
L’Exil de la Parole, ou de la Haggada comme récit à construire
par: Rav Yehiel KleinPublié le 10 Avril 2025
Cours dispensé à la synagogue Michkénot Israël le soir du deuxième Séder de Passah’ 5783
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I – Le Zohar haKadoch (II, 25b) introduit une notion aussi fondamentale qu’obscure pour qui veut comprendre le sens de la Fête de Pessah’ :
« Viens et vois : Moïse se plaint (Exode VI, 12) : ‘’Voilà que les Enfants d’Israël ne m’ont pas écouté, comment Pharaon m’écoutera-t-il, alors que j’ai les lèvres obturées ?’’ Comment comprendre cela, alors qu’auparavant […] D. l’avait déjà (r)assuré : ‘’qui a donné une bouche à l’homme, qui le rend muet ou sourd, clairvoyant ou aveugle ? N’est-ce pas Moi, D. ? […] Je serai ta bouche, etc…’’
Mais c’est qu’il y a là un secret : Moïse est la Voix, et la Parole que ses mots véhiculait était en exil ; il était empêché de s’exprimer, etc… »
Que peut être cet Exil de la Parole ?
C’est ce que nous nous proposons de découvrir dans les lignes à venir.
II – Bien que pour la Thorah la parole soit le propre de l’homme (Cf. Targoum Genèse II, 7), force est de constater qu’il y’a parole et Parole.
La première catégorie s’incarne dans le Dix Paroles par lesquelles se Monde fut créé – les Assara Maamarots (Avot V, 1), et ce avec le terme ‘’vayomer’’ ;
La seconde catégorie apparaît plus tard : ce sont les Dix Paroles des Dix Commandements (Exode, ch. XX), appelés Asséret haDibrots, puisque c’est le terme ‘’vayidaber’’ qui les introduit lorsque D. s’adresse à tous les Enfants d’Israël.
III – Le Sfat Emeth (Vaéra 5632) analyse ainsi cette différence, au nom de son grand-père le H’idoucheï haRi’’m :
« L’Exil de la Parole », c’est signifier qu’i a fallu passer du Monde de la Création à celui du Décalogue ; et ceci par le truchement des Dix Plaies d’Egypte, et surtout, par l’intermédiaire de Moïse.
En quoi ce qui s’est passé à Pessah’ atteste d’un tel changement de registre ?
Rabbi Tsaddok haCohen (Péri Tsaddik, Roch H’odech Nissan I) comprend ainsi :
En tant que parole prophétique la plus éminente qui soit, le discours de Moïse aurait dû convaincre quiconque dès le départ, comme l’affirment nos Sages (Bérah’ot 6b) : « Tout celui qui possède la Crainte du Ciel, ses paroles [dévarav] sont entendues »
La vraie parole pour la Thora est donc celle qui convainc, la parole performatrice.
(On retrouve ici par ailleurs la traditionnelle distinction entre amira et dibbour, le deuxième terme étant plus puissant que le premier- c’est une parole dirigiste)
IV – Telle serait la notion d’Exil de la Parole :
Depuis que le Monde a été créé, les Hommes n’ont jamais cessé de parler.
Les gens prient, discourent et débattent ; chacun exprime ses convictions.
Mais précisément dans ce brouhaha, aucune parole ne se distinguent des autres au point de s’imposer, comme reconnue par tous comme la Parole de D.
Une ‘’parole officielle’’, si l’on peut s’exprimer ainsi.
Et bien, c’est celle-ci qui était en exil.
Depuis le Création du Monde, D. ne s’est plus exprimé, si ce n’est à des individualités exceptionnelles, jusqu’aux Dix Commandements, énoncés devant tout Israël.
Le prophète est donc là pour délivrer la parole qui, elle seule, donne un sens au Monde.
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V – ce que l’on vient de voir concernant la Parole (dibbour) peut, le soir du Séder de Péssah’, être appliqué à la notion de récit.
Ainsi, au début de la Parachat Yitro (Exode, XVIII, 1 et 8), après que le Prêtre de Midian ait déjà « entendu tout ce que D. avait fait pour Moïse et Israël Son peuple », il est quand même jugé nécessaire que : « Moïse raconte à son beau-père tout ce que D. avait fait, etc… »
Le terme utilisé ici pour désigner le récit, ‘’vayéssaper’’, est très important.
Parce que, comme la Parole libérée par Moïse, c’est le Récit qui donne du sens au Monde.
VI – Ce qui renvoie à une notion très profonde, que nous allons nous efforcer de rendre intelligible.
Le Séfer Yétsira (I, 1) enseigne en effet que : ברא את עולמו בשלשה ספרים בספר וספר וספור (‘’D. créa Son Monde par un Livre, un scribe et un récit’’ [trois termes ayant pour racine S.F.R, ס.פ.ר.])
Ceci se réfère à trois niveaux de perception du monde qui sont la pensée, l’intelligence et la parole, et, pour ce qui nous concerne, signifie qu’il faut absolument fournir l’effort de donner un sens au monde dans lequel nous évoluons – et cela, par le récit.
