Nous vivons les deux premiers jours de l’année dans un paradoxe certain :
d’un côté, Roch haChana est le début des « Jours Redoutables », la solennité où nous sommes tous jugés ; de l’autre, il s’agit d’un Yom Tov, un Jour de fête où nous avons l’obligation d’organiser de bons repas et d’être joyeux, comme il convient à ce genre d’occasions[1].
Comment justifier et comprendre cette troublante situation ?
La réponse se trouve dans un texte étonnant du Talmud de Jérusalem (Roch haChana I, 3) :
« Rabbi Simon [pour introduire la Fête de Roch haChana] citait ce verset (Dévarim IV, 7) : « Car quel est ce grand Peuple, ayant des lois et des préceptes aussi justes que cette Loi-ci, etc… ». Rabbi H’ama de la Maison d’ Etude de Rabbi H’anina et Rabbi Ochaïa étaient en discussion au sujet de la « grandeur » dont il est question ici. L’un la comprenait ainsi: existe t’ il une nation qui connaît ainsi son D.[2] ? L’usage est que, lorsqu’un homme a un procès, il se recouvre d’habits sombres, se laisse pousser la barbe [probablement parce qu’il n’a pas le temps de penser à autre chose], car il ne sait pas quelle va être l’issue de son affaire. Mais Israël ne se conduit pas ainsi. Ils s’habillent en blanc, se rasent, mangent et boivent dans la joie, étant convaincus que D. les fera bénéficier d’un miracle. L’autre Rabbin comprenait de cette manière : existe-t-il une nation comme celle-ci ? L’ usage est que, lorsque le Pouvoir fixe une date pour un procès et que l’accusé en réclame une autre, nul ne se demande qui finira par avoir gain de cause. Mais le Saint Béni Soit-Il ne se conduit pas ainsi. Quand le Beit Din (tribunal) a fixé la date de Roch haChana[3], D. dit à Sa Cour : « Préparez une estrade, et que se présentent les avocats et les procureurs !, car Mes Enfants ont décidé que Roch haChana est aujourd’hui » Et si le Beit Din, entre temps, décide de rajouter un jour au dernier mois de l’année, D. rappelle Sa Cour en leur disant : « Enlevez l’estrade, et renvoyez les avocats et les procureurs, car Mes Enfants ont décidé de prolonger le mois » Et d’où savons-nous que ces deux événements dépendent l’un de l’autre ? Comme il est dit (Psaumes LXXXI, 3) : « Car c’est un décret pour Israël, un jugement pour le D. de Jacob[4] » – si l’on peut s’exprimer ainsi, dans le cas où in n’ y’ a pas de décret pour Israël [c’est à dire la sonnerie du Chofar – Korban ha’Eda], il n’ y’ a pas non plus de jugement pour le D. de Jacob »
Les deux avis que nous venons de présenter constituent deux approches différentes pour résoudre notre question, dont le point commun est de nous faire comprendre que ce Jugement de Roch haChana – du moins la manière dont on doit le percevoir – n’a pas grand chose à voir avec ce qu’est communément un jugement à nos yeux.
Tentons alors de les comprendre…
Commençons – une fois n’est pas coutume – par la seconde explication, l’idée selon laquelle notre joie peut se justifier par le fait que, d’une certaine manière c’est nous qui possédons la charge redoutable de fixer le Jour du Jugement. Elle semble devoir se comprendre ainsi : si l’on part du principe que l’ Homme a été créé le jour de Roch haChana[5], le concept de jugement y afférente doit être comprise comme une sorte de « bilan annuel », où le Saint Béni Soit-Il procède à l’examen de Sa Création, pour voir ce qui convient et ce qui fonctionne moins bien, et doter chacun de ses moyens alloués pour l’année à venir et décider de son devenir, etc…
C’est ainsi que se présente la notion d’anniversaire dans la Torah[6]
Et cet état de fait est, aussi étonnant que cela puisse paraître, susceptible, si ce n’est de provoquer de la joie, il peut au moins nous permettre de percevoir le jugement de Roch haChana comme bien moins angoissant que l’idée générale que l’on a de cette procédure.
Car cette idée selon laquelle c’est le Peuple d’Israël qui décide de la date d’ouverture du procès, renvoie au rôle fondamental de celui-ci dans le Monde. A Roch haChana, nos prières sont toutes basées sur notre souhait de voir D. reconnu comme l’unique Divinité de l’Humanité ; or nous sommes, selon la tradition, les principaux agents de cette mission essentielle. Par conséquent, si en ce jour du nouvel an D. juge l’Humanité selon le rôle et les actions de chacun de ses membres, les Enfants d’Israël savent à quoi s’attendre, car ils connaissent exactement quel est leur rôle dans cette création, et peuvent ainsi, comme le dit le texte, « précéder » le jugement, puisqu’ils s’y sont préparés, par leurs actions, tout le long de l’année écoulée…
Deux idées fondamentales se dégagent dès lors de cette explication du Talmud de Jérusalem :
La première, c’est que si on s’en persuade, elle peut nous permettre de se débarrasser du sentiment d' »angoisse »que nous associons à tout jugement, puisque nous savons exactement sur quoi celui de Roch haChana va porter et ce qu’il nous incombe de faire pour s’acquitter de sa tâche personnelle. Il n’y a donc pas de réelle raison de ressentir cette anxiété paralysante, qui provient du fait qu’on est jamais sûr de la manière dont nous allons être jugé, et parfois même – et c’est plus embêtant – nous souffrons de ce qu’on ne sait pas exactement ce que l’on a à se reprocher[7], ni ce qu’on devrait faire ou ce que l’on aurait dû faire pour s’ amender.
