, lui donne la possibilité de mettre un pied devant l’autre, n’attend pas que celui-ci lui demande car elle a senti sa détresse et l’aide, là se trouve le niveau supérieur. En étant proche de ce que vit le pauvre, et en lui donnant la possibilité de vivre, cette personne est proche de ce pauvre, et en même temps est proche d’HaKadosh Baroukh Hou qui est la source de notre vie, et en même temps D. est proche de cette personne qui se rend compte de la détresse du pauvre. La Tsedaka consiste à donner de la vie au pauvre qui n’en n’a pas les moyens. La vie en tant que telle n’est pas de ce monde-ci.
‘Il s’est échangé l’argent de Pourim avec l’argent de Tsedaka, c’est-à-dire que s’est échangé ce monde-ci qui est fait de manger et de boisson avec l’argent de Tsedaka qui est destiné aux pauvres.’
Quelle a été sa prise de conscience ?
Nous proposons la démarche suivante.
On rapporte que Rav Na’hman de Braslav aurait dit : pour moi le problème n’est pas le monde futur, cela ne me pose pas de problème. Le problème est ce monde-ci.
Nous sommes dans ce monde-ci, nous ne comprenons pas bien ce qui s’y passe. Nous voyons des riches, des personnes qui vivent dans le luxe, les loisirs, les voyages, qui s’investissent dans des entreprises invraisemblables, et nous nous demandons ce que nous faisons là. Nous aimerions comprendre, réfléchir, apprendre, vivre une vie de contenu, de relations riches et respectueuses avec nos prochains, mais nous n’avons pas l’impression que c’est comme cela que ça marche.
Dans la Tefila de Rosh HaShana et Yom Kippour, nos Maîtres ont institué de dire la prière, la Tefila, suivante :
ובכן תן כבוד ה’ לעמך, תהילה ליראיך ותקוה טובה לדורשיך ופתחון פה למיחלים לך.
‘C’est pourquoi donne HaShem, D., une place à Ton peuple, que l’on complimente ceux qui Te craignent, donne un bon espoir à ceux qui Te recherchent, et que ceux qui mettent leur confiance en Toi puissent ouvrir la bouche !’
Ceux qui recherchent HaShem ont difficilement une place dans ce vaste monde. On les prend pour des imbéciles, ils ne savent pas se débrouiller dans la vie. Ce sont des Batlanim, des gens qui ne servent à rien, des planqués, des parasites. On a compris vos manigances, vos ruses, vos stratagèmes, et puis ça ne nous intéresse pas ! C’est à cause de vous qu’il y a des problèmes, vous nous faites honte !
On peut s’expliquer ? Non, taisez-vous.
Souvent celui qui met sa confiance dans HaShem, qui essaie de Le servir, qui Le recherche se laisse convaincre qu’il ne sait effectivement pas se débrouiller, qu’il est un incapable, et que ce vaste monde merveilleux lui échappe par son manque d’esprit d’entreprise, par son manque d’ambition. Il est alors écartelé.
Une fois Rabbi ‘Hanina ben Taradion devait distribuer de l’argent à des pauvres, il a pris le porte-monnaie de la caisse de Tsedaka mais à ce moment il s’est rendu compte que c’était le porte-monnaie où il avait mis l’argent pour le repas de Pourim de sa famille. Il s’est rendu compte que l’argent de Pourim s’était échangé avec l’argent de la caisse de Tsedaka. Il a été saisi de la prise de conscience suivante : ma part dans ce monde-ci, représentée par l’argent de Pourim, s’est échangée avec le monde futur. Je n’ai pas de part dans ce monde-ci, ma part c’est ici sur terre dans le monde futur. Il a distribué cet argent aux pauvres, et ne s’est pas dédommagé à partir de la caisse de Tsedaka, car sinon à quoi aurait servi cette prise de conscience ?
Il a compris que certes il vit dans ce monde-ci mais son investissement n’est pas dans ce monde. Son investissement, la part de sa vie, est dans une proximité avec La source de vie. Il a compris qu’il assume de ne pas avoir sa place au soleil de ce monde et que sa part, son insertion dans la vie, est ici déjà dans une dimension proche du monde futur, et qu’il n’est pas esclave des oppresseurs vils de ce monde qui impose leur loi du plus fort. En d’autres termes, il n’est pas esclave des Romains.
A ce moment Rabbi Yossi ben Kisma lui a dit : si c’est ainsi, que de ta part aurais-je ma part ! Il a compris que Rabbi ‘Hanina ben Taradion avait élevé le débat, et que, à ce niveau, la dimension Halakhique, légale, prend d’autres aspects et d’autres priorités.
IX. ‘Si c’est ainsi, que de ta part aurais-je une part, et que de ton destin aurais-je mon destin !’
Lorsque Rabbi ‘Hanina ben Taradion rapporta à Rabbi Yossi ben Kisma l’épisode des pièces de Pourim qui se sont échangées, celui-ci lui dit :
אם כן מחלקך יהי חלקי ומגורלך יהי גורלי.
‘Si c’est ainsi, que de ta part aurais-je une part, et que de ton destin aurais-je mon destin !’
Quel est le sens de cette répétition ? Quelle est la différence entre la notion de part, de חלק, et la notion de destin, de גורל ?
Il nous semble devoir expliquer ainsi sur la base de la démarche que nous a enseignée le Maharal.
Rabbi ‘Hanina ben Taradion a démontré à Rabbi Yossi ben Kisma qu’il avait compris que sa part n’était pas dans ce monde-ci, que ce monde-ci s’était transformé pour lui en une autre perception du monde, en une part dans une autre perception du monde. Cette compréhension du monde n’est pas donnée à tout le monde, la plupart des gens soit ne voient pas le problème car ils sont dans la gestion du monde, soit ils sont tiraillés entre leur aspiration profonde et cette gestion du quotidien. Certaines personnes, pour des raisons qui nous échappent, voient leurs investissements dans la vie sous un autre angle. Peu de personnes ont cette démarche, comme le dit Rambam dans son introduction au Piroush HaMishnaïot : לולי המשתגעים היה העולם חרב, ‘si ce ne sont les fous, le monde serait détruit’.
En effet D. a donné aux hommes de s’engouffrer dans les passions et les délires du monde de manière à ce que le monde soit construit et développé. Les rares individus qui s’éveillent à ce que peut être leur part dans leurs vies donnent quelque part un sens à l’ensemble de l’humanité, quelque part construisent à leur manière l’humanité, c’est ce que Rabbi Yossi ben Kisma appelle ‘le destin’, le גורל. Une personne qui a conscience de son destin, de sa vocation précise, n’a pas le droit de galvauder cette responsabilité qu’il a par rapport à lui et par rapport à ses contemporains. D’où l’expression de Rabbi Yossi ben Kisma : je t’envie d’avoir une telle part et aussi que tu aies conscience avec précision de ton destin par lequel tu apportes à toi et à tes contemporains.
Les Romains font leurs diktats, mais ce n’est pas le problème de Rabbi ‘Hanina ben Taradion. Si nous pouvons nous exprimer ainsi, ils ne jouent pas dans la même cour.
X. Y a-t-il une Halakha à deux vitesses ?
Nous voyons une démarche similaire à celle de Rabbi ‘Hanina ben Taradion au sujet de Rabbi Akiva (Traité Berakhot 61b) :
תנו רבנן פעם אחת גזרה מלכות הרשעה שלא יעסקו ישראל בתורה בא פפוס בן יהודה ומצאו לרבי עקיבא שהיה מקהיל קהלות ברבים ועוסק בתורה אמר ליה עקיבא אי אתה מתירא מפני מלכות אמר לו אמשול לך משל למה הדבר דומה לשועל שהיה מהלך על גב הנהר וראה דגים שהיו מתקבצים ממקום למקום אמר להם מפני מה אתם בורחים אמרו לו מפני רשתות שמביאין עלינו בני אדם אמר להם רצונכם שתעלו ליבשה ונדור אני ואתם כשם שדרו אבותי עם אבותיכם אמרו לו אתה הוא שאומרים עליך פקח שבחיות לא פקח אתה אלא טפש אתה ומה במקום חיותנו אנו מתיראין במקום מיתתנו על אחת כמה וכמה אף אנחנו עכשיו שאנו יושבים ועוסקים בתורה שכתוב בה כי הוא חייך ואורך ימיך כך אם אנו הולכים ומבטלים ממנה עאכ »ו.
‘Nos Maîtres enseignent : une fois la royauté impie décréta un décret que les enfants d’Israël n’étudient plus la Torah (sous peine de mort). Pappus ben Yéhouda vint et trouva Rabbi Akiva qui rassemblait de grands rassemblements publics et étudiait et enseignait la Torah. Il lui dit : Akiva, n’as-tu pas peur de la royauté ? Il lui répondit : prenons une parabole. Cela ressemble à un renard qui se promenait au bord de la rivière et vit des bancs de poissons qui fuyaient d’un endroit à un autre. Il leur dit : mais pourquoi fuyez-vous ? Nous fuyons à cause des filets que nous tendent les hommes. Il leur dit : voulez-vous que je vous tire de l’eau et que nous résidions ensemble en harmonie comme résidaient mes pères avec vos pères ? Ils lui dirent : c’est à ton sujet que l’on dit que tu es le plus malin des animaux ? Non seulement tu n’es pas malin mais tu es idiot ! En effet si déjà dans notre milieu vital nous sommes en danger, dans un milieu qui serait mortel pour nous (c’est-à-dire la terre ferme où nous ne pouvons pas vivre) raison de plus que nous serions en danger, et même nous mourrions assurément ! De même nous qui étudions la Torah au sujet de laquelle il est dit (Devarim 30,20) « elle est ta vie et elle allonge tes jours », nous sommes en danger, si nous nous permettons d’arrêter d’étudier la Torah, raison de plus que le danger sera plus fort !’
L’argumentation de Pappus ben Yéhouda parait convaincante, que lui répond Rabbi Akiva ? Notre milieu de vie est l’étude de la Torah. Certes nous sommes en danger, mais arrêter d’étudier la Torah est un danger immédiat donc plus grand. Ce n’est pas un danger, c’est un suicide.
Le débat entre Rabbi Yossi ben Kisma et Rabbi ‘Hanina ben Taradion d’un côté, entre Pappus ben Yéhouda et Rabbi Akiva d’un autre côté peut revenir d’une certaine manière au débat entre Rabbi Yishmaël et Rabbi Shimon bar Yo’haï dans le Traité Berakhot (35b) :
ת »ר ואספת דגנך מה ת »ל לפי שנאמר לא ימוש ספר התורה הזה מפיך יכול דברים ככתבן ת »ל ואספת דגנך הנהג בהן מנהג דרך ארץ דברי ר’ ישמעאל ר »ש בן יוחי אומר אפשר אדם חורש בשעת חרישה וזורע בשעת זריעה וקוצר בשעת קצירה ודש בשעת דישה וזורה בשעת הרוח תורה מה תהא עליה אלא בזמן שישראל עושין רצונו של מקום מלאכתן נעשית ע »י אחרים שנאמר ועמדו זרים ורעו צאנכם וגו’ ובזמן שאין ישראל עושין רצונו של מקום מלאכתן נעשית ע »י עצמן שנאמר ואספת דגנך ולא עוד אלא שמלאכת אחרים נעשית על ידן שנאמר ועבדת את אויביך וגו’.
‘Nos Maîtres enseignent : il est écrit dans la Torah (Devarim 11,14) « Tu récolteras ton blé ». Mais alors comment comprendre le verset qui dit (Yéoshoua 1,8) « Il ne quittera pas ce livre de la Torah de ta bouche » ? Faut-il prendre le verset au sens littéral ? Mais il est écrit « Tu récolteras ton blé » ! Et bien, introduis dans les paroles de Torah une conduite normale du monde, paroles de Rabbi Yishmaël.’
Essayons d’expliquer la logique de Rabbi Yishmaël. D’un côté la Torah nous enjoint de parler toujours de Torah, que ce livre de la Torah ne bouge pas de notre bouche. D’un autre côté le verset nous dit de récolter lorsque c’est la période des récoltes, c’est-à-dire de nous consacrer à des occupations quotidiennes de la vie du monde. Comment est-ce compatible ? La solution proposée est d’introduire dans notre investissement dans l’étude de la Torah une conduite équilibrée, d’une certaine normalité, pour ne pas arriver à devenir nécessiteux, ce qui mettrait en danger notre étude même de l’étude de la Torah (commentaire de Rashi). Rav ‘Haïm de Volojin, élève du Gaon de Vilna dans le huitième chapitre du premier Shaar du Néfèsh Ha’Haïm, explique qu’il faut introduire dans les paroles de Torah une conduite du monde, ce qui signifie qu’il faut tout du moins penser à notre étude de Torah lorsque l’on s’occupe des choses normales de la vie.
‘Rabbi Shimon bar Yo’haï dit : est-il possible que l’homme laboure lors des labours, sème lors des semailles, fauche lors des moissons, batte le grain lors du battage, vanne lorsque vient le vent, mais qu’adviendra-t-il à la Torah ? Il faut résoudre la contradiction entre les versets d’une autre manière. Lorsqu’Israël font la volonté du Lieu (de D. qui est appelé ‘le Lieu du monde’), leur travail est fait par le biais d’autres, comme dit le verset (Yishayahou 61,5) « Viendront des étrangers et ils garderont vos troupeaux, des fils d’autres seront vos laboureurs et vos vendangeurs ». Et lorsqu’Israël ne font pas la volonté du Lieu, leur travail est fait par eux-mêmes, comme dit le verset « Tu récolteras ton blé », et non seulement leur travail sera fait par eux-mêmes mais même le travail des autres sera accompli par les enfants d’Israël, comme dit le verset (Devarim 28,48) « Tu serviras tes ennemis chez qui l’Eternel t’aura envoyé là-bas ».’
La démarche de Rabbi Shimon bar Yo’haï nous interroge. En effet, il ne lit pas le verset en tant que tel, il dit qu’il est impossible de lire le verset de manière linéaire car sinon notre vie n’aurait aucun sens, ou mieux la Torah ne serait pas connue, donc il est impossible de lire le verset לפי פשוטו. Si nous pouvons nous exprimer ainsi, il ne lit pas le verset, il interroge le verset. Mais le paradoxe est que, finalement, après s’être révolté par rapport à la lecture linéaire du verset, il rend mieux compte de la simplicité de la lecture du verset que Rabbi Yishmaël qui donne une lecture au second degré du verset, si nous pouvons nous permettre.
La Guemara de Berakhot continue :
אמר אביי הרבה עשו כרבי ישמעאל ועלתה בידן כר’ שמעון בן יוחי ולא עלתה בידן א »ל רבא לרבנן במטותא מינייכו ביומי ניסן וביומי תשרי לא תתחזו קמאי כי היכי דלא תטרדו במזונייכו כולא שתא.
‘Abayé dit : beaucoup ont fait comme Rabbi Yishmaël et ont réussi (c’est-à-dire qu’ils ont eu une bonne part dans la Torah), beaucoup ont fait comme Rabbi Shimon bar Yo’haï et n’ont pas réussi. Rava disait à ses élèves : je vous en supplie, je ne veux pas vous voir ni durant les jours de Nissan (temps des moissons) ni durant les jours de Tishri (temps des vendanges et du pressoir), de manière à ce que vous ne soyez pas perturbés tout le reste de l’année.’
Les commentateurs mettent en relief l’expression d’Abayé ‘beaucoup ont fait comme Rabbi Shimon bar Yo’haï et n’ont pas réussi’, c’est-à-dire que la démarche de Rabbi Shimon bar Yo’haï n’est pas une démarche pour un grand nombre de personnes, comme l’explique le Nefèsh Ha’Haim (référence citée plus haut) :
‘Beaucoup ont fait comme Rabbi Shimon bar Yo’haï et n’ont pas réussi. Il faut prendre cette expression au sens strict : beaucoup, c’est-à-dire qu’indubitablement pour l’ensemble des gens il est pratiquement inconcevable de ne s’investir toute sa vie que dans l’étude de la Torah sans se tourner ne serait-ce qu’un court instant pour trouver leurs subsistances. A ce sujet dit la Mishna dans Pirké Avot (second chapitre, Mishna 2) וכל תורה שאין עמה מלאכה, סופה בטלה וגוררת עון, toute Torah qui n’est pas accompagnée d’un travail, s’anéantit à la fin et entraine la faute. Mais un individu pour lui-même qui comprend que cela lui est possible de ne s’occuper toute sa vie que de Torah et de service de D., indubitablement cela devient pour lui une obligation de ne pas se détacher ne serait-ce qu’un simple instant de l’étude de la Torah et du service de D. pour s’occuper de sa subsistance à D. ne plaise, selon la démarche de Rabbi Shimon bar Yo’haï.’
XI. Analyse du passage du Nefèsh Ha’Haim.
Ce passage de Rav ‘Haïm de Volojin nous laisse perplexe. En effet la lecture qu’il fait de l’enseignement de Rabbi Shimon bar Yo’haï nous parait exagérée si nous pouvons nous permettre de nous exprimer ainsi. Rabbi Shimon bar Yo’haï dit que la vie d’un juif c’est d’étudier la Torah et non de s’occuper de Parnassa. A priori cela n’impliquerait pas que l’on ne devrait pas s’occuper de temps en temps de choses du monde. D’autre part Rav ‘Haïm ne dit pas de s’occuper que de Torah, il dit que d’après Rabbi Shimon bar Yo’haï l’homme juif ne doit s’occuper que de Torah et de service de D., de Avoda. Où est-il mention dans la Guemara de Berakhot d’Avodat HaShem de service de D. ?
De manière plus fondamentale, interrogeons-nous sur l’expression de la Guemara : ‘Lorsqu’Israël font la volonté du Lieu (de D. qui est appelé ‘le Lieu du monde’), leur travail est fait par le biais d’autres’, lorsqu’Israël fait la volonté de D., que signifie cette expression ? En quoi ne s’investir que dans l’étude de la Torah correspond à faire la volonté de D., Retsono Shel Makom ?
Rambam dans le Mishné Torah répond à quelques-unes de ces questions.
XII. Démarche de Rambam dans le Mishné Torah.
Rambam dans son livre d’Halakha, le Mishné Torah, tranche comme conclusion légale, comme les deux avis, comme Rabbi Yishmaël et comme Rabbi Shimon bar Yo’haï.
Hilkhot Talmoud Torah chapitre 3, Halakha 10 et Halakha 11 :
סוף הלכה י’. צוו ואמרו אהוב את המלאכה ושנא את הרבנות. וכל תורה שאין עמה מלאכה סופה בטילה וגוררת עוון. וסוף אדם זה שיהא מלסטם את הבריות.
‘Nos Maîtres ont ordonné et dit : aime le travail et hais la Rabbanout (c’est-à-dire la position de notabilité de Torah). Et toute Torah qui n’est pas accompagnée d’un travail est destinée à se détruire et entraine la faute. Et une telle personne (qui s’imagine qu’elle ne peut vivre que d’étude de Torah) est destinée à devenir un gangster.’
הלכה י »א. מעלה גדולה היא למי שהוא מתפרנס ממעה ידיו. ומדת חסידים הראשונים היא. ובזה זוכה לכל כבוד וטובה שבעולם הזה ולעולם הבא שנאמר יגיע כפיך כי תאכל אשריך וטוב לך, אשריך בעולם הזה וטוב לך לעולם הבא שכולו טוב.
‘Grand est le niveau de celui qui se nourrit de l’œuvre de ses mains, et telle était la démarche des ‘Hassidim anciens, de ceux qui servaient D. avec dévouement. Et de cette manière l’homme peut mériter de toute la réussite et des bienfaits de ce monde-ci et du monde futur, comme dit le verset « L’œuvre de tes paumes quand tu la mangeras, bonheur pour toi et du bon pour toi ». Ce que nos maîtres traduisent en disant : « bonheur pour toi », dans ce monde-ci, « et du bon pour toi », dans le monde futur qui est entièrement bon.’
[Rabbi David Altschuler dans le Metsoudat David explique le verset de la manière suivante. Lorsque quelqu’un accepte qu’on le soutienne financièrement pour qu’il ait la possibilité d’étudier tranquillement la Torah, cette personne partage le mérite de son étude avec celui qui lui en donne la possibilité (voir Traité Sotha 21a מי לא פלגאן בהדייהו ). De cette manière, si quelqu’un est indépendant financièrement, et qu’il jouit du produit de son labeur tout en étudiant la Torah, il aura dès lors le profit et le mérite de son étude entièrement gardés pour lui dans ce monde et dans le monde futur]
Ces Halakhot de Rambam sont célèbres et Rambam est souvent présenté comme le porte-parole d’un judaïsme équilibré et pondéré. Néanmoins Rambam lui-même dans le même ouvrage apporte un autre aspect à notre sujet.
Hilkhot Yovel VéShmita chapitre treize, Hilkhot 10, 12 et 13.
הלכה י’. כל שבט לוי מוזהרין שלא ינחלו בארץ כנען. וכן הן מוזהרין שלא יטלו חלק בביזה בשעה שכובשין את הערים שנאמר לא יהיה לכהנים הלוים כל שבט לוי חלק ונחלה עם ישראל, חלק בביזה ונחלה בארץ, וכן הוא אומר בארצם לא תנחל וחלק לא יהיה לך בתוכם, בביזה. ובן לוי או כהן שנטל חלק בביזה לוקה, ואם נטל נחלה בארץ מעבירין אותה ממנו.
Halakha 10. ‘ Toute la tribu est enjointe de ne pas prendre part dans la terre de Canaan. De même sont-ils enjoints de ne pas prendre de butin lorsqu’ils conquirent les villes (lors de la conquête de Yéoshoua), comme dit le verset (Devarim 18,1) « Les Cohanim les Levyim, toute la tribu de Lévy, n’auront ni part ni héritage avec Israël ». « Ni part », dans le butin, « ni héritage », dans la terre. De la même manière le verset dit (Bamidbar 18,20) « Dans leur terre tu n’hériteras pas et tu n’auras pas de part », dans le butin. Un Lévy ou un Cohen qui aurait pris une part dans le butin est condamnable en pénal à recevoir flagellation. S’il a pris une part d’héritage dans la terre, on la lui soustrait.’