Nous avons ainsi l’obligation de faire parler le Monde.
Puisque on peut supposer que le Séfer / Livre, c’est le monde, que les Prophètes puis les Sages sont les Sofrims / Scribes qui permettent de le rendre intelligible par le Sippour, le Récit qu’ils vont en faire, et qui se trouvera alors être le ‘’récit officiel’’ (voire autorisé) indispensable pour qui veut comprendre tout ce qui se joue autour de lui.
VII – Ce n’est alors pas un hasard si c’est particulièrement lors de la Fête de Péssah’, et au sujet de la Sortie d’Egypte, que nous vient l’ordre de raconter (‘’Et tu raconteras à tes enfants, etc… – Exode XIII, 8)
C’est-à-dire l’obligation pour chacun de faire récit.
VIII – Il est à ce sujet un texte formidable du Sfat Emet (Pessah’ 5643) qui exprime ceci explicitement :
יכול מר »ח כו’ בעבור זה כו’ בשעה שיש מצה ומרור כו’. הענין דמצוה לספר ביצ »מ בכל יום. כי בנ »י נבראו רק לספר ולהעיד על הבורא ית’ כמ »ש עם זו יצרתי לי כו’. אך קודם הגאולה אין יכולין לספר ולברר כבוד מלכותו ית’ בעולם מפני הרשעים המסתירין האור והאמת. ולכן אחר הגאולה מחוייבין לספר ביצ »מ שעתה נפתח פיהן של ישראל כמ »ש שהי’ מקודם בחי’ הדיבור בגלות. פי’ שלא נגלה בפועל כח ההנהגה עליונה עד שהראה ביצ »מ שביטל כל הטבע ביד חזקה. והנה איתא ברא עולמו בספר וסופר וסיפור. שבאמת כל פעל ה’ למענהו. איתא במד’ לעדותו. כדי להעיד עליו ית’ כמ »ש לא תענה כו’. והחכם המשכיל על דבר אמת מכיר ורואה ע »י הבריאה חכמתו וחסדיו של השי »ת כמ »ש השמים מספרים. נמצא הבריאה הוא כמו ספר. אך ע »י האדם מוציא העדות מכח אל הפועל והוא פה המספר שקורא בזה הספר ונק’ סופר. אך לא בכל עת יכול לספר רק שיש זמנים שמתגלה ההארה ואז מתקיים גוף הסיפור. והם ג’ בחי’ עולם שנה נפש. שמכל אלו נגמר הסיפור. וז »ש בעבור זה שעתה המעשה במצות מצה ומרור והזמן מיוחדים לזה והפה של איש ישראל נפתח ולכן נק’ פסח פה סח כמ »ש בספרים:
« […] On a l’obligation de narrer la Sortie d’Egypte tous les jours […] Cependant, avant que celle-ci n’ait lieu, c’était impossible, car les impies cachaient la perception de la Lumière et de la Vérité. Mais après la Libération […] la bouche des Enfants d’Israël s’est ouverte, comme on enseigne que jusqu’alors ‘’la Parole était en exil’’, ce qui signifie que la Providence n’était pas clairement perceptible avant que D. ne la dévoile lors de la Sortie d’Egypte en annulant les lois de la nature par Sa Main Forte.
Or il est écrit que ‘’D. créa Son Monde par un Livre, un scribe et un récit’’ : […] le Sage, à la recherche de la Vérité par ses réflexions perçoit et reconnait à travers la Création la Sagesse et les Bontés de D. […] – il se trouve ainsi que le monde est comme un livre.
Mais c’est [uniquement] par les hommes que ce ‘’témoignage’’ peut s’inscrire dans la réalité, et c’est la bouche du conteur qui est capable de lire ce livre – c’est la raison pour laquelle le Sage est appelé scribe. […] et cela crée le récit. […] lorsqu’à une période donnée de l’année s’ouvre la bouche des Juifs [qui alors racontent la Haggada] Et c’est pourquoi, selon la Tradition, Péssah’ se lit aussi Pé Sah’, la ‘’bouche qui raconte’’ »
[1] Concept ésotérique.
[2] Le Décalogue.
[3] D’où sa déception :
[4] Cet enseignement pourrait alors servir de base à l’analyse des phénomènes de charisme, de leadership, etc…
[5]
[6] Ouvrage fondamental de la Kabbala, dont les enseignements remontent au Patriarche Avraham.
[7] Kouzari IV, 25.
[8] Cf. infra.
[9] Cf. Kiddouchin 30a.
[10] Quoique l’on soit en présence de deux termes différents, sippour et haggada (raconter) – distinction qu’il faudra assurément analyser.
[11] Dans le sens où on va faire connaître à tous ces réalités.
[12] Il est par ailleurs remarquable que cette soirée s’appelle le Séder, l’ordre – parce qu’avec ce récit, on propose une lecture cohérente du monde…
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