(Que l’on ne se méprenne pas : il n’est pas question ici de prôner l’insouciance en étant certain que de toutes les manières D. nous jugera favorablement[8] ; Car ainsi que l’expose Maïmonide dans les Lois de la Pénitence (V, 5), les Voies de D. sont impénétrables, et nul ne peut savoir quel est l’issue de son jugement. Simplement, comme nous allons le voir immédiatement, c’est bien notre état d’esprit qui doit être empli de confiance en D., tel que nous pouvons le ressentir à travers la liturgie de la Fête où nous nous adressons à D. plus en tant que Père qu’en tant que Maître)
La seconde, c’est que cette prise de conscience du rôle central que nous jouons dans la Création peut nous amener à être plus ou moins « confiant »en l’issue du jugement. Dans n’importe quel royaume, les éléments les plus importants et dont on a le plus besoin sont les derniers à être punis ou supprimés et le maintien à leur poste (pour peu qu’il n’y ait pas de grave manquement) a priori assuré.
On peut considérer que c’est cela que veut dire le Yérouchalmi quand – selon la version du Tour – il parle d’un peuple qui connaît les « caractéristiques » (« אופיה ») de son D. : nous saurions comment fonctionne le Monde que D. a créé et cela nous rend proche de Lui car nous sommes à même de nous conformer à ce qu’Il nous demande.
Et désormais on est en mesure de comprendre la première opinion qui va jusqu’à parler de joie à Roch haChana.
Puisque, comme nous l’avons souligné, l’aspect terrible et impitoyable du jugement provient de l’angoisse intrinsèque à un tel événement, si cette angoisse disparaît, il ne reste plus que l’importance et l’enjeu de celui-ci. Ce sont les Jours Redoutables, certes, mais la manière dont nous ressentons alors ce qui s’y joue doit être dénué de toute tristesse et de peur incontrôlable pour laisser la place à une joie à partir du moment où l’on sait que le verdict sera juste et qu’il sera, nous l’espérons, à notre avantage.
En d’autres termes, de ce texte du Talmud de Jérusalem, il ressort que la notion de joie à Roch haChana provient de la suppression de l’abîme qui sépare, dans la société humaine, le juge et l’accusé, et qui transforme la justice en un moment d’angoisse et de doute insupportable à même de saper toute force et toute joie de vivre chez ceux qui y sont confrontés.
[1]cf. Péssah’im 68a, Choulh’an ‘Arouh’ Orah’ H’aïm § 597, 1. Cf aussi Néh’émia VIII, 10
[2]Telle est la version figurant dans le Tour (O. haH. § 597). Le Beït Yossef explique que le terme « גדול » a été compris par le Midrach comme affilié à « גידול », « éducation » : ce Peuple a été « élevé » avec D., par D., et le connaît donc mieux que quiconque…
[3]Celle-ci pouvant varier selon les besoins de fixation du Calendrier.
[4]Les versets précédents traitant a priori de Roch haChana.
[5]cf. Ran sur Roch haChana 16a au sujet de la Guémara Roch haChana 10b : La Péssikta [c’est un Midrach] nous apprend que selon l’opinion de Rabbi Eli’ézer qui veut que le Monde ait été créé en Tichri, c’est en réalité de L’ Homme qu’il s’agit, en tant que parachèvement de la Création ; celle -ci ayant donc débuté le 25 Elloul.
[6]Cf . « Sifté H ‘aïm » du Rav Friedlander, Mo’adim I p. 115-122, concernant celui du Pharaon (Beréchit XXXIX), où le jour de commémoration de sa naissance est l’occasion de passer sa Cour en revue : il réintègre le Maître échanson et fait exécuter le Maître panetier. Cf. également ce qu’il ramène au nom du « Déreh’ Hachem du Ramh’al (IV, 8, 4), où il est écrit : « Car en ce jour D. juge le Monde entier, et y renouvelle toute la Création, en fonction et en vue du prochain « cycle » à venir – c’est à dire la nouvelle année »
[7]Comme dans Le Procès de Franz Kafka.
[8]cf. Baba Kamma 50a («Quiconque qui pense que D. laisse passer, c’ est sa vie qu’on laissera passer »).
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