הלכה י »ב. ולמה לא זכה לוי בנחלת ארץ ישראל ובביזה עם אחיו, מפני שהובדל לעבוד את ה’ לשרתו ולהורות דרכיו הישרים ומשפטיו הצדיקים לרבים, שנאמר יורו משפטיך ליעקב ותורתך לישראל. לפיכך הובדל מדרכי העולם, לא עורכים מלחמה כשאר ישראל ולא נוחלין ולא זוכין לעצמן בכח גופן, אלא הם חיל השם שנאמר ברך ה’ חילו, והוא ברוך הוא זוכה להם, שנאמר אני חלקך ונחלתך.
Halakha 12. ‘Mais pourquoi Lévy n’a pas eu droit à hériter de la terre d’Israël ni d’avoir une part dans le butin avec ses frères ? Car il a été séparé pour servir D. et enseigner ses chemins droits et ses lois vertueuses à la communauté, comme dit le verset (Devarim 33,10) « Ils enseigneront Ses lois à Yaakov et Son enseignement à Israël ». C’est pourquoi il a été séparé de la conduite habituelle du monde, ils ne participent pas à la guerre comme le reste du peuple d’Israël, n’héritent pas de la terre et n’acquièrent pas pour eux-mêmes par la force de leurs corps. Ils sont l’armée d’HaShem, comme dit le verset (Devarim 33,11) « D. bénit Son armée », et c’est D. qui leur donne ce qui leur revient, comme dit le verset (Bamidbar 18,20) « Je suis leur part et leur héritage ».’
La Torah prévoit des dons pour les Cohanim et pour les Levyim dont la vocation vient d’être définie par Rambam. Chaque Israël a l’obligation de faire des prélèvements de ses récoltes ou de ses biens et de les donner aux Cohanim et Levyim. Ce sont les Teroumot, Maasserot etc.. Néanmoins les Cohanim et les Levyim ne sont pas habilités à réclamer ces dons verbalement comme l’expose Rambam au douzième chapitre des lois de Teroumot, Halakhot 18 et 19 :
הלכה י »ח. אסור לכהנים ולוים לסייע בבית הגרנות כדי ליטול מתנותיהן. וכל המסייע חילל קדש השם, ועליהם נאמר שחתם ברית הלוי. ואסור לישראל להניחו שיסייעהו אלא נותן להם חלקן בכבוד.
Halakha 18.’Il est interdit pour les Cohanim et les Levyim de donner un coup de main dans les granges de manière à ce qu’on leur donne leurs dons, et toute personne qui le ferait profane ce qui est sanctifié par D., comme dit le verset (Malakhi 2,8) « Vous avez détruit l’alliance du Lévy ». Il est aussi interdit pour un Israël de laisser un Lévy lui donner ce coup de main, il doit lui donner la part qui lui revient de manière honorifique.’
הלכה י »ט. אסור להן שיחטפו תרומות ומעשרות ואפילו שאול חלקן בפיהן אסור אלא נוטלין בכבוד, שעל שלחן המקום הם אוכלין ועל שלחנו הם שותים ומתנות אלו לה’ הם והוא זיכה להן שנאמר ואני נתתי לך את משמרת תרומותי.
‘Il leur est interdit de prendre sauvagement les Teroumot et Maasserot. Il leur est même interdit de les réclamer de vive voix. Ils les prennent de manière honorifique car c’est sur la table du Lieu (de D.) qu’ils mangent et sur Sa table ils boivent. Ces dons appartiennent à D. et c’est Lui qui le leur donne, comme dit le verset (Bamidbar 18,8) « Et Moi Je t’ai confié la garde de Mes prélèvements, de Mes Teroumot ».’
Revenons aux Hilkhot Yovel VéShmita.
הלכה י »ג. ולא שבט לוי בלבד אלא כל איש ואיש מכל באי העולם אשר נדבה רוחו אותו והבינו מדעו להבדל לעמוד לפני ה’ לשרתו ולעובדו לדעה את ה’ והלך ישר כמו שעשהו האלקים ופרק מעל צוארו עול החשבונות הרבים אשר בקשו בני האדם הרי זה נתקדש קדש קדשים ויהיה ה’ חלקו ונחלתו לעולם ולעולמי עולמים ויזכה לו בעה »ז דבר המספיק לו כמו שזכה לכהנים ללוים הרי דוד ע »ה אומר ה’ מנת חלקי וכוסי אתה תומיך גורלי.
Halakha 13. ‘Mais pas seulement la tribu de Lévy mais tout un chacun de ceux qui vont dans le monde dont le souffle a eu la générosité de réfléchir et de comprendre la nécessité de se séparer pour se tenir devant D. pour être à son service et Le servir pour connaître D. et aller droit comme D. l’a créé, et rejette de ses épaules tous les calculs infinis qui obnubilent l’humanité, cette personne est sanctifiée Kodesh Kodashim, et D. sera sa part et son héritage pour l’éternité, et lui fera mériter dans ce monde-ci ce qui lui est nécessaire de la même manière que D. a fait mériter aux Cohanim et aux Levyim, comme dit le verset (Téhilim 16,5) « HaShem est le don de ma part et mon support, Tu affermis mon destin ».’
Il parait éloquent que cette démarche de Rambam est la source de la manière dont Rav ‘Haïm de Volojin explique Rabbi Shimon bar Yo’haï. D’après Rambam, de la même manière que les Levyim ne doivent pas, du fait de leur vocation, se préoccuper de leurs subsistances par leur propre diligence, de la même manière des personnes d’exceptions, qui sont arrivées par leur méditation à comprendre ce qu’est le sens de la vie de l’homme comme D. l’a créé, doivent vivre dans une relation intime avec leur Créateur et comprendre qu’ils sont nourris directement par Lui. L’expression de Rambam dans les Hilkhot Teroumot (chapitre 12, Halakha 19) est saisissante : ‘c’est sur la table du Lieu (de D.) qu’ils mangent’, ce qui est l’expression talmudique משלחן גבוה קא זכו, ‘Ils méritent de la table du Très Haut’. Rambam s’exprime un petit différemment : ils mangent à la table du Roi, ils sont assis à la table du Roi.
Quelque part la personne dont parle Rambam à la fin des Hilkhot Yovel VéShmita vit comme Adam dans le Jardin d’Eden, ‘droit comme D. l’a créé, et qui a rejeté de ses épaules le joug de tous les calculs nombreux dans lesquels l’homme s’obnubile lui-même’.
כל איש ואיש מכל באי העולם אשר נדבה רוחו אותו והבינו מדעו להבדל לעמוד לפני ה’.
‘Tout un chacun de ceux qui vont dans le monde dont le souffle a eu la générosité de réfléchir et de comprendre la nécessité de se séparer pour se tenir devant D.’
En quelques mots Rambam nous enseigne des éléments fondamentaux.
Tout d’abord, tout un chacun peut accéder à ce niveau qui est la définition première de ce qu’est l’humain.
D’autre part Rambam nous enseigne que la réflexion vient d’une dimension de générosité : ‘dont le souffle a eu la générosité de réfléchir’.
Il nous semble que la source de cette expression de Rambam se trouve dans la Guemara du Traité ‘Haguiga 3a :
מה יפו פעמיך בנעלים בת נדיב דרש רבא מאי דכתיב מה יפו פעמיך בנעלים בת נדיב כמה נאין רגליהן של ישראל בשעה שעולין לרגל בת נדיב בתו של אברהם אבינו שנקרא נדיב שנאמר נדיבי עמים נאספו עם אלקי אברהם אלקי אברהם ולא אלקי יצחק ויעקב אלא אלקי אברהם שהיה תחילה לגרים.
‘ Rava donne l’explication suivante : Que dit le verset (Shir HaShirim 7,2) « Que tes pas sont beaux dans des souliers, fille du généreux » ? Combien beaux sont les pas des enfants d’Israël lorsqu’ils montent aux fêtes de pèlerinage à Jérusalem. « Fille du généreux » ? (Les enfants d’Israël) fille d’Avraham notre père qui est appelé généreux, comme dit le verset (Téhilim 47,10) « Les généreux des peuples se rassembleront avec le D. d’Avraham ». Pourquoi le verset dit-il « D. d’Avraham » et non le D. d’Its’hak ou le D. de Yaakov ? Ils se rassembleront avec le D. d’Avraham car Avraham était le début des Guérim (des convertis).’
Rashi explique : pourquoi Avraham est appelé le généreux ? ‘Car son cœur a eu la générosité de le pousser à reconnaitre son Créateur’.
De même Rashi explique sur le verset rapporté par la Guemara « Les généreux des peuples » : ‘Ce sont les Guérim (les convertis) qui ont la générosité intérieure d’entre les Nations de recevoir sur eux le joug des commandements de la Torah’.
Nos Maîtres nous enseignent ici une innovation fondamentale : la pensée et la réflexion ne viennent pas d’une attitude analytique froide mais d’un mouvement intérieur de don de soi et de générosité. Penser de manière juste demande un effort et un dépassement. Ils viennent d’une dimension de ‘Hessed, de générosité, d’une volonté d’apporter à soi et aux autres.
XIII. Synthèse de la démarche de Rambam. Plusieurs vitesses dans la Halakha.
Pour une raison qu’il reste à définir, la vie du juif est une vie d’investissement dans l’étude de la Torah. Mais d’un autre côté la Torah elle-même nous enjoint de construire une famille, de nous engager dans des activités de ‘Hessed, de Tsedaka, de Guemilout ‘Hassadim, d’aide et de soutien à autrui. Comment tout cela est-il compatible ?
Rambam tranche juridiquement et comme Rabbi Yishmaël et comme Rabbi Shimon bar Yo’haï. Dans les Hilkhot Talmoud Torah, il tranche comme Rabbi Yishmaël. Dans les Hilkhot Yovel VéShmita, il tranche comme Rabbi Shimon bar Yo’haï. Nous parlons bien de démarches légales et non de piété particulière. D’après Rambam, si quelqu’un arrive par sa démarche intérieure à cette maturité de pensée de vivre selon la manière dont D. a créé l’homme, il est enjoint de se confier complètement dans les Mains de son Créateur, et, comme les Lévyim, de ne pas compter sur le produit de sa débrouillardise et de sa diligence. Par contre si quelqu’un ne comprend pas intimement cette démarche, il lui sera interdit de jouer à un jeu qui n’est pas le sien et risque par cela de profaner le Nom de D. en vivant de manière déséquilibrée, comme dit Abayé : ‘beaucoup ont fait comme Rabbi Shimon bar Yo’haï et n’ont pas réussi’. Rabbi Pin’has Horowitz, l’auteur du livre Haflaa, remarque qu’ils ont fait comme, c’est-à-dire qu’ils ont copié Rabbi Shimon bar Yo’haï, c’est pour cela qu’ils n’ont pas réussi car c’est une démarche et non un exemple.
Il ressort de notre étude que la Halakha peut, pour certains sujets, dépendre de la démarche spécifique de la personne concernée. Cette analyse peut nous permettre de relire le débat entre Rabbi Yossi ben Kisma et Rabbi ‘Hanina ben Taradion et comprendre que lorsque Rabbi ‘Hanina lui a expliqué l’épisode de l’argent de Pourim, Rabbi Yossi lui a dit : que ta part soit ma part et que de ton destin soit mon destin. C’est-à-dire que ta démarche donne du mérite non seulement à toi mais aussi aux autres, et j’espère en bénéficier.
Dans la cinquième partie de cet ouvrage nous avons rapporté les différents avis relatifs à la question suivante : Est-il licite de se laisser tuer plutôt que de transgresser dans un cas où la loi est qu’il faudrait transgresser plutôt que de se laisser tuer ?
L’étude présente peut nous aider à rendre compte de l’avis majoritaire des Rishonim qui est aussi la conclusion du Shoul’han Aroukh selon lequel il serait licite de se laisser tuer dans de tels cas, ou tout au moins de s’exposer à la mort. Cela dépend de la démarche de la personne qui pose la question. Rambam s’oppose et considère que ce serait un suicide. Pour lui ce ne sera licite que si la personne est une personne phare de la communauté et que si cette personne transgressait cela reviendrait à une profanation du Nom ou à une loi d’exception (voir le commentaire du Gaon de Vilna sur le Shoul’han Aroukh יורה דעה סימן קנ »ז ס »ק ג’).
XIV. Prenons un exemple.
Rav Its’hak Méir Lévin, dans son livre hors norme Oraïta volume 21 sur la Shoa, cite (page 231) un passage du livre Mékadeshé HaShem de Yehiel Granatstein (second tome, page 339) :
‘Le grand maître de Kovno, Rav Avraham Kahana Shapira, auteur du Devar Avraham, séjournait en Suisse pour des raisons médicales lorsque la seconde guerre mondiale a été déclarée. Son gendre qui séjournait alors aux Etats-Unis lui a suggéré de venir en Amérique le temps que passe la tourmente. Cependant il refusa la proposition en targuant que justement dans les situations de crise le Rav de la ville se doit d’être avec sa communauté. Il retourna à Kovno, et se retrouva au cœur de la tourmente.
Quand la Lituanie fut conquise, il fut transféré dans le Ghetto avec les autres juifs de Kovno. Néanmoins dans cette période apocalyptique il exigea de ses fidèles d’accomplir les commandements de la Torah avec dévouement, car, disait-il, ce n’est qu’avec ce mérite qu’il est possible d’attendre la clémence du Ciel.
Un jeune élève de la Yéshiva de Wilkomir vint voir le Rav peu de temps avant Pessa’h et lui demanda s’il lui serait permis de manger à Pessa’h des Kitniot pour ne pas succomber à la famine.
Le Rav lui répondit : d’un élève de la Yéshiva de Wilkomir j’attends mieux !’
XV. Retour à la Guemara du Traité Avoda Zara 18a, les derniers instants de Rabbi ‘Hanina ben Taradion.
.אמרו לא היו ימים מועטים עד שנפטר רבי יוסי בן קיסמא והלכו כל גדולי רומי לקברו והספידוהו הספד גדול ובחזרתן מצאוהו לרבי חנינא בן תרדיון שהיה יושב ועוסק בתורה ומקהיל קהילות ברבים וס »ת מונח לו בחיקו הביאוהו וכרכוהו בס »ת והקיפוהו בחבילי זמורות והציתו בהן את האור והביאו ספוגין של צמר ושראום במים והניחום על לבו כדי שלא תצא נשמתו מהרה אמרה לו בתו אבא אראך בכך אמר לה אילמלי אני נשרפתי לבדי היה הדבר קשה לי עכשיו שאני נשרף וס »ת עמי מי שמבקש עלבונה של ס »ת הוא יבקש עלבוני אמרו לו תלמידיו רבי מה אתה רואה אמר להן גליון נשרפין ואותיות פורחות אף אתה פתח פיך ותכנס בך האש אמר להן מוטב שיטלנה מי שנתנה ואל יחבל הוא בעצמו אמר לו קלצטונירי רבי אם אני מרבה בשלהבת ונוטל ספוגין של צמר מעל לבך אתה מביאני לחיי העולם הבא אמר לו הן השבע לי נשבע לו מיד הרבה בשלהבת ונטל ספוגין של צמר מעל לבו ויצאה נשמתו במהרה אף הוא קפץ ונפל לתוך האור יצאה בת קול ואמרה רבי חנינא בן תרדיון וקלצטונירי מזומנין הן לחיי העולם הבא. בכה רבי ואמר יש קונה עולמו בשעה אחת ויש קונה עולמו בכמה שנים.
‘Nos Maîtres disent : peu de jours sont passés que Rabbi Yossi ben Kisma mourut. Tous les grands de Rome allèrent à son enterrement et firent de grandes oraisons funèbres. A leur retour ils trouvèrent Rabbi ‘Hanina ben Taradion qui était assis et étudiait la Torah et faisait de grands rassemblements publics avec un livre de Torah posé contre sa poitrine. Ils l’ont pris et l’ont entouré dans le livre de Torah, l’ont entouré de fagots de ceps de vigne. Ils y ont mis le feu, et ont posé des pelisses de laine trempées dans de l’eau sur son cœur pour que son âme ne sorte pas rapidement. Sa fille lui dit : papa, comment puis-je te voir ainsi ? Il lui répondit : si j’avais été brûlé seul, effectivement la chose aurait été difficile pour moi. Maintenant que je suis brûlé et que le livre de Torah est brûlé avec moi, Celui qui demandera des comptes pour la honte faite au livre de Torah demandera des comptes pour ma propre honte. Ses élèves lui dirent : Rabbi, que vois-tu ? Je vois les parchemins brûler et les lettres s’envoler. Mais alors Rabbi, toi aussi ouvre ta bouche que le feu entre en toi ! Il leur dit : il vaut mieux que la prenne (mon âme) Celui qui l’a donnée et que je ne porte pas atteinte à moi-même !
Le chef-bourreau lui dit : Rabbi, si je rajoute de la flamme et que j’enlève les pelisses de laine de dessus ton cœur, m’amèneras-tu au monde futur ? Il lui dit : oui. Jure-le-moi ! Il lui jura. Alors, tout de suite, il a ajouté du feu, retiré les pelisses de laine de dessus son cœur, et il décéda rapidement. Et lui aussi sauta à l’intérieur du brasier. Une voix du ciel est sortie et proclama : Rabbi ‘Hanina ben Taradion et le chef-bourreau sont invités à la vie du monde futur. Rabbi pleura et dit : certains acquièrent leur monde en un instant, certains acquièrent leur monde en de nombreuses années.’
XVI. Analyse de ce passage.
C’est avec crainte et appréhension que nous nous permettons d’aborder ce passage de la Guemara. Des problématiques fondamentales sont traitées dans ce passage en quelques mots, selon la méthode traditionnelle de nos Maîtres. Par ailleurs des considérations métaphysiques s’entremêlent avec des enjeux légaux importants. Nous pouvons constater aussi des anomalies évidentes dans ce passage. En effet, les élèves disent à Rabbi ‘Hanina ben Taradion : ouvre ta bouche, et il leur répond qu’il ne veut pas ouvrir sa bouche pour ne pas précipiter sa mort. Alors il ouvre sa bouche ou il n’ouvre pas sa bouche ? Sa fille lui pose une question et il lui répond, sans ouvrir sa bouche ?
Le Maharal (‘Hidoushé Aggadot) nous enseigne que ces enseignements ne sont pas des descriptions anecdotiques, mais sont justement des enseignements. C’est-à-dire qu’en quelques mots nos Maîtres nous dissèquent des problématiques. Les images utilisées n’ont pas un usage esthétique ou à but de suggérer des émotions mais ont pour fonction de cristalliser une pensée.
L’étude de ces passages dit d’Aggada est une science voire un art. Un de nos Maîtres Rav Nossen Schulman ז »ל disait qu’un des arts du talmudiste est de savoir qu’est-ce qui doit être pris au premier degré et qu’est-ce qui doit être abordé comme une parabole, une image.
Analysons ce passage étape par étape, et qu’HaShem nous aide à ne pas nous tromper.
‘Tous les grands de Rome allèrent à son enterrement et firent de grandes oraisons funèbres. A leur retour ils trouvèrent Rabbi ‘Hanina ben Taradion qui était assis et étudiait la Torah et faisait de grands rassemblements publics avec un livre de Torah posé contre sa poitrine. Ils l’ont pris et l’ont entouré dans le livre de Torah, l’ont entouré de fagots de ceps de vigne’.
L’image utilisée par nos Maîtres est saisissante. D’un côté nous voyons les dignitaires de Rome comme de grands philosémites. Et sans aucune transition, nous les voyons se transformer en des tortionnaires atroces. Méditons sur ce paradoxe. (Lorsque nous disons ici ‘image’, nous ne voulons pas dire que cet épisode ne s’est pas passé ainsi חס ושלום. Nous sommes convaincus que cela s’est passé historiquement ainsi. Nous appelons ici ‘image’ la manière dont nos Maîtres présentent la problématique)
‘Sa fille lui dit : papa, comment puis-je te voir ainsi ? Il lui répondit : si j’avais été brûlé seul, effectivement la chose aurait été difficile pour moi’.
La question posée par la fille de Rabbi ‘Hanina ben Taradion est notre question : comment peut-on survivre à avoir vécu tous ces massacres ? Comment peut-on survivre au fait d’avoir vu devant ses propres yeux son père torturé à mort par des barbares (philosémites à leurs heures) ?
Comment peut-on survivre lorsque tout s’effondre devant nous, et que le juste est en pâture à la destruction ?
Rabbi ‘Hanina répond (ou nos Maîtres par la bouche de Rabbi ‘Hanina) : si j’étais attaqué seul, tu aurais raison ma chérie de te poser cette question. Mais les impies s’attaquent en même temps au livre de Torah. ‘Celui qui demandera des comptes pour la honte faite au livre de Torah demandera des comptes pour ma propre honte’.
Quelle est la réponse de Rabbi ‘Hanina ?
Nous proposons de dire qu’ici les ‘Hakhamim soulèvent en quelques mots une problématique fondamentale. La haine, l’agressivité, le racisme, sont consubstantiels de l’homme, comme nous le voyons dès l’aube de l’humanité avec Caïn et Abel. Des massacres ponctuent l’histoire étrange de l’homme.
Néanmoins nous pouvons nous poser la question : pourquoi des peuples qui n’ont aucun problème de concurrence avec des populations juives ni aucune revendication territoriale, n’ont-ils de cesse de s’acharner à vouloir les détruire, et cela même contre leurs propres intérêts ?
Est-ce que la haine du Juif est une haine comme une autre ? Des bibliothèques ont été écrites sur le sujet. Nos Maîtres synthétisent le sujet en quelques mots.
Regarde ma fille, si les Romains m’avaient placé seul sur le bûcher, effectivement mon sort aurait été intolérable car je n’aurais aucune lecture de leur haine. Maintenant qu’ils me brûlent avec le Sefer Torah, je comprends que leur haine dépasse ma seule origine ethnique. Leur problème sur le fond est de s’attaquer à Celui qui a écrit ce livre de la Torah. C’est par mon intermédiaire qu’ils s’attaquent à Celui qui a écrit ce livre de la Torah. Je réalise même que j’ai le redoutable privilège, et la grande noblesse, de représenter quelque part ici parmi les hommes Celui qui a dit que le monde soit.
XVII. Est-ce que la haine du Juif est une haine comme une autre ? Commentaire de Ramban à la fin de la Shira de Ahazinou (Devarim 32,40).
A la fin du chant de Ahazinou, le verset dit (Devarim 32,40) :
הרנינו גוים עמו כי דם עבדיו יקום ונקם ישיב לצריו.
