
« Ce fut au temps d’Assuérus » – Introduction à la fête de Pourim
par: Rav Gerard ZyzekPublié le 6 Mars 2025
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I. « Ce fut au temps d’Assuérus »
C’est par ces mots que commence le rouleau d’Esther. La Guemara dans le Traité Méguila commente (10b) :
ויהי בימי אחשורוש. אמר רבי לוי ואיתימא רבי יונתן דבר זה מסורת בידינו מאנשי כנסת הגדולה כל מקום שנאמר ויהי בימי אינו אלא לשון צער.
‘« Ce fut au temps d’Assuérus ». Rabbi Lévy dit, certains disent que c’est Rabbi Yonathan : ceci est une tradition que nous avons reçue des Maîtres de la Grande Assemblée [1], chaque fois que nous trouvons dans les versets l’expression בימי ויהי, » Ce fut au temps », ce n’est qu’un langage de souffrance’ [2].
Effectivement la Guemara recense les différentes occurrences de cette expression et constate qu’elle est toujours l’introduction d’événements dramatiques. Mais interrogeons-nous : que nous enseignent les Maîtres de la Grande Assemblée en nous indiquant que cette expression signifie une catastrophe ? Nous proposons que dire que nous vivons à l’époque d’untel ou untel signifie en soi une catastrophe.
Expliquons-nous en prenant un exemple. Souvent on demande à quelqu’un : comment vas-tu ? Et il répond : comment veux-tu que j’aille bien avec tout ce qui se passe ? Il y a la guerre en Israël, il y a de nos frères qui sont en otage chez des ennemis cruellissimes, il y a la guerre en Ukraine, l’antisémitisme a pignon sur rue et se pavane au sein même des hommes politiques français etc. Comment pourrais-je aller bien ? En fait, cette personne quelque part inféode sa vie à l’époque où elle vit. C’est comme s’il n’y avait pas d’espace entre l’époque et cette personne, comme si cette personne était définie par son époque, comme si son époque la déterminait.
C’est ce que les versets du Tanakh expriment : lorsque le verset dit que tel événement s’est passé au temps d’Assuérus par exemple, cela signifie que les gens de cette époque vivaient une période oppressive dans laquelle cette oppression était si forte qu’ils n’arrivaient pas à se vivre autrement que définis par la période où ils vivaient, ce qui est une catastrophe. La suite des versets sera le récit de comment le peuple d’Israël s’extirpera non sans difficultés de cette pression de l’historicité. Nous comprenons maintenant pourquoi justement ce sont les Maîtres de la Grande Assemblée qui nous enseignent ce principe, car eux ont vécu dans leur chair l’oppression terrible de l’époque d’Assuérus et en ont vécu la libération et la délivrance avec les miracles de l’époque d’Esther et de Mordekhaï où le peuple d’Israël, quoiqu’en exil, retrouva son identité et son être profond, comme disent les ‘Hakhamim (Traité Shabbat 88a):
אמר רבא הדור קבלוה בימי אחשורוש.
‘Rava dit : les enfants d’Israël ont reçu la Torah de nouveau à l’époque d’Assuérus’ Rashi explique : ils ont reçu la Torah à nouveau par l’amour du miracle qui leur a été prodigué’.
II. Le verset dit dans Eikha 3,39 :
מה יתאונן אדם חי גבר על חטאיו.
Étant donné que plusieurs explications divergentes ont été données par nos Maîtres sur la structure même de ce verset, nous apporterons la lecture d’Abba Shaoul dans le Traité Kidoushin 80b : הכי קאמר, מה יתרעם על מדותיו וכי גבר על חטאיו, דיו חיים שנתתי לו.
‘Voici comment il faut comprendre le verset (selon Abba Shaoul) : qu’a l’homme à se lamenter sur son sort ? Est-ce qu’il est un vaillant sur ses fautes ? Suffit pour lui la vie que Je lui donne.’