‘Chantez Nations Son peuple ! Car le sang de Ses serviteurs Il vengera, et Il abattra Sa vengeance sur ses oppresseurs !’
Nous traduisons le commentaire de Ramban :
‘Ce cantique nous enseigne qu’à la fin D. abattra Sa vengeance sur les oppresseurs de Son peuple et demandera des comptes à ceux qui le haïssent. La raison (que c’est D. qui vengera Son peuple) en est qu’ils ont fait toutes ces persécutions par haine de D.. En effet ils n’ont pas haï Israël par le fait que ceux-ci ont fait actes d’idolâtrie comme eux, mais au contraire par le fait qu’ils ne faisaient pas le même culte qu’eux et qu’ils restaient fidèles à HaKadosh Baroukh Hou et qu’ils gardaient Ses commandements, qu’ils ne se mariaient pas avec eux et ne mangeaient pas de leurs agapes, qu’ils se moquaient de leurs idoles, les détruisaient de leurs résidences, comme dit le verset (Téhilim 44,23) « Car c’est pour Toi que nous nous sommes laissés tuer toute la journée ». C’est par haine d’HaKadosh Baroukh Hou qu’ils ont perpétré en nous tous ces malheurs. Ils sont (quelque part) les oppresseurs et les haïsseurs de D., c’est pourquoi il revient à D. de demander vengeance.
Il est clair que ce chant (Ahazinou) nous témoigne sur la délivrance à venir, car lors de la construction du Second Temple les Nations ne nous ont pas chantés, ne nous ont pas glorifiés. Bien au contraire ils se sont moqués de nous, comme dit le verset (Né’hémia 3,34) « que font ces malheureux juifs ? », nos grandes personnalités étaient esclaves dans le palais du roi de Babylone, et nous lui étions tous soumis. Et à cette époque il n’y a pas eu de vengeance contre nos oppresseurs et la terre n’a consolé son peuple.
Ce chant ne fait pas dépendre la délivrance de Teshouva ou de service de D.. Ce chant est un document de témoignage sur les malheurs qui nous sont arrivés, et auxquels nous avons survécu, que D. fera sur nous de grandes remontrances et de grandes fureurs, mais n’annulera jamais notre existence, et qu’ensuite Il reviendra, se réconfortera et châtiera les ennemis avec Son glaive dur, grand et puissant, et expiera nos fautes pour la gloire de Son Nom.
Indubitablement ce chant est une promesse claire de la délivrance future, au grand dam des hérétiques (les chrétiens). Et ainsi nous enseigne le Sifri (sur notre verset) : Grand est ce chant de Ahazinou dans lequel il y a du présent, il y a du passé, et il y a du futur à venir, dans lequel il y a de ce monde-ci et il y a du monde futur.
C’est à cela que le verset fait allusion en disant (verset 44) « Moshé vint et dit toutes les paroles de ce chant aux oreilles du peuple ». Le verset dit « toutes » en cela que ce chant englobe tout ce qui va se passer dans le futur (…).
Si ce chant n’eût été qu’une missive d’un astrologue qui nous aurait fait des prédictions, il eût été légitime d’y donner foi car tout ce qui y est dit s’est accompli jusqu’à aujourd’hui, dans les moindres détails. Raison de plus que nous porterons foi et attendrons avec tout notre cœur les paroles divines rapportées par Son prophète qui Lui est d’une confiance totale, prophète qu’il n’y a pas eu de tel avant lui, et qu’il n’y aura pas de tel après lui.’
XVIII. ‘Papa, comment puis-je te voir ainsi ?’
Rabbi ‘Hanina a su répondre à la question insoutenable de sa fille. Combien d’entre nous ont-ils été brisés par les phrases transmises par nos parents : tous nos proches ont été tués lors de la seconde guerre mondiale. Il ne reste que nous. Mais pourquoi tous ces massacres ? Nous voulons mettre en relief l’ambiguïté de la transmission de ce qui s’est passé dans l’histoire de notre peuple et de ce qui se passe encore. Souvent on veut bien faire et on considère comme nécessaire voire vital de transmettre ce qui s’est passé, entre autres pour qu’on n’oublie pas ce qui s’est passé. Mais en même temps on diffuse un goût d’absurde et de désespoir, de fin du monde. La perception que la vie n’a pas de sens, et le sentiment d’un vide insondable. Ici, en deux phrases nos Maîtres décryptent cette problématique fondamentale.
XIX. ‘Ses élèves lui dirent : Rabbi, que vois-tu ?’
Quelle est la question que posent les élèves à Rabbi ‘Hanina ben Taradion ? Tossefot (על המקום דה »מ מה אתה רואה) posent la question. Ils donnent plusieurs réponses. Dans leur première réponse Tossefot disent : ‘ils lui demandent ce qu’il voit car sûrement il devait voir quelque chose qui sort de l’ordinaire, des Malakhim, ou autre chose d’extraordinaire’.
Cette phrase concise parait en première lecture assez anodine mais, nous semble-t-il, révèle une analyse profonde et redoutable.
Il nous semble devoir expliquer ainsi. La Guemara, un peu plus haut dans le texte, explique que la mort atroce de Rabbi ‘Hanina ben Taradion venait en châtiment sur une faute subtile et qu’au moment où il sortait pour être amené à son supplice il prononça le verset (Devarim 32,4) הצור תמים פעלו כי כל דרכיו משפט, « Le Rocher (du monde), Son œuvre est parfaite, car tous Ses chemins sont justice », c’est-à-dire qu’il reconnaissait la justesse de la justice divine.
Le verset dans le prophète Tsefania dit (1,15) :
יום עברה היום ההוא יום צרה ומצוקה יום שואה ומשואה יום חשך ואפלה יום ענן וערפל.
« Jour de colère sera ce jour-là. Jour de malheur et de détresse. Jour de destruction et de ruine. Jour d’obscurité et de ténèbres. Jour de nuage et de brouillard. »
Le Maharal de Prague ; dans le chapitre 34 du Nétsa’h Israël, s’interroge : comment le verset peut-il dire « jour d’obscurité » ? L’obscurité est le contraire du jour ? Il répond : le jour exprime un éclairage, un dévoilement, une mise à jour. Lorsque la justice d’HaShem se dévoile, il y a une mise à jour de cette justice. La dimension majeure dans ce monde est la Midat HaRa’hamim, la dimension de mansuétude. D. laisse à l’homme le temps et la latitude de faire son chemin. Si la justice divine s’appliquait de manière continue, la liberté humaine n’existerait pas. D. laisse à l’homme latitude de faire son chemin. Le Midrash (Béréshit Rabba 67,4) enseigne : מאריך אפיה וגבי דיליה , ‘D. est longanime, mais Il encaisse Son dû’. C’est-à-dire qu’à un moment la justice se fait jour. Mais ce monde construit principalement sur la possibilité de faire son chemin dans un sens ou un autre n’est pas adapté à ce dévoilement, à ce jour, qui peut apparaître à nos yeux limités comme une calamité et une obscurité impénétrable. C’est comme si, à ces moments redoutables, ce monde que nous connaissons accédait à une dimension autre, supérieure. Un moment où le monde de mensonge accédait à une dimension, peut-être insoutenable, de vérité. C’est ce que les élèves demandent à Rabbi ‘Hanina : Rabbi, que vois-tu ? Tossefot expliquent : car indubitablement se révélait à lui quelque chose d’inédit.
XX. ‘Je vois les parchemins brûler et les lettres s’envoler. Mais alors Rabbi, toi aussi ouvre ta bouche que le feu entre en toi !’
Ces deux phrases sont redoutables et nous aimerions dans un premier temps éviter de les commenter. En effet nous ressentons qu’il est question ici de sujets qui sont au-dessus de nos capacités. Essayons néanmoins d’apporter quelques éléments simples, à notre niveau.
Apportons en préliminaire l’enseignement suivant (Traité Moèd Katan 26a) :
ואלו קרעין שאין מתאחין…על ספר תורה שנשרף.
‘Voici les déchirures que l’on ne doit pas réajuster (…), sur un Sefer Torah, un livre de Torah, qui a été brûlé.’
שנאמר והמלך יושב בית החרף בחדש התשיעי ואת האח לפניו מבערת. ויהי כקרוא יהודי שליש דלתות וארבעה יקרעה בתער הסופר והשלך אל האש אשד אל האח עד תם כל המגלה על האש אשר על האח. ולא פחךו ולא קרעו את בגדיהם המלך וכל עבדיו השימעים את כל הדברים האלה.
‘Comme disent les versets (Yirmyahou 36,22 à 24) « Et le roi (Yéoyakim) est assis dans ses salons d’hiver, car on était le neuvième mois (mois de Kislèv) et devant lui était allumé un brasier. Et lorsque Yéhoudi lut trois paragraphes (du rouleau qu’avait dicté Yirmyahou à Baroukh ben Néria) et même quatre (paragraphes), le roi déchira avec la lame du scribe (ces paragraphes) et les jeta dans le feu qui se trouve dans le brasier, jusqu’à ce qu’il jetât le rouleau dans sa totalité dans le feu qui se trouve dans le brasier. Et ils ne tremblèrent pas, et ne déchirèrent pas leurs habits ni le roi ni tous les serviteurs qui entendirent toutes ces choses-là. »’
והיינו דכתיב ולא פחדו ולא קרעו את בגדיהם מכלל דבעו למיקרע.
‘Le verset dit « Et ils ne tremblèrent pas, et ne déchirèrent pas leurs habits », ce qui signifient qu’ils auraient dû déchirer leurs vêtements.’
Le Shoul’han Aroukh rapporte cette Halakha de la manière suivante (Yoér Déah chapitre 340,§37) :
הרואה ספר תורה שנשרף או תפילים או אפילו מגילה אחת מן הנביאים או מהכתובים קורע שתי קריעות ודוקא שורפין אותו בזרוע וכמעשה שהיה.
‘Celui qui voit un Sefer Torah qui est brûlé (ou déchiré, ou lacéré) ou bien des Téfilin, ou bien ne serait-ce qu’un rouleau de texte des Prophètes ou des Hagiographes (qui est brûlé, ou déchiré, ou lacéré) a l’obligation de faire deux Krihot, deux déchirures de son habit (l’une par rapport aux lettres et l’autre par rapport au support de parchemin), mais ceci dans un cas qui ressemble à l’événement de Yéoyakim (qui a profané le rouleau de Yirmyahou et l’a jeté dans le feu sciemment)’.
Les ‘Hakhamim élargissent la portée de cette Halakha (Traité Moèd Katan 25a et Traité Shabbat 105b) :
תניא רבי שמעון בן אלעזר אומר העומד על המת בשעת יציאת נשמה חייב לקרוע למה זה דומה לספר תורה שנשרף שחייב לקרוע.
‘Nos Maîtres enseignent. Rabbi Shimon ben Elazar dit : la personne qui est présente au moment où l’âme quitte le corps (de son prochain) a l’obligation de déchirer son vêtement. A quoi cela ressemble ? A un Sefer Torah qui est brûlé.’
C’est-à-dire que si quelqu’un est présent lors du décès d’une autre personne, il doit faire la Kriha de son vêtement, déchirer son vêtement, comme s’il était présent à un Sefer Torah qui brûlait.
Deux questions se posent :
Premièrement nous avons vu que l’on ne doit déchirer son vêtement lors de la combustion d’un Sefer Torah que s’il y a profanation, comme l’épisode du rouleau de Yirmyahou. D’autre part quel est le lien entre un Sefer Torah qui brûle et le moment où l’âme quitte le corps d’une personne ?
Beaucoup d’explications ont été proposées pour répondre à ces questions (voir Rashi sur Moèd Katan 25a, sur Shabbat 105b et le commentaire attribué à Rashi sur le Rif dans Moèd Katan 25a). Nous rapporterons le commentaire du Ramban dans son livre Torah HaAdam qui nous permettra d’aborder notre Guemara de Rabbi ‘Hanina ben Taradion (nous en donnons notre traduction) :
‘Il me semble que l’âme dans le corps est comme les lettres (ou les noms de D.) sur le parchemin. Cette ressemblance entre le décès et le Sefer Torah qui est brûlé est une simple parabole, nos Maîtres veulent dire par là que c’est une terrible perte et une grande terreur et que l’homme doit déchirer son vêtement car c’est aussi redoutable que si un livre de Torah brûlait devant lui.’
Cette explication de Ramban est très profonde. En effet interrogeons-nous : qu’est-ce qu’un livre de Torah ? Ce sont quelques traces d’encre sur du parchemin. Et ces quelques traces confèrent à ce parchemin un sens, un contenu et une sainteté. Quelle est la différence entre un gribouillis et un écrit ? Pourquoi une lettre confère-t-elle un sens, une signification ? De même le corps est animé par une pulsion de vie. Ce corps humain dont la pulsion de vie le quitte, ne se passe-t-il rien ou bien est-ce une catastrophe ? Ce n’est pas seulement un corps, c’est une corporalité dans laquelle l’âme inscrivait un sens, une signification, comme ces lettres qui étonnamment veulent dire quelque chose. Et cette signification unique, comme chaque âme qui est unique, quitte ce monde, c’est dramatique. Où nous trouverons-nous à nouveau ce livre de Torah qui vient de disparaître ?
Les élèves demandent à Rabbi ‘Hanina ben Taradion : ‘Rabbi, que vois-tu ?’ Et il leur répond : ‘Je vois les parchemins brûler et les lettres s’envoler’.
Les Romains arrivent à brûler le corps, le parchemin, mais ils n’ont aucune prise sur ce que représentent les lettres, l’ineffable des lettres, de la signification des lettres. Cet ineffable retourne auprès de Son Créateur qui est la source de toute signification, qui est appelé Le Nom, car Il est source de signification. Alors les élèves dirent à Rabbi ‘Hanina ben Taradion : ‘Mais alors Rabbi, toi aussi ouvre ta bouche que le feu entre en toi !’
C’est-à-dire, ouvre ta bouche que ton âme, qui est l’ineffable qui t’anime, sorte elle-aussi et retourne auprès de Son Créateur ! Et tels sont les mots des élèves : ouvre ta bouche et qu’entre le feu en toi de manière à ce que ton corps brûle aussi de l’intérieur et que ton âme et ton souffle puissent monter vers en haut (explication du Maharsha) !
Seconde partie : Le corps même du sujet.
I. אמר להן מוטב שיטלנה מי שנתנה ואל יחבל הוא בעצמו. ‘Il leur dit : il vaut mieux que la prenne (mon âme) Celui qui l’a donnée et que je ne porte pas atteinte à moi-même !’
Ici commence en fait l’étude présente : a-t-on le droit juridiquement de porter atteinte à soi-même pour hâter sa mort ? Manifestement Rabbi ‘Hanina ben Taradion, malgré les souffrances atroces, refuse. Mais serait-ce une source significative au niveau juridique étant donné que nous avons vu dans les paragraphes précédents de cette étude que celui-ci mettait ses barèmes juridiques à un autre niveau que la plupart des personnes ?
L’étude de plusieurs points est nécessaire pour pouvoir aborder notre question.
II. Statut du mourant, Gossess, גוסס.
Le Shoul’han Aroukh (Yoré Déah chapitre 339,§1) nous enseigne, sur la base de la première Beraita du Traité Sema’hot, que le mourant a juridiquement le même statut qu’un vivant :
הגוסס הרי הוא כחי לכל דבריו.
‘Le Gossess, le mourant, est considéré comme un vivant au sens fort pour tout ce qui le concerne.’
Le terme Gossess représente une sorte d’onomatopée du râle de la personne à l’article de la mort.
Le Rif et le Rambam (Hil’hot Avélout chapitre 4, Halakha 5) ajoutent au nom de la suite de la Beraïta de Sema’hot (rapporté par le Shakh §5):
הנוגע בו הרי זה שופך דמים למה זה דומה לנר שמטפטף כיון שיגע בו אדם יכבה וכל המאמץ עיניו עם יציאת נפש הרי זה שופך דמים.
‘Celui qui touche le Gossess est considéré comme un assassin. A quoi ressemble-t-il ? A une lampe à huile qui va s’éteindre, dès que tu la touches, elle s’éteint. Celui qui lui ferme ses yeux au moment où l’âme quitte le corps est un assassin.’
Rabbi Moshé Isserless ajoute :
אסור לגרום למת שימות מהרה כגון מי שהוא גוסס זמן ארוך ולא יוכל להפרד אסור להשמט הכר והכסת מתחתיו מכח שאומריס שיש נוצות מקצת עופות שגורמים זה וכן לא יזיזנו ממקומו אבל אס יש ש דבר שגורם עכוב יציאת הנפש כגון שיש סמוך לאותו בית קול דופק כגון חוטב עצים או שיש מלח על לשונו ואלו מעכביס יציאת הנפש מותר להסירו משס דאין בזה מעשה כלל אלא שמסיר המונע.
‘il est interdit de causer de précipiter la mort du Gossess. Par exemple quelqu’un dont l’agonie se prolonge et l’âme n’arrive pas à se séparer du corps, il est interdit de retirer un coussin ou un oreiller de dessous lui en disant qu’il y a des plumes de certains volatiles qui empêchent l’âme de partir. De même il est interdit de le bouger de place. Par contre s’il y a une cause externe qui empêche le départ de l’âme, par exemple s’il y a à côté un bruit qui toque comme quelqu’un qui scie du bois ou bien qu’il y a un grain de sel sur sa langue qui empêche le départ de l’âme (dans la mesure où l’on ne bouge pas le corps en enlevant le grain de sel), il est permis de retirer cette cause externe, car dans ce cas il n’y a aucun acte, simplement on retire ce qui empêche.’
Nous apprenons deux points fondamentaux de cet enseignement de Rabbi Moshé Isserless. Premièrement, il est interdit de bouger un Gossess car cela accélère sa mort, et ceci est interdit. Par contre, et cela est un point à relever, il n’y a pas d’impératif de faire durer sa vie. S’il y a une cause externe qui fait durer l’agonie et la souffrance, il est licite d’enlever cette cause externe car on ne tue pas חס ושלום, on retire ce qui empêche l’âme de partir.
Ce second point nous interroge : mais pourquoi n’y a-t-il pas d’obligation de rallonger sa vie ? Si nos Maîtres affirment qu’un Gossess a juridiquement le statut de tout vivant, pourquoi ne s’applique-t-il pas à son sujet l’obligation de la Torah de non-assistance à personne en danger, comme dit le verset (Vayikra 19,16) לא תעמוד על דם רעך, « Ne reste pas immobile face au sang de ton ami ». Rashi explique le verset en disant : ‘ne vois pas sa mort alors qu’il est dans ta capacité de le sauver !’. Et donner la possibilité à quelqu’un de vivre quelques instants est un tel impératif que l’on doit repousser Shabbat pour ces quelques instants, comme nous enseigne le Shoul’han Aroukh (Ora’h ‘Haïm chapitre 329,§4) :
‘Si l’on a trouvé pendant Shabbat quelqu’un écrasé sous un éboulis et que si on le sauve il ne pourra vivre que quelques moments, malgré tout il y a un impératif de déblayer cet éboulis quitte à transgresser Shabbat’.
Ici aussi il serait dans notre capacité de lui donner de vivre encore quelques instants en laissant cette personne scier son bois ! Ou même s’il est avéré qu’un grain de sel pourrait retarder le moment où l’âme quitterait le corps, pourquoi n’aurions-nous pas l’obligation de le poser sur la langue du mourant, si tant est qu’on ne le bougerait pas ?
Le Beth Lé’hèm Yéhouda (de Rabbi Tsvi Hirsch ben Ezriel de Vilna), sur le Shoul’han Aroukh cité plus haut, déduit de Rabbi Yossef Caro au §1 qu’il est même interdit de mettre ce grain de sel sur la langue du mourant pour lui donner encore quelques instants à vivre. Il explique qu’à ce moment précis l’âme souffre terriblement et il est interdit de faire durer cette souffrance. Néanmoins attenter directement par un acte sur la personne est un crime. Nous pouvons ajouter qu’arrêter le bruit perturbant n’est pas une action, c’est enlever ce qui empêche l’âme de partir : הסרת המונע , Hassarat HaMonéah.
III. Hassarat HaMonéah. Enlever ce qui empêche l’âme de partir.
Cette dernière notion fait grincer les dents des âmes vertueuses. Comme instinctivement nous ne sommes pas habitués à cette analyse et à la manière de penser de Nos Maîtres, il nous semble nécessaire d’éclaircir un peu le propos.
La Mishna dans le Traité Shabbat nous enseigne (Shabbat 121a) :
נכרי שבא לכבות אין אומרים לו כבה או לא תכבה מפני שאין שבתיתו עליהן.
‘S’il y a un incendie le jour de Shabbat et qu’un non-juif vient éteindre, on ne lui dit ni éteins, ni n’éteins pas car son repos ne nous incombe pas’.
[On ne parle que d’un cas d’incendie où il n’y aurait pas de risque pour une vie]
Les commentateurs expliquent que bien que le non-juif le fasse pour nous rendre service et qu’il y aurait lieu d’interdire rabbiniquement de peur que l’on en vienne à le lui demander explicitement, néanmoins on estime que le non-juif sur le fond le fait pour son propre intérêt car il sait qu’on lui sera reconnaissant et que finalement il y gagnera.
Tossefot (Traité Shabbat 122a דה »מ ואם בשביל ישראל אסור ) posent la question : mais comment peut-on laisser le non-juif éteindre l’incendie en argumentant qu’il le fait finalement pour son intérêt quelque part ? Mais nous voyons dans la Mishna suivante (Shabbat 122a) que si l’on est dans l’obscurité le soir de Shabbat et qu’un non-juif vient allumer la lumière pour rendre service il est interdit de profiter de cette lumière allumée par le non-juif. Pourquoi dans le second cas ne dit-on pas que le non-juif, bien qu’il ait rendu service au Israël, finalement l’a fait pour son propre intérêt comme lors de l’incendie ? Tossefot répondent au nom de Rabbénou Shimshon HaZaken que dans le cas de la lumière le corps du Israël profite de l’action du non-juif, donc le non-juif a l’intention de faire profiter le juif et on ne peut pas dire que le non-juif le fait pour son propre profit, ce qui n’est pas le cas dans l’incendie, où le corps du Israël ne profite pas de son action, alors nous pouvons dire qu’il le fait pour son propre profit. Cette réponse de Tossefot est rapportée au niveau de la Halakha par le Maguen Avraham (אורח חיים סימן של’’ד ס »ק כ »ז) et le Mishna Beroura (אורח חיים סימו של »ד ס »ק ס »א). Cette réponse de Tossefot nécessiterait une étude spécifique. Nous ne la rapportons que pour mettre en exergue un point précis. Nos Maîtres mettent en relief la différence fondamentale entre éteindre un incendie où l’action évite une catastrophe et le fait d’allumer une lumière où le corps profite concrètement du fruit de cette action en cela qu’avant dans l’obscurité je ne pouvais pas lire par exemple, et ,maintenant qu’il y a de la lumière, je peux lire. Mon corps n’a pas une jouissance de ne pas avoir perdu mon bien. Je suis content, même très content, mais ce n’est pas une jouissance du corps. Nos Maîtres disent dans leur sagesse que le non-juif qui vient rendre un service à un juif le Shabbat n’est pas désintéressé, il sait que le juif lui sera reconnaissant d’une manière ou d’une autre. Mais s’il apporte une jouissance concrète au juif, que le corps du juif a une jouissance du travail fait par le non-juif, l’intention sous entendue du non-juif n’est pas prégnante, et le fruit de son action sera interdite au juif, de peur qu’il ne dise au non-juif de le faire explicitement. Par contre si l’action du non-juif n’apporte pas de jouissance du corps au juif, par exemple éviter que le feu ne dévore tous ses biens, alors l’intention sous-jacente du non-juif est prégnante et il n’y a aucun problème à ce que ce non-juif agisse et éteigne le feu.
Maintenant ami lecteur tu vas t’insurger sur ce que je viens de rapporter au nom de Tossefot et qui fait force de loi.
Imaginons les scénarios suivants. Une famille juive prend son repas shabbatique et la lumière vient à s’éteindre. Le voisin non-juif voit cela et rallume la lumière, il est interdit de profiter du fruit de ce travail (et même, comme nous l’avons rapporté en note, il nous faudrait intervenir et lui dire qu’il n’allume pas). Ce que l’on pouvait faire sans lumière reste évidemment permis, comme manger, chanter etc. Mais lire est interdit car on ne peut pas lire dans le noir. Par contre s’il y a un incendie, et que le voisin voit cela et vient l’éteindre pour rendre service à son voisin juif, il n’y a pas de problème, il est permis de profiter du demi-million d’euros qui ont failli partir en fumée.
Tossefot expliquent que dans le cas de l’incendie, le corps du juif ne profite pas du travail du non-juif et on peut affirmer que le non-juif agit pour son propre profit même s’il sait qu’il fait plaisir au juif. Par contre dans l’allumage de la lumière, le corps du juif profite directement d’elle, et on peut affirmer que le non-juif fait cette action principalement pour le juif et non pour lui, bien qu’il puisse en tirer profit. On peut se demander : mais dans l’incendie, la jouissance du juif est incomparablement supérieure au petit profit qu’il peut avoir lorsqu’il se trouve dans la lumière plutôt que dans l’obscurité le soir de Shabbat !
Cher ami, viens écouter, car là se trouve toute la science d’Israël !
Rabbénou Nissim de Gérone, le Ran, dans son commentaire sur le Rif, explique pourquoi on laisse le non-juif éteindre l’incendie :
‘Nos Maîtres considèrent que le non-juif agit sur sa propre initiative ; en effet étant donné qu’il a un certain discernement, il évalue en lui-même est-ce qu’il a un certain intérêt à rendre ce service (en l’occurrence éteindre cet incendie). Et, étant donné qu’il comprend qu’à terme il en tirera un profit, il vient éteindre.’
Ce préliminaire étant posé, nous pouvons reprendre la démarche de Tossefot et l’analyser de la manière suivante : lorsque le non-juif vient éteindre l’incendie, il est mû par son intérêt, comprend que rendre service n’est jamais perdu, et qu’il en tirera un bénéfice à un moment ou à un autre. Certes le juif retire un énorme bénéfice de son action, du service que le non-juif lui rend, mais ce bénéfice est indirect. Le non-juif lui évite de perdre sa fortune. Le corps du juif ne jouit pas directement de ce service. Le non-juif n’apporte pas du palpable, du concret. Certes le juif jubile de ne pas avoir perdu ses biens, mais, comprends bien ami lecteur, ce plaisir n’est pas objectivable, ce n’est pas ce que nos Maîtres appellent ‘une jouissance du corps’. Dans ce cas il nous est possible d’évaluer que le moteur principal de son action est sa décision personnelle. Par contre, dans le cas d’allumer la lampe, la personne juive a un profit direct, présent, concret de cette lumière allumée. Il est difficile de dire que, face à cette jouissance concrète, l’intérêt potentiel du non-juif serait plus prégnant. Il est plus vraisemblable de dire que le non-juif agit pour la jouissance présente du juif, et cela devient donc interdit, car il est interdit de profiter (pendant Shabbat) du travail qu’un non-juif aurait fait pour un juif.
Ce commentaire sublime de Tossefot, qui fait force de loi, nous permet de mettre en relief un point décisif. Il y a une différence fondamentale entre du potentiel et de l’effectif.
Fort de cela nous pouvons revenir à la permission, voire l’obligation, d’arrêter le bruit répétitif qui empêche l’âme de se libérer.
Par rapport au Gossess, il est interdit d’attenter à sa vie, le toucher c’est le tuer, ce qui est prohibé. Lorsque j’arrête les gouttes qui tombent de la gouttière, j’agis certes sur cette fuite d’eau qui fait un bruit entêtant, mais j’enlève, je n’apporte pas. Je n’agis pas sur le Gossess, bien que par mon action son âme puisse partir plus vite.
IV. Développement de Rav Feinstein à partir de cette Halakha relative au Gossess.
Nous avons relevé dans les paragraphes précédents que nos Maîtres nous enseignent qu’il s’impose d’aider l’âme du Gossess à partir, tout en actant qu’agir pour qu’il meure vite est un crime. Rav Feinstein va catégoriser ce paradoxe dans les termes suivant (Iguérot Moshé,Yoré Déah seconde partie, chapitre 174,§3) :
‘Dans un cas où des soins ne seraient pas pour le guérir mais pour allonger sa vie quelques instants, si cette vie maintenue artificiellement était accompagnée de souffrances, ces traitements seraient interdits. C’est ce que nous pouvons apprendre du fait qu’il est permis d’enlever ce qui empêche l’âme de partir si l’on n’agit pas sur le corps même du Gossess, parce qu’il souffre particulièrement. Or s’il eût été permis de trouver des moyens pour allonger sa vie, quand bien même cela serait accompagné de souffrances, comment nos Maîtres auraient-ils pu permettre d’enlever ce qui retient l’âme de partir ? Au contraire ils auraient dû encourager à amener des moyens qui retiendraient l’âme ! Nous pouvons donc conclure qu’il est juridiquement interdit d’allonger la vie de manière artificielle si ces moments ajoutés sont accompagnés de souffrances. Et c’est ce que nous voyons ici qu’empêcher l’âme du Gossess de partir est une grande souffrance. Et ceci est concomitant du fait que faire un acte tangible sur le corps de cette personne moribonde est considéré comme un crime au sens fort et serait passible de pénal, quand bien même cette personne souffrirait et que l’on agirait par commisération et que la personne elle-même réclamerait d’en finir’.
V. Retour à l’épisode de Rabbi ‘Hanina ben Taradion.
Une fois que nous avons défini de manière précise qu’il est prohibé de bouger un Gossess, et que cela peut être considéré comme un meurtre au sens fort, nous comprenons bien la réponse de Rabbi ‘Hanina à ses élèves : ‘Il leur dit : il vaut mieux que la prenne (mon âme) Celui qui l’a donnée et que je ne porte pas atteinte à moi-même !
En effet, ouvrir la bouche serait un acte direct qui causerait la mort.
Etudions maintenant la suite du passage :
‘Le chef-bourreau lui dit : Rabbi, si je rajoute de la flamme et que j’enlève les pelisses de laine de dessus ton cœur, m’amèneras-tu au monde futur ? Il lui dit : oui. Jure-le-moi ! Il lui jura. Alors, tout de suite, il a ajouté du feu, retiré les pelisses de laine de dessus son cœur, et il décéda rapidement. Et lui aussi sauta à l’intérieur du brasier. Une voix du ciel est sortie et proclama : Rabbi ‘Hanina ben Taradion et le chef-bourreau sont invités à la vie du monde futur. Rabbi pleura et dit : certains acquièrent leur monde en un instant, certains acquièrent leur monde en de nombreuses années.’
A minima nous pouvons déduire de ce passage que le fait que Rabbi ‘Hanina ben Taradion ait supporté de vivre encore quelques instants a permis d’une manière ou d’une autre au chef-bourreau de retourner complètement sa trajectoire de vie et de son état de tortionnaire infame d’accéder à la vie du monde futur. Cet exemple nous démontre l’intensité de vie que peuvent contenir quelques instants.
Néanmoins deux questions se posent : si tant est que nous ayons démontré que selon la Halakha il est interdit d’attenter par un acte à la vie, et même d’un Gossess en grandes souffrances, comment Rabbi ‘Hanina ben Taradion peut-il permettre au tortionnaire qu’il rajoute du feu ? Et d’autre part, nous avons vu plus haut la gravité du suicide, comment donc ce chef-bourreau a-t-il pu accéder à la vie du monde futur en passant de vie à trépas justement par un suicide ?
Notre grand décisionnaire Rav Moshé Feinstein pose notre première question dans ses Shéélot OuTeshouvot (Iguérot Moshé ‘Hoshen Mishpat seconde partie, chapitre 73,§3 et chapitre 74,§2 ).
Dans un premier temps il propose qu’il serait possible de dire que l’interdit d’écourter la vie d’un Gossess même si dans le but de lui éviter de grandes souffrances ne s’appliquerait qu’aux lois d’Israël et non aux lois que la Torah envisage pour les non-juifs, lois des fils de Noa’h. ‘Il serait possible de déduire de notre passage qu’un fils de Noa’h n’aurait pas l’interdit de tuer si cela était pour le bien de la personne, et qu’il y aurait sur ce point une différence fondamentale entre l’interdit qui s’adresserait à Israël et l’interdit qui s’adresserait au fils de Noa’h. Nous pourrions d’ailleurs trouver une différence dans la manière dont les versets expriment les interdits. Au sujet d’Israël le verset dit (Shemot 20,13) לא תרצח, « Ne tue pas », ce qui laisse entendre qu’il est interdit de tuer quelle que soit la raison, et même s’il y a un aspect justifié. Par contre lorsque le verset s’adresse à toute l’humanité, c’est-à-dire aux fils de Noa’h dans la section Noa’h (Béréshit 9,6), le verset dit שופך דם האדם, « Celui qui verse du sang », ce qui nous laisse entendre que verser le sang est prohibé, c’est-à-dire le crime est prohibé, mais tuer pour épargner de grandes souffrances pourrait être licite dans ce contexte pour les fils de Noa’h’.
Cette hypothèse peut répondre à de grandes questions que l’étude du début du second livre de Shemouel soulève. Rav Feinstein veut déduire cette nuance de l’épisode de la recension de la mort du roi Shaoul par le converti Amalécite au début du second livre du livre de Shemouel.
La mort du roi Shaoul.
A la fin du dernier chapitre du premier livre de Shemouel les versets relatent les derniers instants du roi Shaoul (Shemouel I,31,3 à 6) :
ותכבד המלחמה אל שאול וימצאהו המורים אנשים בקשת ויחל מאוד מהמורים. ויאמר שאול אל נשא כליו שלוף חרבך ודקרני בה פן יבואו הערלים האלה ודקרני והתעללו בי ולא אבה נשא כליו כי ירא מאוד ויקח שאול את החרב ויפול עליה. וירא נושא כליו כי מת שאול ויפול גם הוא על חרבו וימת עמו.
Verset 3 :
« La guerre se concentra sur Shaoul, et les Morim le trouvèrent, les hommes avec leurs arcs, et il eut très peur des Morim »
Nous n’avons pas traduit dans un premier temps le mot מורים, Morim. Bien évidemment il faut traduire ce terme par « les archers », « ceux qui lancent », en l’occurrence des flèches, le mot Morim venant de la racine Yoré, יורה, qui signifie ‘jeter’. Mais ,si c’est ainsi, pourquoi la syntaxe du verset est-elle inversée ? Le verset aurait dû dire : et des hommes qui lancent avec leurs arcs le trouvèrent.
Nous avons trouvé une explication pertinente : le mot Morim, מורים, signifie dans le contexte ‘les archers’, ceux qui lancent des flèchent avec leurs arcs, cependant le mot Morim veut aussi dire ‘les enseignants’, comme nous le voyons dans le Sefer HaShorashim du Radak à la racine hébraïque, ירה.
La faute principale du roi Shaoul, par laquelle D. l’a rejeté de la royauté et par laquelle il lui a été décrété qu’il meure à la bataille de Guilboa fut le fait qu’il n’écouta pas l’ordre de son Maître le prophète Shemouel et qu’il ne tua pas le roi des Amalécites Hagag comme celui-ci le lui avait ordonné. Nous pouvons maintenant lire parfaitement le verset :
« La guerre se concentra sur Shaoul, et le Morim le trouvèrent. Qui furent ces Morim ? Des Maîtres ? Non, ce furent des hommes, des hommes qui lancent des flèches avec leurs arcs. Et Shaoul eut très peur des Morim. De quels Morims était-il question ? Des archers ».
En d’autres termes, le verset vient nous enseigner que celui qui n’a pas peur de ses Maîtres, qui n’est pas dans une attitude de respect envers ses Maîtres, en viendra à la fin à avoir peur des hommes et à paniquer devant eux. Et ainsi comprenons-nous de manière parfaite le jeu que le verset fait entre le sens ‘archer’ du mot Morim et le sens Maîtres du même mot. De quels Morim eut-il peur ? Des hommes avec leurs arcs.
Versets suivants :
« Shaoul dit à son écuyer, dégaine ton épée et transperce-moi de peur que ne viennent ces incirconcis, ne me transpercent et ne tirent profit de ma honte, et l’écuyer n’a pas voulu car il avait très peur. Shaoul prit l’épée et il tomba dessus. L’écuyer vit que Shaoul était mort, il tomba lui-aussi sur son épée et il mourut avec lui ».
Evidemment ces versets nous posent questions. Nous y reviendrons dans la suite de cette étude. Notre propos à cette articulation de notre étude porte sur le point qui ressortira de versets du début du second livre de Shemouel (Shemouel II, chapitre 1, versets 2 à 16).
ויהי ביום השלישי והנה איש בא מן המחנה מעם שאול ובגדיו קרעים ואדמה על ראשו ויהי בבואו אל דוד ויפל ארצה וישתחו. ויאמר לו דוד אי מזה תבוא ויאמר אליו ממחנה ישראל נמלטתי. ויאמר אליו דוד מה היה הדבר הגד נא לי ויאמר אשר נס העם מן המלחמה וגם הרבה נפל מן העם וימתו וגם שאול ויהונתן בנו מתו. ויאמר דוד אל הנער המגיד לו איך ידעת כי מת שאול ויהונתן בנו. ויאמר הנער המגיד לו נקרא נקריתי בהר הגלבע והנה שאול נשען על חניתו והנה הרכב ובעלי הפרשים הדבקהו. ויפן אחריו ויראני ויקרא אלי ואמר הנני. ויאמר לי מי אתה ויאמר אליו עמלקי אנכי. ויאמר אלי עמד נא עלי ומתתני כי אחזני השבץ כי כל עוד נפשי בי. ואעמד עליו ואמתתהו כי ידעתי כי לא יחיה אחרי נפלו ואקח הנזר אשר על ראשו ואצעדה אשר על זרועו ואביאם אל אדני הנה. ויחזק דוד בבגדיו ויקרעם וגם כל האנשים אשר אתו. ויספדו ויבכו ויצמו עד הערב על שאול ועל יהונתן בנו ועל עם ה’ ועל בית ישראל כי נפלו בחרב. ויאמר דוד אל הנער המגיד לו אי מזה אתה ויאמר בן איש גר עמלקי אנכי. ויאמר אליו דוד איך לא יראת לשלוח ידך לשחת את משיח ה’. ויקרא דוד לאחד מהנערים וייאמר גש פגע בו ויכהו וימת. ויאמר אליו דוד דמיך על ראשך כי פיך ענה בך לאמר אנכי מתתי את משיח ה’.
« Ce fut le troisième jour, et voici un homme qui vient du camp d’auprès de Shaoul, et ses vêtements déchirés et de la terre sur sa tête. Ce fut quand il arriva devant David, il tomba à terre et se prosterna. David lui dit : d’où vas-tu ? Il lui dit : du camp d’Israël je me suis échappé. »
On ne peut que s’étonner de l’expression אי מזה תבוא « d’où vas-tu ? ». En effet l’origine est toujours au passé. Rashi rapporte la Psikta comme quoi cet homme qui vient devant David serait Doèg, דואג האדומי, une des personnes les plus haineuses à son égard. Il s’étonne donc de le voir se jeter à ses pieds et se prosterner. D’où la question complexe de David : d’où viens-tu pour avoir ce geste d’allégeance future à mon égard ? Rashi dit dans son humilité qu’il n’est pas convaincu de dire que ce fugitif serait Doég, néanmoins nous pouvons bien rendre compte des nuances du verset si nous acceptons cette explication.
« David lui dit : que s’est-il passé ? Raconte-le-moi ? Il lui dit la débâcle du peuple durant la guerre et que beaucoup du peuple tombèrent et moururent, et que Shaoul et Yonathan son fils moururent. David dit au jeune homme qui lui rapporte les faits : comment sais-tu que Shaoul est mort ainsi que Yonathan son fils ? Le jeune homme qui lui rapportait les faits lui dit : je me trouvais par hasard sur la montagne de Guilboa et voici Shaoul appuyé sur sa lance et les chars et les cavaliers d’élite le cernent. Il se retourna et me vit. Il m’appela et je lui dis : me voici. Il me dit : qui es-tu ? Je lui dis: Je suis Amalécite. Il me dit : lève-toi sur moi et tue-moi car les affres me saisissent bien que je vive encore. Je me suis levé sur lui et je l’ai tué car je savais qu’il ne pourrait plus vivre après qu’il soit tombé (sur sa lance), j’ai pris la couronne qui était sur sa tête et le bracelet qui était à son bras et je les amène devant mon seigneur, voilà. »
Ce personnage énigmatique pense s’attirer les bonnes grâces de David en se vantant d’avoir éliminé son ennemi.
« David saisit ses habits et les déchira, ainsi que toutes les personnes qui étaient autour de lui. Ils firent des éloges, pleurèrent et jeûnèrent jusqu’au soir sur Shaoul et Yonathan son fils et sur le peuple de D. et sur la maison d’Israël qui tombèrent sous l’épée.
David dit au jeune homme qui lui rapporte les faits : d’où viens-tu ? Il lui dit : je suis le fils d’un homme converti Amalécite. David lui dit : mais comment n’as-tu pas craint de porter la main pour détruire le Oin de D. ? David appela l’un de ses pages et lui dit : approche-toi et jette-toi sur lui ! Il le frappa et il mourut. David dit à son sujet : tu es responsable de ton sang car ta bouche t’a accusé en disant : j’ai tué le Oin de D.. »
Comme d’habitude plusieurs problématiques s’imbriquent les unes dans les autres. Nous n’aborderons pas dans ce premier temps le fait que Shaoul voulut attenter à ses jours. Notre remarque est le fait qu’au début lorsque ce personnage avoua qu’il a achevé le roi Shaoul, David l’a seulement écouté. Lorsque dans un second temps, David voulut mieux savoir qui était son interlocuteur et que celui-ci lui dit qu’il était fils d’un converti Amalécite, alors David le fit exécuter. Cette remarque pourrait être une preuve pour la démarche de Rav Moshé Feinstein qu’il est possible que dans les lois relatives aux fils de Noé il n’y aurait pas d’interdit formel d’abréger les jours de quelqu’un qui serait à l’article de la mort, ce qui n’est pas le cas pour un enfant d’Israël. Ceci expliquerait que lorsque David comprit que cette personne était juive, il changea d’attitude et le condamna à mort.
VII. Questions contre la démarche que nous venons de proposer.
Cependant, malgré la démarche que nous venons de proposer, il ressort des Halakhot de Rambam relatives à l’interdit de tuer dans les lois des fils de Noa’h qu’il leur est interdit de précipiter la mort d’un Gossess, même dans le but de lui alléger les souffrances (Hilkhot Melakhim chapitre 9, Halakha 4). Et d’ailleurs, dans le passage que nous étudions, nous voyons qu’il fallait que Rabbi ‘Hanina ben Taradion fasse un serment au chef des tortionnaires qu’il aurait part au monde futur, ce qui laisse entendre que sans ce serment, son acte serait hautement problématique, voire prohibé.
Rav Feinstein explique le passage de la manière suivante (Iguérot Moshé ‘Hoshen Mishpat seconde partie, chapitre 73,§3):
‘Finalement il s’impose de dire que ce que Rabbi ‘Hanina ben Taradion autorisa au chef-tortionnaire d’enlever les pelotes de laine était ce que l’on appelle הוראת שעה, Horaat Shaha, une loi d’exception, et de même ce qu’il lui promit qu’il aurait part au monde futur, et de même ce que du Ciel on acquiesça à la promesse faite par Rabbi ‘Hanina ben Taradion. La preuve à cela est que Rabbi ‘Hanina ne lui affirma pas de manière sûre qu’il aurait une telle récompense du fait qu’il lui ferait un tel bienfait d’abréger ses souffrances atroces en lui enlevant les pelotes de laine. Il dût lui promettre et même de lui jurer car d’une manière juridique cela était en fait prohibé. Ce n’est que du fait de la promesse et du serment de Rabbi ‘Hanina que du Ciel on octroya au tortionnaire la vie du monde futur. Bien que l’on puisse réfuter encore ceci, et dire dans un autre sens, que Rabbi ‘Hanina dût lui promettre et même lui faire serment qu’il aurait part au monde futur pour que du Ciel on ne rejette pas la portée supérieure de son acte en ne lui donnant qu’une récompense dans ce monde-ci et non dans le monde futur, ce qui sous entendrait qu’en soi cet acte serait licite.’
VIII. ‘Il leur dit : il vaut mieux que la prenne (mon âme) Celui qui l’a donnée et que je ne porte pas atteinte à moi-même !’ Remarque de Tossefot מסכת עבודה זרה י »ח ע »א דה »מ ואל יחבל בעצמו.