Rashi explique : Pourquoi l’homme vivant se révolte-t-il sur les événements qui lui arrivent si l’on prend en compte l’infinie générosité que Je lui prodigue de lui donner la vie et de ne pas lui donner la mort ? En effet, est-il assez fort par rapport à ses fautes ? N’a-t-il pas fauté, et est-ce par son propre mérite qu’il est en train de vivre ?’
En d’autres termes : pourquoi l’homme se révolte-t-il sur les événements qui lui arrivent ? Le fait de vivre est une générosité infinie et il devrait être joyeux et reconnaissant du fait que D. lui donne justement cette infinie bonté qu’il soit vivant, car il ne faut pas qu’il s’illusionne, ce n’est pas par son propre mérite qu’il soit en vie, n’a-t-il jamais fauté ?
Ce passage de la Guemara nous interpelle. En effet qui a cette perception que le seul fait de vivre est un cadeau ? N’y a-t-il pas des situations où la personne est submergée par les difficultés de son existence ?
Il nous semble que Rashi répond à cette remarque dans la précision de ses mots. Il dit : יתרעם למה אדם על הקורות הבאות עליו
‘Pourquoi l’homme vivant se révolte-t-il sur les événements qui lui arrivent ?’
Il nous semble devoir mettre en relief ici une manière inédite de percevoir notre existence. Pourquoi se révolter sur les événements qui nous arrivent ? En d’autres termes, il nous arrive des choses, certaines agréables et d’autres qui le sont moins. Mais ma vie ne se résume pas à ce qui m’arrive. Il y a une distance entre les événements qui m’arrivent et ce que je suis moi. Ma vie n’est pas définie par les événements qui m’arrivent même au sein de ma propre vie. Ceci ne signifie pas que je dois être indifférent à ce qui se passe. Par le biais de Torah et Mitsvot, je dois définir avec précision qu’elles sont mes responsabilités par rapport à ce qui se passe, et définir quelle est ma possibilité d’agir et de m’impliquer. Mais si j’ai des responsabilités cela ne signifie pas que je sois esclave et que ma vie soit déterminée par ces événements, déterminée par ce qui m’arrive.
Cette perception que ma vie n’est pas déterminée et que je ne suis pas esclave est la source de la joie de Pourim. Et c’est ce que les enfants d’Israël ont vécu lors des miracles d’Esther et de Mordekhaï, lorsqu’ils réalisèrent que malgré les décrets implacables d’extermination, les choses se sont renversées3 et qu’ils se retrouvèrent vivants et ressourcés comme dit le verset (Esther 8,16) : ליהודים היתה אורה ושמחה וששון ויקר.
« Pour les Juifs il y eut de la lumière, de la joie, de l’exubérance et de la splendeur ». Notre Maîtres traduisent ce verset en ces termes (Traité Méguila 16b): ‘ « Lumière » c’est la Torah, « de la joie », ce sont les jours de fêtes, « de l’exubérance », c’est la Mila, la circoncision, « et de la splendeur », ce sont les Tefilin ».’
[1] Les Maîtres de la Grande Assemblée, הגדולה כנסת אנשי, représentent le groupe de Maîtres de notre Tradition qui sont allés avec Ezra le Cohen reconstruire le Temple à Jérusalem. Mordekhaï, auteur avec Esther du rouleau du même nom, fait partie de cette assemblée.
[2] Pour être précis l’expression de Rabbi Lévy est : chaque que nous trouvons dans les versets l’expression « ce fut » ce n’est qu’un langage de souffrance. Cependant, après débat, la Guemara conclut selon ce que nous avons mis dans le corps du texte.
[3] A remarquer que ce renversement ne s’est pas effectué de manière passive mais suite à l’implication et la mobilisation complète de toute la communauté en jeûnant trois jours et trois nuits complets, comme dit le verset (Esther 4,16) : « Va rassemble tous les Juifs qui se trouvent à Suse la Capitale, et jeûnez sur moi, ne mangez pas et ne buvez pas trois jours, les jours et les nuits ».
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