Nous avons rapporté au premier paragraphe de cette étude que malgré les souffrances incommensurables Rabbi ‘Hanina ben Taradion refusa d’hâter sa mort en disant que Celui qui lui a donné la vie la lui reprenne mais qu’il ne porte pas atteinte à sa propre personne.
Nous avons étudié dans les différentes articulations de notre étude que hâter la mort d’un Gossess de manière directe était considéré comme un crime.
Ces éléments étant posés, étudions le Tossefot afférant :
‘Que je ne porte pas atteinte à moi-même. Rabbénou Tam dit que si la personne craint que les idolâtres ne le forcent à transgresser ces fautes majeures alors c’est une obligation de porter atteinte à soi-même, comme nous le voyons d’un passage du Traité Guittin 57b où des enfants qui ont été faits prisonniers par les Romains comprirent qu’ils allaient être livrés à la prostitution masculine, se jetèrent du bateau et se livrèrent à la noyade (et la Guemara rapporte ce fait pour nous dire la grandeur de leur acte).’
Concrètement que veut dire Rabbénou Tam ? Nous avons défini plus haut que la conclusion légale suit la démarche des Sages de la Maison de Natza selon lesquels il est interdit de faire de l’idolâtrie, un meurtre ou un interdit sexuel de la Torah même si notre vie est en jeu. Rabbénou Tam nous enseigne que si quelqu’un se trouve dans une situation où les oppresseurs le torturent par exemple et qu’il comprend que sous les tortures il risque d’abjurer, il aura alors la Mitsva d’attenter à ses jours pour ne pas en arriver à transgresser cet interdit majeur. Les commentateurs rapportent les paroles de Rabbénou Perets sur le Smak, Séfer Mitsvot Katan de Rabbi Its’hak de Corbeil (Mitsva 3,§7), qui développent un peu la démarche de Rabbénou Tam :
ואותם קדושים ששחטו עצמם שלא סמכה דעתם לעמוד בניסיון קדושים גמורים הם וראיה משאול ואין להקשות מר’ חנינא בן תרדיון שלא רצה לפתוח פיו ואמר מוטב שיטלנה מי שנתנה וכו’ שיודע היה בעצמו שלא יתחלל שם שמים על ידו עכ »ד
‘Et ces gens d’exception qui se sont égorgés eux-mêmes parce qu’ils n’avaient pas confiance en eux-mêmes qu’ils pourraient tenir bon face aux épreuves terribles, ce sont des Kedoshim véritables. Nous pouvons amener une preuve du roi Shaoul (qui craignait à raison que le Nom de D. soit profané s’il restait vivant dans la main des ennemis). Et ne me pose pas de question de Rabbi ‘Hanina ben Taradion qui ne voulait pas ouvrir sa bouche et qui a dit qu’il vaut mieux que D. lui reprenne sa vie plutôt qu’il attente à lui-même car il faut dire qu’il était convaincu que le Nom de D. ne serait pas profané par son biais.’
Toutefois cette démarche de Rabbénou Tam dépasse notre entendement. En effet même si profaner le Nom de D. et transgresser ces fautes majeures constituent des drames, il ressort néanmoins clairement de ce que nous avons étudié qu’il est interdit de porter atteinte à sa vie d’aucune manière qu’il soit, et même si l’on est à l’article de la mort.
Il nous semble que pour rendre compte de la démarche de Rabbénou Tam il est nécessaire de nous poser la question légale suivante : est-ce qu’une personne dispose d’une propriété sur son corps et/ou sur sa vie ?
Cette grande question est abordée dans le huitième chapitre du Traité Baba Kama à partir de la Mishna 90b.
IX. La personne est-elle habilitée à se blesser elle-même ? Baba Kama 90b et 91a et b.
Comme à notre habitude, il ne nous parait pas pertinent d’aller directement au cœur du sujet. Il nous semble plus productif de prendre notre temps pour entrer petit à petit dans la problématique au gré de la manière dont la Guemara la présente.
Le huitième chapitre du Traité Baba Kama porte sur les coups et blessures. Quelqu’un qui blesse son prochain est condamné d’après la Torah à payer cinq dédommagements, נזק צער ריפוי שבת בושת, la dépréciation du corps due au dégât, la souffrance, les frais médicaux, le chômage enclenché par la blessure, et la honte subie. Parfois le préjudice ne peut être que de l’ordre de la honte, tel est le sujet de la Mishna suivante :
ומעשה באחד שפרע ראש האשה בשוק באת לפני רבי עקיבא וחייבו ליתן לה ארבע מאות זוז אמר לו רבי תן לי זמן ונתן לו זמן שמרה עומדת על פתח חצרה ושבר את הכד בפניה ובו כאיסר שמן. גילתה את ראשה והיתה מטפחת ומנחת ידה על ראשה העמיד עליה עדים ובא לפני רבי עקיבא א »ל לזו אני נותן ד’ מאות זוז א »ל לא אמרת כלום החובל בעצמו אף על פי שאינו רשאי פטור אחרים שחבלו בו חייבים והקוצץ נטיעותיו אף על פי שאינו רשאי פטור אחרים חייבין.
‘Une fois un homme enleva la coiffe d’une femme dans la rue. Celle-ci vint devant Rabbi Akiva et le condamna à lui payer quatre cent Zouz. Il dit à Rabbi Akiva : pouvez-vous me laisser un petit délai ? Il le lui donna. Il l’attendit à la porte de sa cour et cassa une amphore dans laquelle il y avait de l’huile parfumée d’une valeur de Issar. Elle enleva sa coiffe, prit de l’huile parfumée avec sa main et s’en frotta les cheveux. Il mit des témoins sur la scène et vint devant Rabbi Akiva. Il lui dit : c’est à une telle femme que je dois donner quatre cent Zouz ? Il lui dit : tu n’as rien dit. La personne qui se blesse elle-même, bien qu’elle ne soit pas autorisée à le faire, est néanmoins exempte, mais d’autres qui la blesseraient seraient condamnables. De même la personne qui coupe ses plantations, bien qu’elle n’ait pas le droit de le faire, est néanmoins exempte, d’autres qui couperaient ses plantations, seraient condamnables.’
Nous voyons que cette femme, pour gagner un peu d’argent, était prête à enlever sa coiffe en pleine rue, ce qui est normalement une grande honte pour une femme mariée. Et néanmoins Rabbi Akiva condamne cet homme à la dédommager. La Mishna dit que la personne qui se blesse elle-même, bien qu’elle ne soit pas autorisée à le faire, est néanmoins exempte. Nous voyons en tout cas que la personne n’est pas habilitée à se blesser elle-même.
La Guemara (Baba Kama 91a) objecte à cette dernière affirmation :
והתניא אמר לו ר’ עקיבא צללת במים אדירים והעלית חרס בידך אדם רשאי לחבל בעצמו אמר רבא לא קשיא כאן בחבלה כאן בבושת.
‘Comment peux-tu dire que la personne n’a pas le droit de se blesser elle-même alors qu’une Beraïta nous enseigne le contraire ? Rabbi Akiva dit à cette personne (qui avait enlevé la coiffe de la personne) : Tu as plongé dans des eaux très profondes mais tu n’as remonté que des débris d’objets en terre cuite car l’homme est autorisé à se blesser lui-même. (Cette affirmation est l’inverse strict de l’affirmation de la Mishna)
Il faut dire qu’il y a une différence entre l’affirmation de Rabbi Akiva dans la Mishna et l’affirmation de Rabbi Akiva dans la Beraïta. Dans la Mishna on parle de se blesser, et la personne n’a pas le droit de se blesser elle-même, tandis que dans la Beraïta il faut dire que l’on parle de se faire honte à soi-même et que la personne serait habilitée à se faire honte à elle-même.’
Mais la Guemara va objecter :
והא מתניתין בבושת הוא וקתני החובל בעצמו אף על פי שאינו רשאי פטור.
‘Mais comment peux-tu dire que la Mishna qui dit que l’on n’a pas le droit de se blesser parle effectivement de se blesser, c’est faux ! La Mishna aussi parle de se faire honte !’
La Guemara répond :
הכי קאמר ליה לא מבעיא בושת דאדם רשאי לבייש את עצמו אלא אפילו חבלה דאין אדם רשאי לחבל בעצמו אחרים שחבלו בו חייבין.
‘(Il faut relire la Mishna et proposer ainsi) Lorsque Rabbi Akiva dit dans la Mishna que la personne n’est pas habilitée à se blesser elle-même alors que le sujet n’est pas de se blesser mais de se faire honte à soi-même, il faut comprendre ses dires de la manière suivante : non seulement la honte pour laquelle la personne est habilitée à se faire honte à elle-même, si une autre personne lui fait honte, celle-ci sera condamnable, mais même la blessure qu’une personne n’est pas habilitée à s’infliger elle-même, si quelqu’un d’autre la blesse cette autre personne sera condamnable à la dédommager.’
Rashi explique le raisonnement a fortiori de la manière suivante : non seulement se faire honte que la personne est habilitée à s’infliger, si elle se fait honte et que quelqu’un d’autre lui fait aussi honte cette autre personne sera condamnable car ce que la personne s’est infligée n’est pas préjudiciable. Par contre se blesser vraiment, ce qu’une personne n’est pas habilitée à s’infliger, si une personne s’est blessée elle-même, comme elle a montré que son corps n’est pas important pour elle, j’aurais pu croire que si quelqu’un d’autre la blesse cette personne ne serait pas condamnable, là-dessus Rabbi Akiva nous enseigne que néanmoins elle est condamnable.
La Guemara, à ce moment précis, veut défendre la thèse que la personne n’est pas habilitée à s’infliger une blessure, ce à quoi la Guemara objecte :
ואין אדם רשאי לחבל בעצמו והתניא יכול נשבע להרע בעצמו ולא הרע יהא פטור ת »ל להרע או להטיב מה הטבה רשות אף הרעה רשות אביא נשבע להרע בעצמו ולא הרע אמר שמואל באשב בתענית דכוותה גבי הרעת אחרים להשיבם בתענית אחרים מי מותיב להו בתעניתא אין דמהדק להו באנדרונא והתניא איזהו הרעת אחרים אכה פלוני ואפצע את מוחו.
‘Et la personne n’est pas habilitée à se blesser elle-même, mais la Beraïta suivante enseigne : est-ce possible que, si quelqu’un a fait le serment de se faire du mal et qu’il l’ait pas fait, serait-il exempt de Korban, de sacrifice (sur le fait de ne pas avoir accompli son serment) ? Le verset dit (Vayikra 5,4) « Ou si quelqu’un a exprimé un serment avec ses lèvres pour faire du mal ou pour faire du bien, dans tout ce qu’un homme pourrait exprimer comme serment et qu’il l’ait oublié (etc.) » de la même manière que la notion de faire du bien concerne une action permise, de même la notion de faire du mal concerne une action permise, d’après cela nous inclurons la personne qui a fait le serment de se faire du mal à elle-même.’
Nous voyons de cette Beraïta qu’il est licite de se faire du mal à soi-même, c’est-à-dire de se blesser soi-même.
Mais la Guemara réfute :
אמר שמואל באשב בתענית דכוותה גבי הרעת אחרים להשיבם בתענית. אחרים מי מותיב להו בתעניתא. אין, דמהדק להו באנדרונא.
‘Shemouel réfute en disant que le mal qu’il a fait le serment de se faire à lui-même n’est pas de se blesser, mais de jeûner.
La Guemara réfute la réfutation de Shemouel en disant que la Beraïta (citée dans le Traité Shevouot) exclut le serment de faire du mal aux autres car de la même manière que faire du bien cité dans le verset parle de quelque chose de permis, faire du mal aussi parle de quelque chose de permis. Ce qui exclut faire du mal aux autres qui est illicite, mais est-ce que l’on peut forcer quelqu’un à jeûner ?
La Guemara répond que oui en enfermant quelqu’un dans une pièce où il n’y a rien à manger.’
Mais la Guemara réfute cette tentative de Shemouel en rapportant la Beraïta suivante :
והתניא איזהו הרעת אחרים אכה פלוני ואפצע את מוחו.
‘Mais comment peux-tu dire que l’homme n’est pas habilité à se blesser lui-même, alors qu’il y a une Beraïta qui enseigne : quel est le cas de jurer de faire du mal aux autres qui n’est pas considéré par le verset car il est illicite, contrairement au cas où il ferait le serment de se l’infliger à soi-même ? C’est le cas de celui qui fait le serment de frapper untel ou de fendre sa tête. Ce qui aurait comme conséquence qu’il serait licite de se l’infliger à soi-même.’
Nous trouvons donc un enseignement qui affirme qu’il est licite de se blesser soi-même, et même de se fendre la tête. Cette dernière proposition va loin. Nous y reviendrons.
La Guemara est alors obligée de constater qu’il y a deux démarches chez les Maîtres de la Mishna, les Tanaïm : la Mishna qui affirme que la personne n’est pas habilitée à se blesser elle-même et cette Beraïta que nous venons de rapporter dans laquelle il est enseigné clairement que la personne a le droit de se porter atteinte physiquement à elle-même.
אלא תנאי היא דאיכא למ »ד אין אדם רשאי לחבל בעצמו ואיכא מ »ד אדם רשאי לחבל בעצמו.
‘Force est de constater que c’est une discussion entre Tanaïm. Il y a un avis qui pense que l’homme n’est pas habilité à se blesser lui-même et il y a un avis qui pense que l’homme est habilité à se blesser lui-même’.
La Guemara pose alors une question étonnante :
מאן תנא דשמעת ליה דאמר אין אדם רשאי לחבל בעצמו.
‘Qui est le Tana, l’enseignant de la Mishna, qui pense que l’homme n’est pas habilité à se blesser lui-même ?’
En effet on ne comprend pas bien la question de la Guemara, il est bien évident que la Mishna dit explicitement au nom de Rabbi Akiva que l’homme n’est pas habilité à se blesser lui-même. Quelle est donc la question ?
X. Démarches de Tossefot et de Rabbi Méir HaLévy Aboulafia pour répondre à notre question.
Tossefot דה »מ תנאי היא répondent que du fait que la Guemara pose cette question il ressort qu’elle revient de la réponse qui a été donnée plus haut et qu’en vérité il faut comprendre les enseignements dans leurs sens simples : la Mishna nous enseigne au nom de Rabbi Akiva que l’homme n’est pas habilité à se blesser lui-même, la Beraïta suivante enseigne au nom de Rabbi Akiva que l’homme est habilité à se blesser lui-même. C’est-à-dire qu’il y a débat entre Tanaïm pour savoir quelle est l’opinion de Rabbi Akiva. Il est clair que la Beraïta au nom de Rabbi Akiva suit la démarche de la seconde Beraïta citée dans la Guemara relative au sujet des serments. Mais quelle est la source de l’opinion de la Mishna qui dit que l’homme n’est pas habilité à se blesser lui-même ?
Telle est la lecture de Tossefot de la Guemara, selon le Maharsha et d’autres commentateurs.
Nous nous sommes longtemps demandés : mais que viennent innover Tossefot ? Quelle incidence y a-t-il à ce que la Guemara revienne de la lecture qu’elle a faite auparavant de la Beraïta ou qu’elle ne revienne pas de cette lecture ?
En fait Tossefot viennent réfuter la lecture première de la Guemara qui serait de dire que l’on garde la première réponse de la Guemara pour rendre compatible la Mishna et la Beraïta qui cite aussi Rabbi Akiva. Si nous gardons cette première réponse de la Guemara, la seconde Beraïta qui dit que l’homme est habilité à se blesser lui-même resterait dans la conclusion légale car elle est anonyme donc est consensuelle, contrairement à la Mishna et la première Beraïta qui exposent l’opinion de Rabbi Akiva, qui ne resterait donc pas dans la conclusion légale. Cette première lecture de la Guemara débouche sur la conclusion qu’il serait licite de se blesser soi-même.
Tossefot excluent cette lecture pour dire qu’il y a deux enseignements qui s’opposent. La Mishna dit au nom de Rabbi Akiva que l’homme n’est pas habilité de se blesser lui-même. La première Beraïta dirait au nom du même Rabbi Akiva le contraire. Devant une telle contradiction, la conclusion légale suivra l’opinion de Rabbi Akiva citée dans le Mishna, car une Mishna a plus d’autorité qu’une Beraïta. Ce qui donne comme conclusion légale que l’homme n’est pas habilité à se blesser lui-même.
D’après ce que nous venons d’exposer, Tossefot viennent réfuter la lecture que fera Rabbi Méir HaLévy Aboulafia qui tiendra en conclusion légale que l’homme est habilité à se blesser lui-même. En effet le Tour au chapitre 420 §21 (ת »כ) rapporte l’opinion de Rabbi Méir HaLévy Aboulafia comme quoi il ressort de notre sujet que l’homme est habilité à se blesser lui-même.
Il est à souligner que cette nuance mise à jour par Tossefot a concrètement d’importantes incidences légales. Nous y ferons référence dans la suite de notre étude.
XI. Suite de la Guemara.
Comme nous l’avons vu précédemment la Guemara recherche quelle est la source de l’opinion qui tiendrait que l’homme n’est pas habilité à se blesser lui-même.
מאן תנא דשמעת ליה דאמר אין אדם רשאי לחבל בעצמו אילימא האי תנא הוא דתניא ואך את דמכם לנפשותיכם אדרש ר’ אלעזר אומר מיד נפשותיכם אדרש את דמכם.
‘Qui est le Tana qui pense que l’homme n’est pas habilité à se blesser lui-même ? Serait-ce l’enseignant de la Beraïta suivante ? « Seulement votre sang pour vos âmes Je demanderai des comptes (Béréshit 9,5) », Rabbi Elazar dit : De la main de vos âmes Je demanderai des comptes de votre sang.’
Quelle est la Drasha de Rabbi Elazar à partir du verset de Béréshit ?
Les commentateurs expliquent que le Lamed du mot Lenafshotékhem peut se permuter avec un Mêm, pour se lire Ménafshotékhem. Nous pouvons lire alors le verset ainsi : votre sang de vos propres mains, c’est-à-dire si vous attentez à votre sang par vos propres mains alors D. dit : Je demanderai des comptes.
Néanmoins la Guemara réfute et dit qu’il est possible de dire que le verset parle du suicide et non du fait de se blesser : ודלמא קטלא שאני, ‘il est possible que se donner la mort soit différent juridiquement du fait de se blesser.’
XII. Analyse de la Drasha de Rabbi Elazar.
Essayons de mettre à jour ce que Rabbi Elazar vient innover dans sa lecture du verset de Béréshit 9,5.
Ramban, dans son commentaire sur le verset, dit que nous pouvons proposer que le sens simple du verset soit le suivant :
ואך את דמכם לנפשותיכם אדרש.
« Et seulement votre sang pour vos âmes Je demanderai des comptes », c’est-à-dire que Je ne demanderai pas des comptes pour tout sang que vous pourriez verser mais seulement le sang de vos âmes, c’est-à-dire le sang dont la vie dépend, en substance : le meurtre.
Néanmoins Rabbi Ekazar va permuter le Lamed en Mèm et expliquer, et telle est la Drasha rapportée par la Guemara : votre sang à partir de vos âmes Je demanderai des comptes.
La Guemara veut comprendre Rabbi Elazar au sens premier et dire : pour votre propre sang que vous vous verseriez Je demanderai des comptes. Ce qui signifie qu’il est interdit à l’homme de se porter atteinte à lui-même, de se blesser lui-même.
La Guemara réfute et dit qu’il est possible d’expliquer que le propre sang dont on parle peut ne pas être une simple blessure mais un crime sur soi-même, c’est-à-dire un suicide.
En d’autres termes la Guemara a voulu dire que l’enseignant qui dit qu’il est interdit de se blesser soi-même serait Rabbi Elazar. Mais finalement la Guemara dit que ceci n’est pas prouvé de l’enseignement de Rabbi Elazar car il est possible de dire à partir de cet enseignement qu’il est licite de se blesser soi-même, l’interdit que l’on apprendrait du verset serait de se tuer soi-même.
La Guemara réfute en disant qu’il est possible de limiter la portée du verset en disant que ce qui est prohibé par ce verset est de se tuer soi-même, et non de se verset du sang simplement. Ce qui signifierait que d’après Rabbi Elazar il serait permis de se blesser soi-même, tant que l’on n’attente pas à sa vie. Le Rav Hennakh Ejgess dans son ouvrage Mar’héshet, propose de dire que ceci n’est qu’une tentative de réfutation et qu’en fait, in fine, lorsque nous aurons trouvé un avis qui dit clairement qu’il est interdit de se blesser soi-même, nous pourrons garder la première lecture que nous avions de Rabbi Elazar et dire que, d’après lui, nous apprendrions du verset qu’il est interdit de se blesser soi-même. La conséquence serait que l’avis qui dirait qu’il est permis de se blesser soi-même ne ferait pas de différence entre se blesser et attenter à ses propres jours.
Il est possible aussi de dire que la réfutation de la Guemara est la suivante : en fait le verset ne parle que de porter atteinte à sa propre vie, comme d’ailleurs Rashi le rapporte dans son commentaire sur la Torah et le Ramban à la fin de son explication sur le verset. L’hypothèse de la Guemara était de dire que se verser son propre sang, même en petite quantité, serait déjà prohibé car c’est quelque part déjà une petite mort, comme disent nos Maîtres מה לי קטלה כולא מה לי קטלה פלגא (Baba Kama 65a).
XIII. Suite de la Guemara.
Jusqu’à maintenant nous n’avons encore pas trouvé un Tana qui nous amènerait une source pour apprendre qu’il serait interdit de se blesser soi-même.
La Guemara veut apporter un nouvel enseignement.
אלא האי תנא הוא דתניא מקרעין על המת ולא מדרכי האמורי אמר רבי אלעזר שמעתי שהמקרע על המת יותר מדאי לוקה משום בל תשחית וכ »ש גופו.
‘Mais l’enseignant qui pense qu’il est prohibé de se blesser soi-même est l’enseignant suivant. Il est licite de déchirer ses vêtements sur un mort et cela n’est pas à titre de mœurs d’Emoréens. Rabbi Elazar dit : j’ai entendu que celui qui déchire sur un mort plus qu’il ne se doit transgresse l’interdit de « ne détruis pas (Devarim 20,19) » et reçoit flagellation de ce fait. Si déjà l’on transgresse sur l’habit, raison de plus sur son corps !’
Quelle est la structure de cette Beraïta ? Rav Avraham ‘Haïm Shour dans son commentaire Torat ‘Haïm l’analyse de la manière suivante :
Que veut nous enseigner cette Beraïta, mais il y a une institution rabbinique de déchirer son vêtement lors du décès d’un proche donc bien évidemment, il est licite de déchirer ses vêtements, et que cela n’a rien à voir avec les superstitions absurdes des Emoréens ! Il faut donc expliquer la Beraïta de la manière suivante : il est licite de déchirer ses vêtements mais à la condition qu’on ne le fasse pas comme les Emoréens qui déchirent leurs vêtements de manière exagérée. Là-dessus Rabbi Elazar ajoute en disant qu’il a entendu que justement en tel cas où la personne déchirerait son vêtement plus que la mesure imposée par les ‘Hakhamim cette personne recevrait flagellation du fait qu’elle transgresserait l’interdit de Bal Tash’hit, de « ne détruis pas (Devarim 20,19) ».
Tossefot דה »מ אלא האי תנא הוא דתניא, et à leur suite le Rashba, posent la question : mais que veut apprendre la Guemara de cette Beraïta, il est évident pour tous que déchirer son vêtement est une transgression de l’interdit de Bal Tash’hit, de « ne détruis pas » ? Tossefot et le Rashba répondent que la Guemara apprend par raisonnement a fortiori à partir d’une déchirure de vêtement qui vient d’une nécessité et qui n’est pas gratuite. En effet ici la personne qui déchire son vêtement sur son mort plus que la mesure imposée par les ‘Hakhamim veut apaiser sa détresse, et malgré tout il ressort de cette Beraïta que c’est interdit, et que c’est condamnable en pénal d’après Rabbi Elazar. On pourra donc apprendre de là qu’il est interdit de se blesser ou de se faire du mal même s’il y a un besoin, comme la femme dans la Mishna qui se fait honte à elle-même pour gagner un peu d’argent avec cette huile odoriférante, ou quelqu’un qui attenterait à ses jours parce qu’il a peur.
Le raisonnement de la Guemara est le suivant d’après Tossefot : si déjà il est interdit de déchirer ses vêtements même dans un cas de nécessité, raison de plus qu’il sera prohibé de porter atteinte à son corps même s’il y a un besoin précis pour le faire, et raison de plus qu’il serait prohibé de porter atteinte à ses jours même s’il y a une nécessité de le faire. Remarquons que cette dernière proposition est le cœur de notre recherche dans cette étude, face au Tossefot dans le Traité Avoda Zara 18a.
XIV. Réfutation de la Guemara : on ne peut pas comparer une atteinte faite aux vêtements à une atteinte faite au corps.
La Guemara réfute cette preuve :
ודלמא בגדים שאני דפסידא דלא הדר הוא כי הא דרבי יוחנן קרי למאני מכבדותא ורב חסדא כד הוה מסגי ביני היזמי והגא מדלי להו למאניה אמר זה מעלה ארוכה וזה אינו מעלה ארוכה.
‘Il n’y a pas lieu d’apprendre de l’enseignement de Rabbi Elazar car il est possible qu’il y ait une différence entre les vêtements et le corps car dans les cas de vêtements c’est une perte qui ne peut pas se réparer (tandis qu’une blessure sur son corps peut cicatriser), comme nous voyons justement que Rabbi Yo’hanan appelait ses vêtements mes honneurs, et d’ailleurs lorsque Rav ‘Hisda marchait sur des ronces et des chardons, il relevait sa toge et disait : cela cicatrise mais cela ne cicatrise pas.’
Reprenons le raisonnement global de la Guemara. D’un côté il a été prouvé de la Beraïta de Shevouot qu’il est licite de porter atteinte à son corps. D’un autre côté la Guemara vient d’apporter un enseignement qui tient que déchirer un vêtement plus que la mesure imposée par nos Maîtres lors d’un deuil est prohibé à titre de l’interdit de Baal Tas’hit. Donc porter atteinte à son corps, se blesser, serait prohibé. La Guemara réfute en disant qu’il y a une différence entre déchirer un vêtement et se blesser.
Mais sur quel point porte cette différence ? Rav ‘Hisda explique que la différence réside en cela que dans les cas de vêtements c’est une perte qui ne peut pas se réparer tandis qu’une blessure sur son corps peut cicatriser. Néanmoins nous pouvons nous demander en quoi des vêtements déchirés ne peuvent pas être réparés, il est possible de les recoudre ? Cette articulation de la Guemara est extrêmement difficile à cerner.
Il nous semble expliquer ainsi.
‘Rabbi Yo’hanan appelait ses vêtements mes honneurs’, c’est-à-dire que toute la fonction des habits est d’honorer, de donner une dimension noble à l’homme. Le corps de l’homme est ambigu, la nudité de l’homme est ambigüe, porte-t-elle une beauté ou bien est-elle porteuse de honte ? L’habit n’est qu’honneur, noblesse. Si l’on voit que déchirer son vêtement plus que l’obligation lors d’un deuil est prohibé à titre de l’interdit de Baal Tas’hit cela n’implique pas qu’il soit prohibé de porter atteinte à son propre corps, de se donner des coups ou de se blesser.
Certes il est possible de recoudre un vêtement déchiré mais les coutures se voient et le vêtement perd alors sa dimension de noblesse.
Il ressort de la lecture première de cette Guemara que d’après Rav ‘Hisda il serait permis de se blesser soi-même dans la mesure où cette blessure peut se cicatriser mais s’il reste des séquelles de cette blessure ce serait prohibé même pour Rav ‘Hisda. Cependant nous avons rapporté plus haut à la fin du paragraphe 10 de cette étude la démarche de Rabbi Méir HaLévy Aboulafia (rapportée dans le Tour et développée dans le Shita Mekoubétset) que l’on apprend du cas de jurisprudence de Rav ‘Hisda que l’homme est habilité à se blesser lui-même sans qu’il y ait de limite à la blessure qu’il pourrait effectuer sur lui-même. Nous avons expliqué le débat qu’il y a alors entre Tossefot et le Yad Rama (Rabbi Méir HaLévy Aboulafia) sur la manière de lire la Guemara plus haut. Si c’est ainsi quelle est la justification de Rav ‘Hisda lorsqu’il marchait sur des ronces et des chardons et qu’il relevait sa toge en disant : ‘cela cicatrise mais cela ne cicatrise pas’ ? Mais d’après la démarche des Tanaïm qui pensent qu’il est permis de se blesser soi-même cela est permis même si cela ne se cicatrise pas du tout, comme nous l’avons vu plus haut où il y a un enseignement qui affirme qu’il est licite de se blesser soi-même, et même de se fendre la tête אפצע את מוחי ! Nous proposons de dire que par ces mots Rav ‘Hisda veut dire que son propre corps quelque part lui appartient, c’est lui, et il peut en disposer comme il le pense (dans la mesure où il y a un besoin précis pour ne pas transgresser l’interdit de Bal Tash’hit, selon la remarque de Tossefot).
Il ressort à ce moment précis de l’articulation de la Guemara qu’attenter à ses habits serait prohibé alors que se blesser soi-même serait licite. Cette articulation de la Guemara nous interroge, mais nous ne proposons pas dans le cadre de cette étude précise de nous engouffrer dans cette interrogation.
Essayons par contre de synthétiser ce qui ressort de ces débats au niveau légal.
D’après la démarche de Tossefot, à ce moment précis de la Guemara nous avons trouvé une Beraïta qui apprend de la notion de Bal Tash’hit qu’une blessure qui ne se régénère pas est illicite même sur soi-même et même s’il y a une nécessité de le faire. Par contre à ce moment précis se faire honte à soi-même ou se blesser et que cela puisse se régénérer serait permis.
D’après le Yad Rama et d’autres Rishonim, la Guemara avait voulu apporter une preuve de la Beraïta qu’il est interdit de se blesser soi-même du fait que l’on transgresse Bal Tash’hit en abîmant ses habits même si l’on a une bonne raison de le faire. Néanmoins la Guemara réfute cela et rapporte de Rav ‘Hisda qu’il est licite de porter atteinte à son corps si tant est que l’on ait une raison précise de le faire, car son corps c’est soi-même mais par contre porter atteinte à son habit serait prohibé.
XV. Suite de la Guemara et source textuelle des Maîtres qui pensent qu’il est illicite de se blesser soi-même.
האי תנא הוא דתניא אמר רבי אלעזר הקפר ברבי מה ת »ל וכפר עליו מאשר חטא על הנפש וכי באיזה נפש חטא זה אלא שציער עצמו מן היין והלא דברים ק »ו ומה זה שלא ציער עצמו אלא מן היין נקרא חוטא המצער עצמו מכל דבר על אחת כמה וכמה.
‘Voici l’enseignant qui pense qu’il est interdit de se blesser soi-même. Rabbi Elazar HaKapar dit : le verset dit au sujet du Nazir (Bamidbar 6,11) « Il fera expiation pour lui sur le fait qu’il a fauté sur la vie », mais sur quelle vie le Nazir a-t-il fauté ? Il fera expiation sur le fait qu’il s’est fait souffrir en se privant du vin. Nous pouvons déduire de là un raisonnement a fortiori : si déjà celui qui s’est fait souffrir en ne se privant que du vin est appelé fauteur, celui qui se fait souffrir de toute chose raison de plus qu’il sera considéré fauteur.’
Le Nazir est une personne qui durant une certaine période (a priori trente jours) prend sur elle de se distinguer dans le service de D., le terme Nazir pouvant avoir le sens de Nézèr, de couronne. Le Nazir prend sur lui, durant cette période, de ne pas boire de vin, ni de manger aucun produit de la vigne, et de ne pas se mettre en contact avec un mort. Le verset rapporté par Rabbi Elazar HaKapar parle d’un Nazir qui s’est rendu impur de manière malencontreuse. Regardons les versets (Bamidbar 6,9 à 11).
וכי ימות מת עליו בפתע פתאום וטמא ראש נזרו וגלח ראשו ביום טהרתו ביום השביעי יגלחנו. וביום השמיני יבא שתי תרים או שני בני יונה אל הכהן אל פתח אוהל מועד .ועשה הכהן אחד לחטאת ואחד לעילה וכפר עליו מאשר חטא על הנפש וקידש את ראשו ביום ההוא.
« Et si meurt un mort à ses côtés soudainement tout d’un coup et qu’il ait rendu impure la hauteur de sa distinction (d’être Nazir), il rasera sa tête le jour de sa purification (lorsqu’il recevra l’eau mélangée avec la cendre de la vache rousse), c’est le septième jour qu’il la rasera. Le huitième jour il amènera deux tourterelles ou deux petites colombes vers le Cohen à la porte de la Tente d’Assignation (Ohèl Moèd). D’une le Cohen fera une expiation et d’une le Cohen fera un Ola, un Holocauste, et il expiera sur lui sur le fait qu’il a fauté sur la vie (sur le Néfèsh) et il sanctifiera sa tête ce jour-là (c’est-à-dire qu’il recommencera son compte des jours qu’il s’était pris sur lui d’être Nazir). »
Que signifie l’expression : « il expiera sur lui sur le fait qu’il a fauté sur la vie (sur le Néfèsh) » ? Mais sur quelle vie a-t-il fauté ?
Rashi sur le verset donne deux explications :
‘ « Sur le fait qu’il ait fauté sur la vie », sur le fait qu’il n’a pas bien fait attention de ne pas se mettre en contact avec un mort. Rabbi Elazar HaKapar dit : sur le fait qu’il se soit mortifié de ne pas prendre du vin.’
Au niveau de la lecture simple des versets, nous pouvons remarquer que nos Maîtres ont mis en relief cette expression forte du verset « il a fauté sur le Néfèsh, sur la vie ». Cette expression est dite au sujet du Nazir qui de manière malencontreuse est devenu impur par contact inopiné avec un cadavre. Il devra recommencer sa période de Nazir et les jours qu’il avait déjà commencés dans cette distinction et dans cette certaine mortification se retrouvent avoir été faits pour rien puisqu’il doit recommencer. Selon cette lecture nous pouvons dire qu’en fait Rashi ne rapporte pas deux explications et que les deux éléments qu’il rapporte se complètent. En effet le Nazir qui se trouve être devenu impur malencontreusement peut être considéré fauteur en cela qu’il n’était pas obligé de prendre sur lui ces distinctions et ces mortifications et qu’il n’a pas réussi à les respecter.
Si c’est ainsi comment notre Guemara peut-elle apporter de l’enseignement de Rabbi Elazar HaKapar qu’il est prohibé de se blesser soi-même ? Et en fait cette question se pose même à Rabbi Elazar puisqu’il ressort de la formulation de son enseignement qu’il concerne même le Nazir qui a réussi à terminer sa période de Nazir sans encombre, puisqu’il généralise en disant : ‘si déjà celui qui s’est fait souffrir en ne se privant que du vin et appelé fauteur, celui qui se fait souffrir de toute chose raison de plus qu’il sera considéré fauteur’.
La Guemara dans le Traité Nedarim 10a et dans le Traité Nazir 19a pose cette question et répond que le verset souligne ce point au sujet du Nazir qui s’est rendu impur parce qu’il a surenchéri dans la faute, mais le Nazir simple, qui ne s’est pas rendu impur est aussi considéré fauteur car lui aussi devra apporter un Korban expiatoire à la fin de sa période de Nazir, comme on le voit dans le verset de Bamidbar 6,14.
La conclusion de la Guemara de Baba Kama 91b est que l’avis ,qui tire des versets de la Torah qu’il est prohibé de se blesser soi-même, est Rabbi Elazar HaKapar. Mais pour que ce soit Rabbi Elazar HaKapar nous sommes obligés de dire que sa déduction que le Nazir faute s’applique même dans le cas d’un Nazir pur et non d’un Nazir qui se soit rendu impur comme cela a l’air de ressortir en première lecture. Cette conclusion pose question car Tossefot, et les autres Rishonim à leur suite, font remarquer que la Guemara dans le Traité Nazir 3a dit explicitement le contraire et affirme que d’après Rabbi Elazar HaKapar le Nazir n’est considéré fauteur que dans le cas où il s’est rendu impur par contact avec un mort.
Nous ne nous investirons pas dans le cadre de cette étude dans cette importante question car il faudrait, pour ce faire, entrer dans le cœur de la problématique de ce qu’est un Nazir, ce qui dépasse le cadre de l’étude présente. Il ressort néanmoins du commentaire du Natsiv dans son ouvrage Méromé Sadé sur Nazir 2b et 3a que l’aventure du Nazir pose précisément la problématique qui nous occupe et que la Guemara tire sa preuve de l’enseignement de Rabbi Elazar HaKapar à partir des lois de Nazir de manière extrêmement précise.
Regardons le premier verset du passage relatif au Nazir dans la Torah (Bamidbar 6,2) :
דבר אל בני ישראל ואמרת אלהם איש או אשה כי יפלא לנדר נדר נזיר להזיר לה’.
« Parle aux enfants d’Israël et tu leur diras : si un homme ou une femme fait expressément vœu d’être Nazir (distingué, séparé), voulant s’abstenir en l’honneur de D. »
Nous avons traduit le terme יפלא, Yaphli, par « fait expressément vœu ». En effet les ‘Hakhamim apprennent de cette expression la nécessité que la personne sorte de sa bouche cette prise de statut.
Néanmoins le mot Yaphli, de la racine Pélé, פלא, peut être compris aussi dans le sens de « extraordinaire ». Et d’ailleurs Rabbi Avraham ibn Ezra explique le verset de la manière suivante :
‘Yaphli, fera quelque chose d’extraordinaire, de se séparer du vin et de l’impureté de la mort, car la majorité des gens suivent leurs plaisirs et leurs pulsions’. Et là se trouve le problème. La Torah, expression de la science de Celui qui nous a créé, promulgue des permis et des interdits. Soit. Mais quelqu’un aimerait, pour des raisons multiples et diverses, s’ajouter des interdits, progresser dans le Service de D. . Parfois il est nécessaire de se fixer des barrières pour pouvoir progresser, comme dit Rabbi Akiva dans Pirké Avot (chapitre 3, Mishna 13):
רבי עקיבא אומר נדרים סייג לפרישות
‘Rabbi Akiva dit : les Nédarim, les vœux, sont des possibilités données pour apprendre à s’abstenir’.
Mais d’un autre côté, est-on au niveau de s’ajouter des interdictions ? Si quelqu’un prend sur lui d’être Nazir ne rentrera-t-il pas dans des contradictions et risquer à terme de regretter ses bonnes résolutions irréalistes ?
Et tel est le débat entre Rabbi Elazar HaKapar et les ‘Hakhamim (Nédarim 10a) de savoir si le Nazir, même celui qui termine son cycle de Nazir sans s’être rendu impur, finalement est un fauteur ou non, et que la fonction du Korban ‘Hatat, du Korban expiatoire, du Nazir en fin de cycle est d’expier cette faute, de s’être privé et fait souffrir.
XVI. Quelle est la fonction du Korban ‘Hatat, du Korban expiatoire, du Nazir en fin de cycle pour l’avis opposé à Rabbi Elazar, c’est-à-dire l’avis des ‘Hakhamim ?
Ramban, dans son commentaire dur la Parashat Nasso, pose cette question, nous en rapportons ici notre traduction :
‘La raison du Korban ‘Hatat, expiatoire, qu’apporte le Nazir à la fin de son cycle de Nezirout n’est pas expliquée. Au sens simple je dirais que cet homme faute en lui-même lorsqu’il termine sa période de Nezirout. En effet il est maintenant distingué par sa sainteté, sa Kedousha, et par son service de D. d’exception, et il eût été légitime qu’il soit Nazir à jamais, qu’il soit Nazir, et Kadosh pour l’Eternel son D., comme dit le verset (Amos 2,11) « J’ai suscité parmi vos fils des prophètes et parmi vos adolescents des Nezirim », le verset met le Nazir au niveau du prophète, et d’ailleurs le verset dit (Bamidbar 6,8) « Toute sa période de Nazir, Kadosh il est pour son D. », il nécessite expiation au moment précis où il retourne se rendre impur dans les pulsions des choses du monde.’
Ce commentaire du Ramban met bien en relief la tension interne qu’il y a dans le statut du Nazir, qui d’un côté se trouve dans une proximité intense avec son Créateur, et d’un autre côté s’expose à des souffrances et des tensions.
XVII. Démarche complémentaire sur la fonction du Korban ‘Hatat du Nazir en fin de cycle.
Je proposerais une démarche, proche de celle de Ramban, quoiqu’un peu différente. Cette démarche tire sa source des lois relatives à l’imposition des mains sur la tête des Korbanot, des sacrifices, Smikha, סמיכה. Lorsque quelqu’un offre un Korban au Beth Hamikdash, la Torah l’enjoint d’appuyer de toutes ses forces sur la tête de l’animal. Rapportons quelques Halakhot dans le Rambam relatives à ce sujet.
Hilkhot Mahassé HaKorbanot, troisième chapitre, Halakhot 13 à 15 :
וצריך הסומך לסמוך בכל כחו בשתי ידיו על ראש הבהמה שנאמר על ראש העולה לא על הצואר ולא על הצדדין ולא יהיה דבר חוצץ בין ידיו ובין הבהמה.
‘Il faut que la personne qui fait la Smikha appuie de toutes ses forces avec ses deux mains sur la tête de l’animal, comme dit le verset (1,4) « il appuiera sa main sur la tête du Ola, de l’holocauste », et non sur la nuque et non sur ses côtés. Il est nécessaire que rien ne fasse écran entre ses mains et la tête de l’animal.’
וכיצד סומך אם היה הקרבן קדש קדשים מעמידו בצפון ופניו למערב והסומך עומד במזרח ופניו למערב ומניח שתי ידיו בין שתי קרניו ומתודה. על חטאת עון חטאת ועל אשם עון אשם ועל העולה מתודה עון עשה ועון לא תעשה שניתק לעשה.
‘Et comment fait-il la Smikha ? Si ce Korban est un Kodesh HaKodashim, la catégorie la plus Kadosh des Korbanot, il positionne cet animal au nord de la cour du Temple, la face de l’animal tournée vers l’ouest, et celui qui fait la Smikha se tient à l’est le visage tourné vers l’ouest. Il pose ses deux mains entre les deux cornes et fait Vidouï, reconnaissance de ses fautes. Si c’est un Korban ‘Hatat, un Korban expiatoire, il reconnait (devant D.) la faute pour laquelle il apporte ce Korban ‘Hatat. Si c’est un Korban Asham, une autre forme de Korban expiatoire, il reconnait (devant D.) la faute pour laquelle il apporte ce Korban Asham. Si c’est un Korban Ola, holocauste, il reconnait (devant D.) le non-accomplissement d’une Mitsva positive ou bien la transgression d’un interdit qui a été réparé par une Mitsva positive (cas pour lesquels on apporte un Korban Ola).’
כיצד מתודה אומר חטאתי עויתי פשעתי ועשיתי כך וכך וחזרתי בתשובה לפניך וזו כפרתי היה הקרבן שלמים סומך בכל מקום שירצה מן העזרה במקום שחיטה ויראה לי שאינו מתודה על השלמים אבל אומר דברי שבח.
‘Comment fait-il Vidouï, reconnaissance de ses fautes ? Il dit : j’ai fauté, j’ai abimé, j’ai transgressé, et voici ce que j’ai fait (précisément), et je reviens en Teshouva (j’arrête de fauter et je prends sur moi de ne plus le refaire), et voici ce qui constitue mon expiation. Si son Korban est un Shelamim, un Korban rémunératoire (qui vient en remerciement devant D. et non en expiation d’une faute), il peut faire la Smikha à tout endroit qu’il le souhaite dans la cour du Temple à l’endroit où il fait l’abattage de l’animal, la She’hita. Il me semble qu’il ne fait pas de Vidouï, reconnaissance de fautes pour un Korban Shelamim mais il exprime des paroles de glorification (à D. lorsqu’il fait la Smikha).’
Rambam dans cette dernière Halakha nous relève un problème. En effet la Guemara nous enseigne en de multiples endroits qu’il faut faire la Smikha lorsque l’on offre un Korban Shelamim. De manière générale la personne fait un Vidouï lorsqu’elle fait la Smikha, or quelle place y a-t-il pour un Vidouï dans le cas d’un Korban Shelamim qui ne vient pas à la suite d’une faute mais plutôt comme reconnaissance d’une Shlémout, שלימות, d’une situation accomplie, de bonheur ?
Rabbénou David ben Zimra, le Radbaz, dans son commentaire sur Rambam, fait une remarque qui nous semble particulièrement éclairante :
‘Ne te trompe pas dans les paroles de notre Maître Rambam de croire qu’il serait prohibé de faire Vidouï lorsque l’on offre un Korban Shelamim, bien au contraire combien légitime serait-ce que l’homme fasse Vidouï toute la journée, sur un doute, sur des pensées déplacées ou sur des regards inadéquats. Ce que veut dire Rambam c’est que l’homme n’a pas d’obligation de faire Vidouï sur un Korban Shelamim comme il pourrait l’avoir pour les autres Korbanot.’
Nous proposons de dire qu’il ressort de ce commentaire du Radbaz un Yéssod, un principe fondamental : l’état d’aboutissement, de complétude de l’homme pourrait s’exprimer par le fait qu’il fasse Vidouï devant son Créateur, et qu’il dise חטאתי עויתי פשעתי, ‘j’ai fauté, j’ai abimé, j’ai transgressé’, et dans une certaine mesure, le Vidouï lors de la Smikha sur la tête d’un Korban Shelamim, qui n’est pas un Korban expiatoire, montrerait cette dimension supérieure. Cette dimension s’appelle יראת ה’, ‘la crainte de D.’ dans notre tradition.
Il est malaisé d’essayer de définir cette dimension et en quoi précisément est-elle un aboutissement.
XVIII. En quoi la crainte de D. est-elle un aboutissement ?
La Guemara dans le Traité Shabbat 30b authentifie l’importance du livre de Kohélèt, du livre de l’Ecclésiaste, rédigé par le roi Shlomo, en disant que le début de ce livre porte sur des paroles de Torah et la fin du livre porte sur des paroles de Torah.
סופו דברי תורה דכתיב סוף דבר הכל נשמע את האלקים ירא ואת מצותיו שמור כי זה כל האדם. מאי כי זה כל האדם אמר רבי אלעזר כל העולם כולו לא נברא אלא בשביל זה.
‘La fin du livre porte sur des paroles de Torah, comme dit le verset (Kohélèt 12,13 « Le fin mot de toute chose, tout est entendu, aie peur de D. et respecte Ses commandements, car c’est tout l’homme ».
Que signifie l’expression « car c’est tout l’homme » ? Rabbi Elazar dit : le monde entier n’est créé que pour cela (pour qu’il y ait quelqu’un qui craigne D.).’
Quelle que soit l’explication de cet enseignement étonnant, a minima nous pouvons en déduire que la crainte de D. est considérée comme étant une finalité, voire La finalité. Mais en quoi consiste-t-elle ?
Un commentaire de Rabbénou Yona de Gérone sur une Guemara du Traité Berakhot 12a peut nous en donner une définition très précise :
אמר רבה בר חיננא םבא משמיה דרב המתפלל כשהוא כורע כורע בברוך וכשהוא זוקף זוקף בשם. אמר שמואל מאי טעמא דרב דכתיב ה’ זוקף כפופים מיתיבי מפני שמי נחת הוא מי כתיב בשמי מפני שמי כתיב.
‘Rabba bar ‘Hinana l’ancien disait au nom de Rav : celui qui fait la Tefila, celui qui prie, lorsqu’il se courbe, il se courbe en disant le mot Baroukh (à chaque fois que nos Maîtres ont imposé que l’on se courbe durant la Tefila), et il se redresse lorsqu’il prononce le Nom de D.. Shemouel dit : quelle est la raison de Rav pour cet enseignement ? En effet le verset dit (Téhilim 146,8) « D. qui redresse ceux qui sont courbés ».
On objecte à cet enseignement. Comment peux-tu dire que l’on doit se redresser lorsqu’on dit le Nom de D., mais le verset ne dit-il pas (Malakhi 2,5) « Devant Son Nom on se courbe » ? La réponse est que justement le verset de Malakhi dit bien « devant Son Nom » et pas dans Son Nom (cela signifie donc qu’on se courbe juste avant de prononcer le Nom de D. et non lorsqu’on Le prononce).’
Rabbi Yits’hak Elfassi, le Rif, rapporte ce passage en conclusion légale. Nous rapportons le commentaire de Rabbénou Yona sur le Rif (dans notre traduction) :
‘La question de la Guemara est : comment peux-tu dire que l’on doit se redresser lorsqu’on dit le Nom de D. en vertu du verset qui dit « D. qui redresse ceux qui sont courbés », mais le verset ne dit-il pas (Malakhi 2,5) « Devant Son Nom on se courbe » ? La Guemara répond : est-ce écrit « dans Son Nom » ? Il est écrit « devant Son Nom », c’est-à-dire juste avant qu’il ne prononce le Nom de D., c’est-à-dire lorsqu’il dit le mot Baroukh. La raison pour laquelle il faut se courber lorsqu’on dit Baroukh et se redresser lorsqu’on dit le Nom de D. est qu’au moment où on se courbe on montre la terreur et la crainte que l’on a devant Lui, et lorsque l’on se redresse on exprime la confiance que l’on a en Lui dans tout ce qui le concerne, la confiance ne lui prodiguera que du bien. En fait les deux sont intimement liés l’un à l’autre. En effet celui qui craint D. met sa confiance en Lui, comme dit le verset (Mishlé 14,26) « Dans la crainte de D. est la confiance puissante ».’
Les Sages ont institué de se courber à certains moments précis lorsque nous disons la Tefila, au début et à la fin de la première Berakha, bénédiction du Shemoné Essré, et au début et à la fin de la Berakha appelée Hodaha. Cette action de se courber se situe lorsque l’on dit le mot Baroukh de la Berakha, par contre nos Maîtres nous enseignent ici de nous redresser lorsqu’ensuite nous prononçons le Nom de D.. Ce protocole répond à une logique intérieure précise qui est analysée par Rabbénou Yona.
Lorsque l’on va prononcer le Nom de D. on est terrassé : qui suis-je pour pouvoir prononcer le Nom de D. ? Mais lorsqu’on Le prononce on doit se redresser. Ces deux attitudes ne sont-elles pas contradictoires ?
Rabbénou Yona nous explique qu’en fait les deux dépendent l’une de l’autre. On ne peut craindre D. que si l’on a une confiance puissante en Lui.
Peut-être que, grâce à ce commentaire, nous pouvons traduire l’expression ‘crainte de D.’ par ‘lucidité’. Nous vivons dans un rêve, comme on le dit communément : on se raconte des histoires. On peut passer toute notre vie à se raconter des histoires. D’où la source de toutes les addictions, l’alcool, les drogues, internet, l’instinct religieux etc.. Il faut une force intérieure puissante pour être lucide et se rendre compte de ce que l’on est, ou plutôt de ce que l’on n’est pas. Ce n’est que dans la proximité intense avec son Créateur que l’on peut se rendre compte de ce que l’on est, de ce que l’on n’est pas, que l’on peut assumer d’être terrassé par sa petitesse.
Nous pourrions appeler cette lucidité רוח הקודש, Roua’h HaKodesh, souffle Kodesh. Le Roua’h HaKodesh n’est pas la prophétie, mais en est le préalable.
La démarche que nous proposons pour expliquer que le Nazir amène un Korban ‘Hatat à la fin de son cycle de Nezirout trouve sa source dans l’enseignement de Rabbi Yéhouda dans Nédarim 10a :
תניא רבי יהודה אומר חסידים הראשונים היו מתאוין להביא קרבן חטאת לפי שאין הקב »ה מביא תקלה על ידיהם מה היו עושין עומדין ומתנדבין נזירות למקום כדי שיתחייב קרבן חטאת למקום.
‘Rabbi Yéhouda enseigne : les ‘Hassidim premiers désiraient offrir un Korban ‘Hatat mais (du fait de leur dévouement dans le Service de D.) HaKadosh Barou’h Hou les protégeait qu’ils n’en viennent pas à fauter par inadvertance (cas pour lesquels il faut amener un Korban ‘Hatat, expiatoire). Que faisaient-ils ? Ils prenaient sur eux de devenir Nazir pour D. pour pouvoir au terme de cette période se rendre redevables d’amener un Korban ‘Hatat.’
Il est clair de cet enseignement de Rav Yéhouda qu’amener un Korban ‘Hatat peut être considéré comme un aboutissement, comme un but dans la vie.
Mais Rabbi Elazar HaKapar et d’autres ‘Hakhamim pensent, comme nous l’avons exposé plus haut (§15 de cette étude), que même le Nazir qui accomplit son cycle de Nazir en restant pur est considéré avoir fauté d’une certaine manière.
XIX. Quel est le débat entre Rabbi Elazar HaKapar et Rabbi Yéhouda ?
Le fil de la Guemara de Baba Kama 91b de laquelle nous étions partis va nous apporter des éléments pour définir le débat entre Rabbi Elazar HaKapar et Rabbi Yéhouda.
Le sujet traité, qui est notre sujet, est de trouver un avis qui penserait que l’homme n’est pas habilité à se blesser lui-même. Tossefot דה »מ אלא האי תנא הוא דתניא a prouvé que cet avis penserait que ce serait prohibé même s’il y a une nécessité de le faire, comme ici dans la Mishna de Baba Kama où la femme dévoile sa coiffe pour économiser de l’argent.
La conclusion de la Guemara est que cette opinion est celle de Rabbi Elazar HaKapar. Nous avons posé la question plus haut : quel est le rapport entre ce sujet de Nazir et la problématique centrale du sujet dans Baba Kama, comme le définit Tossefot ?
Il nous semble que le débat est le suivant : avons-nous une propriété sur notre corps, voire sur notre propre vie ? Abimer notre corps ou bien porter atteinte à sa propre vie est indubitablement interdit à titre de l’interdit de Bal Tas’hit, de ne pas détruire. La question se pose s’il y a un intérêt, une nécessité.
Le Nazir sera le point de départ de la réflexion. Je suis confronté à une nécessité, comme ce que nos Maîtres disent que si quelqu’un voit une dépravation c’est bien de prendre sur soi une mesure de prudence par rapport à la dépravation, par exemple de s’interdire du vin durant une certaine période, de prendre sur soi le statut de Nazir durant une certaine période. En prenant sur moi cette barrière, je me fais souffrir, je me frustre. Rambam dans le quatrième chapitre du Traité des Huit Chapitres a parfaitement exprimé le problème :
‘Nos Maîtres ont synthétisé ce sujet d’une manière dont je n’ai jamais entendu d’équivalent, et cela se trouve dans le Talmud de Jérusalem, au neuvième chapitre du Traité Nédarim au sujet de la bassesse que représente ceux qui prennent sur eux des serments et des vœux et qu’ils deviennent comme emprisonnés. Et voici leurs mots : Rav Idi dit au nom de Rabbi Yits’hak, cela ne te suffit pas ce que la Torah t’a interdit que tu t’interdis encore d’autres choses ! C’est le sujet que nous avons expliqué de la manière la plus précise qui soit.’
Le corps que D. t’a confié est bon, tu dois en prendre soin. Tu n’en es pas propriétaire. Tu dois servir D. avec, apprendre à servir D. avec.
Certes il est possible que certaines personnes trouvent justement leurs équilibres en se séparant du rythme du commun des individus. Pour ces personnes hors normes, ils ne se privent pas, ils se rapprochent de leurs réalités véritables, mais cela ne correspond pas au rythme et à l’équilibre de la plupart des gens.
Les Maîtres qui s’opposent à Rabbi Elazar HaKapar sont d’accord que pour la plupart des personnes la Nézirout revient à une frustration et non à un aboutissement. Néanmoins la fonction du Korban ‘Hatat n’est pas comme le dit Rabbi Elazar. Et sur le fond l’homme est habilité à faire des expériences, et à essayer de progresser même si cela n’est pas évident qu’il y arrive. En fait l’homme est habilité à se blesser lui-même car il est propriétaire de sa personne, de son corps, voire de sa vie.
XX. Elargissement de l’analyse du débat entre Rabbi Elazar HaKapar et les ‘Hakhamim. Le dilemme de notre existence.
Peut-être pouvons-nous exprimer le débat entre Rabbi Elazar HaKapar et les ‘Hakhamim en d’autres termes. Souvent nous considérons que nous n’avons pas de chance, que les outils dont D. nous a gratifiés sont déficients, non appropriés. Nous aimerions être forts, travailleurs, endurants, beaux, etc. Et nous avons notre corps qui nous embête. Nous aimerions l’améliorer, le contraindre. Rabbi Elazar ben Kapar explique de la notion de ‘Hatat au sujet du Nazur qui s’est rendu impur, et par la suite au sujet du Nazir qui est resté pur et qui a terminé son cycle, que l’homme qui contraint son corps et le bride quelque part faute, même si cet effort est mu par une volonté de servir D..
Rambam, encore lui, exprime ce point en des mots sublimes dans les Hilkhot Shabbat, chapitre deux, Halakha 3 au sujet des lois relatives à repousser Shabbat si une vie est en danger le jour de Shabbat.
כשעושים דברים האלו אין עושין אותן לא ע »י נכרים ולא ע »י קטנים ולא ע »י עבדים ולא ע »י נשים כדי שלא תהא שבת קלה בעיניהם אלא על גדולי ישראל וחכמיהם ואסור להתמהמה בחילול שבת לחולה שיש בו סכנה שנאמר אשר יעשה אותם האדם וחי בהם ולא שימות בהם הא למדת שאין משפטי התורה נקמה בעולם אלא רחמים וחסד ושלום בעולם ואלו האפיקורוסים שאומרים שזה חילול שבת ואסור עליהן הכתוב אומר גם אני נתתי לכם חוקים לא טובים ומשפטים לא יחיו בהם.
‘Lorsque l’on repousse Shabbat pour sauver un malade, on ne délègue pas ces choses à des non-juifs, ni à des enfants, ni à des esclaves, ni à des femmes, pour que les gens ne pensent pas que l’on fait ces choses à regret, mais ce sont les grandes personnalités et les Sages qui prennent les choses en main. Et il est interdit de tergiverser dans les sujets de repousser Shabbat dans des cas de danger, comme dit le verset (Vayikra 18,5) « que l’homme fera et vivra avec », et non qu’il meure avec. Ceci t’enseigne que les lois de la Torah ne sont pas une vengeance dans le monde mais au contraire miséricorde, générosité et paisibilité dans le monde.’
Toute personne qui étudie ce passage de Rambam ne peut qu’être perplexe : que veut dire Rambam en disant que les lois de la Torah ne sont pas une vengeance dans le monde ?
Il nous semble que là se trouve le fond de ce que nous enseigne Rabbi Elazar HaKapar : certes toute notre vie n’est que pour servir notre Créateur, mais ce n’est pas pour cela que nous devons nous révolter contre Son œuvre qui est notre réalité. Ce n’est pas parce que nous sommes engagés à servir D. que nous devons haïr Son œuvre qui est notre réalité.
Mais d’un autre côté le but de notre vie n’est pas de rester engoncés dans la réalité triviale, hédoniste, bourgeoise. Les ‘Hakhamim, opposés à Rabbi Elazar haKapar, pensent que la personne a latitude d’agresser son corps s’il y a une nécessité précise, en l’occurrence ici se donner les moyens de mieux servir D. .
Ces deux avis représentent les deux aspects de la tension constante de notre existence, de notre dilemme profond.
XXI. Comment trancher la Halakha dans ce contexte ?
Nous avons rapporté au paragraphe dix ainsi qu’au paragraphe quatorze de cette étude le débat entre Tossefot et Rabbi Méir HaLévy sur la manière de lire la Guemara de Baba Kama 91b. D’après Rabbi Méir HaLévy, le Yad Rama, cité dans le Tour chapitre 420,§21, la conclusion de notre sujet est que l’homme est habilité à se blesser lui-même comme la Beraïta au sujet de la personne qui fait le serment de se faire du mal à soi-même.
Rambam et Tossefot dans Baba Kama 91b tranchent comme Rabbi Elazar HaKapar, et comme la lecture simple de la Mishna de Baba Kama 90b.
Ce débat dans la manière de lire la Guemara de Baba Kama est une des articulations majeures du sujet de Kidoush HaShem comme nous allons le voir dans la suite.
Rambam, Hilkhot ‘Hovel OuMazik, chapitre 5, Halakha 1 :
אסור לאדם לחבול בין בעצמו בין בחבירו.
‘Il est interdit à l’homme de blesser soit lui-même soit autrui.’
Et Rabbi Yossef Caro (Shoul’han AZroukh ‘Hoshen Mishpat 420 §31) rapporte les mots de la Mishna tels quels, bien que ce soit un grand débat dans la Guemara comme nous venons de le voir :
החובל בעצמו אף על פי שאינו רשאי פטור אחרים שחבלו בו חייבים.
‘Celui qui se blesse lui-même, bien qu’il n’en ait pas le droit, est exempt, d’autres qui le blessent seront condamnables.’
XXII. Retour à l’analyse du Tossefot dans Avoda Zara 18a.
Nous avons rapporté au paragraphe huit de cette étude les paroles de Rabbi ‘Hanina ben Taradion :
‘Celui qui m’a donné ma vie, qu’il la reprenne, mais je ne vais pas porter atteinte à moi-même.’
Il ressort clairement des paroles de Rabbi ‘Hanina que l’homme n’est pas propriétaire de sa vie.
Cependant Tossefot rapportent les paroles de Rabbénou Tam qui nous interrogent :
‘Rabbénou Tam dit que si la personne craint que les idolâtres ne le forcent à transgresser ces fautes majeures (l’idolâtrie, les interdits sexuels ou le meurtre) alors c’est une obligation de porter atteinte à soi-même, comme nous le voyons d’un passage du Traité Guittin 57b où des enfants qui ont été faits prisonniers par les Romains comprirent qu’ils allaient être livrés à la prostitution masculine, se jetèrent du bateau et se livrèrent à la noyade (et la Guemara rapporte ce fait pour nous dire la grandeur de leur acte).’
Nous avons demandé plus haut (huitième paragraphe de cette étude) : mais si Rabbi ‘Hanina ben Taradion dit qu’il refuse de porter atteinte à lui-même même au prix de souffrances inouïes, comment Rabbénou Tam peut-il dire que dans certains cas néanmoins ce serait permis, voire obligatoire, de porter atteinte à soi-même ?
Rabbi Shelomo Louria dans le Yam Shel Shelomo sur Baba Kama §59 prouve que Rabbénou Tam tranche la Halakha selon la lecture que nous avons rapportée plus haut au nom de Rabbi Méir HaLévy, le Yad Rama, qui rapporte le fait de Rav ‘Hisda qui marchait sur des chardons comme un cas de jurisprudence pour nous enseigner que l’homme est habilité à se blesser lui-même s’il y a une nécessité, et de porter atteinte à sa vie dans des cas de nécessité supérieure, pour ne pas transgresser les trois catégories majeures d’interdits.
Le Yam Shel Shelomo prouve que l’on ne tranche pas comme cette démarche au niveau de la conclusion légale, le débat étant de savoir si l’homme a une propriété sur sa personne, voire sur sa vie.
Néanmoins il rapporte le Rithva sur la Guemara d’Avoda Zara qui dit la chose suivante :
‘Ce que le passage d’Aggada dit au sujet de Rabbi ‘Hanina ben Taradion : il vaut mieux qu’Il prenne ma vie plutôt que je porte atteinte à moi-même, à ce sujet on rapporte au nom de Rabbénou Tam que s’il craint qu’on le force par la torture à se convertir il est permis de porter atteinte à soi-même pour ne pas transgresser, et que ceci se trouve explicite dans le Midrash : « Seulement votre sang pour vos âmes Je demanderai des comptes (Béréshit 9,5) », nous apprenons d’ici l’interdit pour l’homme de porter atteinte à lui-même. Est-ce que cet interdit s’applique dans un cas comme celui de Shaoul le roi d’Israël ? Le verset met une restriction « Seulement votre sang etc. ». C’est-à-dire que Shaoul s’est donné la mort à lui-même car il craignait qu’on le force à abjurer, or dans un tel cas c’est licite. Et de ceci on apprend qu’il faut égorger les enfants lors des persécutions pour qu’ils ne tombent pas dans les mains des persécuteurs et les prennent dans leurs religions impies. Voici ce qui est écrit dans les Tossefot. Ces points nécessitent approfondissement et sont contestables. Cependant notre grand Maître Rabbénou Tam a pris position. Et nous avons entendu qu’en France les grands Maîtres autorisaient de le faire.’
Malgré cela au niveau de la conclusion légale Rabbi Shelomo Louria s’oppose de manière virulente, premièrement parce que l’on ne tranche pas comme Rabbénou Tam mais comme Rambam et Ri HaZaken (dans Baba Kama 91b), et deuxièmement parce que les décrets de persécutions sont souvent passagers et porter atteinte à sa vie est définitif. Toutefois Rabbi Shelomo Louria ajoute deux points halakhiques importants.
Si la personne craint que sous la torture elle dénonce d’autres juifs, il lui est autorisé de mettre fin à ses jours : לפקוח נפש אחרים מותר לחבול בעצמו.
Deuxièmement, et nous rapportons ses paroles :
‘Bien que la personne ne soit pas habilitée à porter atteinte à elle-même même dans des cas où elle craindrait que sous la torture elle en arrive à se convertir à l’idolâtrie, néanmoins il lui est permis de mettre le feu à la maison où elle se trouve pour qu’elle périsse avec ses enfants lors de persécutions et ceci ne s’appelle pas attenter à soi-même mais cela correspond au cas où elle se laisse tuer par ses oppresseurs. Et d’ailleurs Rabbi ‘Hanina ben Taradion était d’accord que le chef-bourreau abrège ses jours, la seule chose qu’il ne voulait pas était que lui attente à sa propre vie, en ouvrant la bouche pour que le feu pénètre en lui, ce qui était une action directe sur son corps.’ Ce dernier point soulève de multiples questions et dépasse nos capacités d’analyse. Mais telle est la décision légale de notre grand Maître le Maharshal.
XXIII. Incidences de ce que nous venons d’étudier.
Il y a un grand débat entre les Rishonim pour savoir s’il est licite de se laisser tuer dans des cas de persécutions pour des Mitsvot pour lesquelles la Halakha est que l’on doit transgresser plutôt que de se laisser tuer. Rambam dans les Hilkhot Yéssodé HaTorah tranche que dans un tel cas ce serait un crime sur soi-même. Tossefot dans le Traité Avoda Zara 27b דה »מ יכול אפילו בפרהסיא dit que la personne est habilitée à se laisser tuer plutôt que de transgresser. Nous avons longuement analysé ce débat dans la cinquième partie de notre développement sur les lois de Kidoush HaShem. Il ressort de l’étude présente que ce débat revient à celui que nous venons de mettre à jour dans la manière de lire la Guemara de Baba Kama 91b et la manière d’en tirer une conclusion légale. Rambam tranche que l’homme n’a pas de propriété sur sa personne, Tossefot dans Avoda Zara suit la démarche de Rabbénou Tam que nous venons d’analyser.
XXIV. Tossefot dans le Traité Guittin 57b. Et là réside le cœur de notre sujet. Préliminaires.
Nous venons de voir que Rabbénou Tam apporte pour étayer sa thèse la Guemara dans le Traité Guittin 57b. Rapportons ce passage :
אמר רב יהודה אמר שמואל ואיתימא רבי אמי ואמרי לה במתניתא תנא מעשה בד’ מאות ילדים וילדות שנשבו לקלון הרגישו בעצמן למה הן מתבקשים אמרו אם אנו טובעין בים אנו באין לחיי העולם הבא. דרש להן הגדול שבהן אמר ה’ מבשן אשיב אשיב ממצולות ים. מבשן אשיב מבין שיני אריה אשיב ממצולות ים אלו שטובעין בים. כיון ששמעו ילדות כך קפצו כולן ונפלו לתוך הים נשאו ילדים ק »ו בעצמן ואמרו מה הללו שדרכן לכך כך אנו שאין דרכנו לכך על אחת כמה וכמה אף הם קפצו לתוך הים ועליהם הכתוב אומר כי עליך הורגנו כל היום נחשבנו כצאן טבחה.
‘Rav Yéhouda dit au nom de Shemouel, et certains disent que c’est Rabbi Ami, et certains disent que c’est une Beraïta :
Une fois quatre cent garçons et filles ont été capturés pour être livrés à l’esclavage sexuel. Ils comprirent ce qui allait advenir d’eux. Ils ont dit : si nous nous jetons à la mer aurons nous part à la vie du Monde Futur ? L’ainé d’entre eux leur a expliqué le verset suivant de cette manière (Téhilim 68,23) « D. ramènera de Bashan, ramènera des profondeurs de la mer ». « D. ramènera de Bashan », cela signifie que D. ramènera ceux qui seront dévorés par les lions. « Ramènera des profondeurs de la mer », cela signifie que D. ramènera, donnera un salut à ceux qui se sont noyés dans la mer. Quand ils attendirent cela, les filles se sont jetées dans la mer (ont sauté par-dessus le parapet du bateau). Les garçons ont fait alors le raisonnement a fortiori suivant : si déjà les filles lorsqu’elles sont violées c’est par leurs voies naturelles, nous qui serons pris par des voies contre nature, raison de plus ! Alors eux aussi sautèrent tous dans la mer. C’est à leur sujet que le verset dit (Téhilim 44,23) « Car c’est pour Toi que nous nous sommes laissés tuer, (c’est pour Toi) que nous avons été considérés comme des moutons à l’abattoir ».’
Certains Maîtres comme Rav Yé’hezkel Landau (Nodah BiYouda Taniana Yoré Déah chapitre 161) sont précautionneux de ne pas apprendre d’Halakhot des passages d’Aggada comme ce passage du Talmud, néanmoins Rabbénou Tam et les Tossefot prennent position et veulent en tirer des incidences légales. Rapportons les paroles de Tossefot (notre traduction):
‘Les enfants sautèrent et tombèrent dans la mer. Ah mais nous voyons que la Guemara dit dans Avoda Zara 18a : Il vaut mieux qu’Il la reprenne (ma vie) et que je ne porte pas atteinte à moi-même ! Il faut dire qu’ici ils avaient peur des souffrances, des tortures au sujet desquelles les ‘Hakhamim disent dans le Traité Ketoubot (33b) que s’ils avaient torturé ‘Hanania Mishaèl et Azaria ils se seraient prosternés à l’effigie. Et de plus indubitablement ici ils les auraient eus par les souffrances et ils ne leur donnaient pas l’alternative de se laisser tuer.’
L’étude de la Guemara de Ketoubot à laquelle Tossefot fait référence est nécessaire pour pouvoir l’analyser.
XXV. Ketoubot 33b. Est-ce que les souffrances, les tortures sont considérées plus graves, plus dures que la mort ?
אמר רב אילמלי נגדוה לחנניה מישאל ועזריה פלחו לצלמא.
‘Rav dit : s’ils avaient frappé ‘Hanania Mishaèl et Azaria, ils se seraient prosternés à l’effigie.’
De quoi s’agit-il ?
Au troisième chapitre du livre de Daniel est rapporté que l’empereur Naboukhadnétzar, Nabuchodonosor, fit une statue d’or et ordonna que tous s’y prosternent. Tous ? Sauf trois jeunes dignitaires de Judée, ‘Hanania Mishaèl et Azaria. Il leur intima que s’ils ne se prosternaient pas à sa statue ils seraient jetés dans la fournaise ardente. Ils lui repondèrent (verset 18) : « même si notre D. ne nous sauve pas de la fournaise, sache Roi qu’à ton dieu nous ne ferons pas de service et qu’à l’effigie d’or que tu as dressée nous ne nous prosternerons pas ». Et finalement ils furent sauvés de la fournaise ardente miraculeusement.
Rav dit qu’ils se sont laissés jeter dans la fournaise mais que s’ils avaient été torturés pour qu’ils se prosternent ils se seraient prosternés. La Guemara précise que des coups dont on ne sait pas quand ils vont s’arrêter sont pires à assumer que la mort.
Cet enseignement de Rav pose un grand problème aux Rishonim. Tossefot (sur place) précisent qu’il ne faut pas comprendre que s’ils avaient été torturés il aurait été permis de se prosterner à une statue d’idolâtrie, car lorsque le verset dit qu’il faut aimer D. avec toute notre âme cela inclut et la mort et les souffrances. Alors que veut dire Rav ? Il faut donc dire que cette statue n’était pas une statue d’idolâtrie, mais une statue à la gloire de ce roi impie, ‘Hanania Mishaèl et Azaria assumèrent de mettre leurs vies en jeu pour sanctifier le Nom de D. devant tous. Là-dessus Rav dit que s’ils ont sanctifié le Nom de D. de cette manière, cela n’implique pas qu’ils l’auraient fait s’ils avaient été confrontés à des coups répétés. La conclusion de Tossefot et de l’ensemble des Rishonim est que bien que des souffrances dont on ne sait pas quand elles vont s’arrêter sont parfois pire à assumer que la mort, néanmoins il est nécessaire de les endurer plutôt que de transgresser les trois fautes fondamentales.
Cependant le Shita Mekoubétset rapporte une autre démarche dans les Rishonim (nous en donnons notre traduction) :
‘S’ils avaient frappé ‘Hanania Mishaèl et Azaria. Rabbi Eliezer explique que la Torah ne nous enjoint que de nous livrer à la mort, comme dit le verset « avec toute ton âme », même s’il prend ton âme, mais il n’y a pas lieu de dire que l’on soit obligé de donner plus que la mort, comme des souffrances qui n’ont pas de limite. Et ce que l’on pose comme question à cette démarche de Rabbi Akiva et d’autres que l’on a déchiré leur chair avec des peignes de fer, et qu’ils ne se sont pas soumis aux oppresseurs, il faut dire que c’était une souffrance somme toute limitée car indubitablement ils allaient mourir sous peu. Ce dont parle Rav c’est le cas où ils le laissent dans la souffrance année après année et qu’ils le frappent tous les jours, ceci est une souffrance sans limite qui est plus rude que la mort pour laquelle la Torah ne nous oblige pas à titre du verset de בכל נפשך, « avec toute ton âme », car c’est plus que ton âme.’
Ce commentaire est un avis largement minoritaire et le Shita Mekoubétset le réfute, néanmoins en prendre connaissance est nécessaire pour commencer à analyser le Tossefot du Traité Guittin 57b.
XXV. Analyse du Tossefot dans le Traité Guittin 57b.
Reprenons les paroles de Tossefot :
‘Les enfants sautèrent et tombèrent dans la mer. Ah mais nous voyons que la Guemara dit dans Avoda Zara 18a : Il vaut mieux qu’Il la reprenne (ma vie) et que je ne porte pas atteinte à moi-même ! Il faut dire qu’ici ils avaient peur des souffrances, des tortures au sujet desquelles les ‘Hakhamim disent dans le Traité Ketoubot (33b) que s’ils avaient torturé ‘Hanania Mishaèl et Azaria ils se seraient prosternés à l’effigie. Et de plus indubitablement ici ils les auraient eus par les souffrances et ils ne leur donnaient pas l’alternative de se laisser tuer.’
Une question se pose dans l’abord de ce Tossefot : n’y a-t-il qu’une réponse à sa question ou y a-t-il deux réponses ? Les incidences de ces deux lectures sont colossales !
En effet la seconde phrase de Tossefot commence par les mots ‘et de plus indubitablement etc.’ ce qui nous laisse entendre que ce serait une seconde réponse indépendante de la première phrase qui serait une première réponse à sa question.
Néanmoins spontanément je dirais que ce Tossefot va dans le même sens que celui du Traité Avoda Zara 18a et qu’il faudrait le lire ainsi :
‘Il faut dire qu’ici ils avaient peur des souffrances, des tortures, et que sous ces tortures ils soient obligés de transgresser les interdits sexuels de la Torah contre leur gré. Et de plus ils étaient obligés pour ne pas transgresser de se jeter à la mer car les oppresseurs ne leur proposeraient pas l’alternative de transgresser sinon ils les tueraient, bien au contraire par des souffrances ils les forceraient à fauter, donc la seule alternative qu’ils avaient étaient de se jeter à la mer.’
Donc la seconde phrase explique qu’ils n’avaient aucune autre alternative pour ne pas fauter.
Mais des commentateurs, et non des moindres, expliquent qu’il y a deux réponses dans Tossefot.
Par exemple le Beth Lé’hèm Yéhouda, Rabbi Tsvi Hirsch ben Azriel de Vilna, sur le Shoul’han Aroukh Yoré Déah chapitre 345 donne l’explication suivante : ‘Si quelqu’un se tue car il craint que les oppresseurs lui fassent des sévices inouïs comme les idolâtres le font à leurs condamnés à mort à qui ils font des supplices avant de les exécuter cela ne s’appelle pas un suicide, ceci est évident sur la base du Tossefot qui expliquent que les enfants ont sauté dans la mer car ils avaient peur de sévices.’
Il est clair que le Beth Lé’hèm Yéhouda explique Tossefot en disant qu’il y a deux explications différentes et que la première phrase est à prendre comme une réponse en tant que telle : si quelqu’un a peur de subir des supplices et des sévices, il aurait le droit de porter atteinte à lui-même indépendamment du fait que cela l’amènerait à transgresser des fautes graves ou non. La seconde phrase est une seconde réponse et correspond au Tossefot du Traité Avoda Zara. Cette seconde réponse signifie que pour ne pas transgresser les interdits sexuels graves de la Torah ils n’avaient pas d’autre alternative que de se jeter à la mer car les oppresseurs les auraient torturés pour qu’ils fautent mais ne leur auraient pas donné le choix de mourir.
Selon l’explication du Beth Lé’hèm Yéhouda, Tossefot du Traité Guittin, dans leur première réponse, expliquent la Guemara de Ketoubot comme Rabbi Eliézèr cité par le Shita Mekoubétset.
Néanmoins Rabbénou Ha’Hida, dans plusieurs de ses livres (‘Haim Sheèl première partie chapitre 46, Péta’h Hénaïm sur la Guemara de Guittin), s’oppose à la lecture du Beth Lé’hèm Yéhouda et dit que ce que Tossefot permettent de porter atteinte à soi-même si l’on craint des souffrances ce n’est que dans le cas où l’on craindrait que l’on n’ait pas la force de supporter ces souffrances et qu’il y aurait à craindre que cela amène à transgresser les trois fautes fondamentales.
Nous comprenons aisément la portée de ces débats. Notre intime conviction est qu’il n’y a pas deux réponses dans Tossefot et qu’en d’autres mots Tossefot de Guittin correspond tout à fait au Tossefot d’Avoda Zara. Nous pourrions apporter une preuve en cela que les Piské Tossefot à la fin du Traité Guittin disent ainsi lorsqu’ils synthétisent Tossefot :
בשעת גזירות מותר להרוג את עצמו כשדואג מן היסורין. ד »ה קפצו.
‘Lors de persécutions, il est permis de se donner la mort si l’on craint des souffrances. Tossefot Guittin 57b.’
Il est clair que d’après ce Tossefot ce ne sera permis qu’en cas de persécutions, et non simplement par le fait que l’on craigne de souffrir intolérablement. Il est clair aussi que nous avons vu plus haut, en particulier dans le Yam Shel Shelomo, que Tossefot dans Baba Kama 91b ne permettent pas même dans ces cas.
Mais malgré cette intime conviction et une certaine preuve à notre lecture, j’ai vu qu’un décisionnaire contemporain Rav Israël Pessa’h Feinhandler dans le sixième tome de ses Teshouvot Avné Yashfé chapitre 136 comprend Tossefot comme le Beth Lé’hèm Yéhouda et enseigne de ne pas s’opposer à quelqu’un qui serait en phase terminale et qui agirait lui sur lui-même et non une tierce personne, car finalement il y a des avis sérieux qui lisent Tossefot ainsi. Mais par une tierce personne, ce serait considéré un crime.
Il nous semble nécessaire de conclure ce chapitre de notre étude par un épisode que l’on rapporte au sujet du Rabbi de Klauzenbourg, Rabbi Yékoutiel Yéhouda Halberstam. Cet épisode est rapporté dans plusieurs ouvrages (en particulier dans le livre Oraïta de Rav Amihoud Yits’hak Méir Lévin sur la Shoa).
‘On rapporte qu’après la libération des camps d’extermination, le Rabbi (qui y a perdu son épouse et ses onze enfants) demanda à ses amis rescapés : dites-moi comment allons-nous dire Vidouï ce prochain jour de Yom Kippour, comment pourrons-nous dire j’ai fauté, j’ai abimé, j’ai transgressé ? Mais étions-nous libres de nos actes ? Pouvions-nous agir selon la volonté de notre cœur ? Nous étions contraints jusqu’au plus profond de notre être, quel sens a le Vidouï ? Il répondit lui-même à sa question : il y a des moments où nous ne voulions plus vivre, c’est là-dessus que nous devons dire Vidouï.’
(1) Il est possible que les Romains aient pensé au départ que le Temple détruit, les enfants d’Israël n’auraient plus d’espoir et que le peuple d’Israël serait brisé. Mais qu’ensuite voyant que la vitalité d’Israël se transmettait indépendamment de leur Sanctuaire par le biais de l’étude de la Torah, alors ils se reprirent et comprirent que la pérennité d’Israël venait de l’étude de la Torah et entreprirent des campagnes de persécution en interdisant sous peine de mort de l’enseigner.
(2) Voir sur ce sujet un développement dans un texte dédié.
(3) Treizième paragraphe de la cinquième partie de ce livre.
(4) Comme tout sujet de la Torah, ce point précis est objet de grands débats, mais là n’est pas le cœur de notre sujet.
(5) Il est prohibé de s’éloigner des limites d’un lieu habité d’une distance de plus de deux milles coudées le jour de Shabbat. Cet espace est appelé T’houm Shabbat. Cela correspond environ à un kilomètre deux cents
(6) Voir le Alé Shour de Rav Shlomo Wolbe dans plusieurs endroits du premier tome.
(7) Selon cette lecture, il faut toute la Torah et les Mitsvot pour qu’une fois il nous soit possible d’accomplir un commandement de manière désintéressée, et que de cette manière il nous soit donné de mériter de la vie du Monde futur. Par contre sans Torah et Mitsvot l’homme n’a pas de cadre et de moyen d’accéder au Monde futur.
(8) Voir le responsum de Rabbi Méir de Rotenbourg rapporté dans le quatorzième paragraphe de la cinquième partie de cet ouvrage sur ce point.
(9) Cette affirmation parait en soi presque risible. Néanmoins si l’on médite il ne nous parait pas impossible de percevoir ce que cela signifie. Ce monde-ci est un monde de limites. La personne habituée au confort se met des limites, qui sont ses propres jouissances et sa tranquillité. La vie, que représentent particulièrement les enfants, est le contraire de la tranquillité. Le premier commandement que D. ait ordonné à l’homme créé à Son image est de fructifier et de multiplier, c’est-à-dire d’amener de la vie au monde, comme Lui qui est la source de toute vie.
(10) Remarquons la similitude de termes avec l’épisode de Rabbi ‘Hanina ben Taradion dans Avoda Zara 18a.
(11) Que signifie cette partie de la parabole ? Où les renards ont-ils vécus un temps en harmonie avec les poissons ? Cette phrase est énigmatique. La Gaon de Vilna, rapporté dans le livre Imré Noham écrit par un de ses élèves, explique que cela fait référence à la situation, décrite par le renard comme idyllique où les juifs ne se distinguaient pas des non-juifs, c’est-à-dire avant le Don de la Torah au Sinaï. C’est-à-dire, dit le renard, pourquoi ne vous assimilez-vous pas à nous et que nous reviendrions à cette douce période d’avant le Sinaï, où il n’y avait pas de juifs et de non-juifs ? Pourquoi n’avez-vous pas toujours de cesse de vous distinguer ?
(12) Nous pouvons même trouver quelque chose d’humoristique dans ce retour à ce qu’est l’humain. En effet d’aucuns ont voulu dire qu’il y avait une évolution dans l’être humain. Le summum de ce qu’est l’humain au sens le plus simple, ce que nous pourrions appeler la Teshouva, est de retourner à ce que nous sommes au sens le plus basique, profond.
(13) La Torah à Pessa’h interdit de consommer toute pâte levée à base de cinq céréales, le blé, l’orge, l’avoine, le seigle, l’épeautre. Tout ce qui peut être fait à base d’autres légumineuses est permis. Néanmoins la coutume ashkénaze est d’interdire tout plat cuit à base de légumineuse, comme le riz, les haricots, les pois etc. C’est ce que l’on appelle les Kitniot.
(14) Prenons comme exemples simples la hargne qu’avaient les allemands à exterminer nos frères de Grèce et des îles grecques (entre autres bien évidemment) durant la seconde guerre mondiale. Et la frénésie de l’Iran de vouloir massacrer nos frères actuellement en Israël alors qu’Israël n’est nullement mitoyen de l’Iran.
(15) Saül Friedlander, dans son chef-d’œuvre ‘les années d’extermination’ (2007), prouve sur la base de documents qui n’ont été découverts qu’à la suite de la chute du rideau de fer, que l’acharnement des Nazis visait particulièrement les juifs pieux respectueux des commandements de la Torah et de son étude. En effet, une dépêche secrète indiquait qu’il ne fallait surtout pas qu’échappe un juif du district de Lublin. Car sinon, disaient-ils, toute leur entreprise de destruction serait vouée à l’échec (la région de Lublin était une région où les juifs étaient particulièrement investis dans la vie traditionnelle de Torah).
(16) C’est par ce que nous voulions rester juifs que nous avons été persécutés. C’est pour Toi.
(17) Ou bien les Sages qui ont introduit cette réponse dans la bouche de Rabbi ‘Hanina, bien que celui-ci n’ouvrait pas la bouche comme dit dans la suite. Nos Maîtres analysent les phénomènes, ils ne sont pas là pour nous faire un reportage des faits.
(18) Nous avons longuement développé ce point dans notre ouvrage ‘le désir des désirs’, page 138 et suivantes.
(19) Nous n’entrons pas ici sur le point de savoir si éteindre un feu le jour de Shabbat correspond ou non à un interdit de la Torah pour un Israël, dans le cas où il n’y aurait pas de danger pour une vie.
(20) Le sous-entendu de cette question est qu’il faudrait intervenir et dire au non-juif qu’il n’allume pas cette lampe (Mishna Beroura אורח חיים סימן רע »ו ס »ק י »א בשם הגר »א).
(21) Voir le Radak au sujet de la différence entre la version écrite et ce que la tradition nous enseigne de lire sur ce verset.
(22) En effet, était-ce Doèg, le fils de Doèg ou un tout autre Amalécite ou fils d’Amacélite ? Et est-il licite de recevoir un Amalécite comme Guer, comme converti ? Et d’autre part, n’y a-t-il pas ici une ironie cruelle que finalement Shaoul fut achevé par un Amalécite alors que sa faute initiale fut le fait qu’il n’osa pas appliquer le décret du prophète Shemouel d’exterminer les Amalécites ?
(23) Comme dit le verset (Devarim 7,10) משלם לשנאיו אל פניו להאבידו, «Il rémunère ceux qui Le haïssent de leur vivant pour les faire perdre (de leur part dans le monde futur) ».
(24) Quatre cent Zouz représentent une somme importante, en effet une femme mariée juive se doit de sortir dans la rue avec la tête couverte et lui enlever la coiffe constitue un préjudice important.
(25) Le parfum comme nous le connaissons à notre époque sous la forme d’un support alcoolique n’existait pas à l’époque de la Mishna. La manière de se parfumer était sous la forme d’huile parfumée.
(26) Une réflexion est nécessaire sur la notion de responsabilité lorsque l’impureté de la mort lui est tombée dessus soudainement.
(27) Bien que nous trouvions le commentaire du Radbaz systématiquement sur une partie importante du Mishné Torah du Rambam, néanmoins il ne se trouve pas imprimé dans les éditions classiques de Rambam sur la section Avoda. Nous ne le trouvons que dans l’édition Fränkel.
(28) L’enseignement corollaire dans la Guemara du Traité Shabbat 30b est que toute l’humanité n’est là que pour accompagner le rare individu qui craint D. .
(29) Rambam, dans son introduction au Piroush HaMishnaïot, a fait un long développement sur cet enseignement.
(30) Il est à remarquer que Shemouel qui est le détracteur habituel de Rav ici s’efforce de trouver une argumentation à son enseignement.
(31) Attitude bien rendue par l’expression romaine : panem et circenses, du pain et des jeux.
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