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Études relatives aux lois de Casherout

par: Rav Gerard Zyzek

טעם כעיקר, « le goût est comme le principal ».
Lois relatives aux mélanges

Publié le 28 Octobre 2021

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Première Mishna du troisième chapitre de Pessa’him (42a).

ואלו עוברין בפסח כותח הבבלי ושכר המדי וחומץ האדומי וזיתום המצרי. הרי אלו באזהרה ואין בהן משום כרת.

‘Et voici ce dont on doit se débarrasser à Pessa’h : le kouta’h de Babylone, l’alcool de Médie, le vinaigre iduméen et le zeïtoum d’Egypte. On transgresse à leur sujet un interdit mais on n’est pas passible de la peine de retranchement’.

Chaque interdit de la Torah est passible de condamnation pénale, dans certaines circonstances très précises. Pour définir la teneur d’un interdit, les Maîtres du Talmud nous précisent quelle peine encourt la personne qui transgresse tel ou tel interdit. De cette manière, nous pourrons saisir avec précision si nous sommes en présence d’un interdit de la Torah ou d’un interdit rabbinique, par exemple.

Il est interdit pendant la fête de Pessa’h de consommer du ‘hamets. Le ‘hamets est de la pâte levée de céréales. Cinq céréales sont concernées par cet interdit : le blé, l’orge, l’avoine, l’épeautre et le seigle. La personne qui consommerait sciemment du ‘hamets à Pessa’h deviendrait passible du châtiment gravissime appelé karèt, que nous avons traduit par ‘retranchement’. Ce châtiment est une punition confiée au tribunal céleste (voir traité Moèd Katan 28a).

La Mishna qui nous occupe ne parle pas du ‘hamets tel quel mais du ‘hamets sous forme de mélange. Le kouta’h de Babylone est un condiment à base de fromage et de pain qui y a fermenté. L’alcool de Médie est de l’alcool de figues dans lequel a macéré de l’orge. Le vinaigre iduméen est du vinaigre de vin dans lequel a macéré aussi de l’orge. Le zeïtoum d’Egypte est une potion à base d’orge, de curcuma et de sel ; certains avis disent : à base de blé, de curcuma et de sel.

Il y aurait donc a priori deux types de ‘hamets, le ‘hamets tel quel comme du pain, du gâteau, de la brioche, et du ‘hamets sous forme de mélange, c’est-à-dire sous forme d’un aliment dont le ‘hamets est l’un des composants, mais non le composant principal. La Mishna nous enseigne que le ‘hamets sous forme de mélange n’entraîne pas un interdit de même teneur que l’interdit de consommer du ‘hamets tel quel. ‘On transgresse à leur sujet un interdit mais on n’est pas passible de la peine de retranchement (comme au sujet du ‘hamets pur)’.

L’avis de la Mishna est anonyme, ce que l’on appelle Stam Mishna, c’est-à-dire qu’a priori, Rabbi Yehouda HaNassi, l’auteur de la Mishna, ou plus précisément le maître sous la responsabilité duquel la Mishna a été rédigée, a estimé que cette opinion était l’opinion centrale qui ferait force de loi.

Malgré cela, la Guemara (43a) demande quel est l’auteur de la Mishna :

מאן תנא דחמץ דגן גמור על ידי תערובת בלאו

‘Qui est l’enseignant qui pense que le ‘hamets sous forme de mélange entraîne un interdit[1] ?’

Notre étude portera sur la réflexion que cette question de la Guemara sous-tend.

Essayons de comprendre le problème. Le ‘hamets, aliment fait de pâte de céréales levée, est interdit à la consommation pendant la fête de Pessa’h[2]. Qu’en sera-t-il si ce ‘hamets est mélangé à d’autres aliments ? Ne dirions-nous pas spontanément qu’il n’y aurait pas de raison de dire que le mélange pourrait être autorisé ? A moins que la proportion de l’aliment prohibé soit négligeable.

Cette réflexion est à la base de l’un des champs d’investigation les plus vastes du Talmud : les mélanges, ta’arovot / תערובות.

La réalité dans laquelle nous vivons est composite, complexe. Les corps purs sont rares dans la nature, et leur utilisation est peu efficace. Les métaux sont en général sous forme d’alliage.

La Torah a été donnée aux hommes. Une des implications de ce don de la Torah aux hommes est que, quand bien même la Torah enjoint-elle des interdits alimentaires, ces interdits prendront en compte la complexité des corps, des aliments en l’occurrence. En même temps que la Torah décrète des interdits, elle va nous enseigner les principes qui nous permettront d’apprécier et d’évaluer les multiples cas de figures que le quotidien complexe peut nous réserver.

Le premier principe est le principe de majorité, de rov. Nous l’apprenons du verset de la Torah (Shemot 23, 2) : אחרי רבים להטות, ‘dans le sens de la majorité pour faire fléchir’, c’est-à-dire que les décisions juridiques doivent suivent le principe de majorité.

Une des applications principales de ce principe est que dans un cas de mélange, le statut juridique de ce mélange sera défini par l’élément majoritaire. Mais, et tel est l’objet de cette étude, ce principe est sujet à exceptions. En effet, la prégnance des éléments minoritaires dans le mélange peut en changer le statut; le goût que donne un aliment interdit minoritaire peut être déterminant.

Revenons à la question de la Guemara :

מאן תנא דחמץ דגן גמור על ידי תערובת בלאו

‘Qui est l’enseignant qui pense que le ‘hamets sous forme de mélange entraîne un interdit ?’

La lecture première de cette question est de dire que le ‘hamets sous forme de mélange ne devrait pas entraîner d’interdit. Et telle est la lecture de Tossfot (43a, דה »מ מאן תנא חמץ גמור על ידי תערובת וכו’, et surtout Tossfot 43b, דה »מ מאן שמעת ליה דדריש כל, qui renchérissent en disant que dans notre cas a priori, il n’y aurait aucune raison d’interdire le mélange d’après la Torah).

2. Opinion de Rabbi Eliezer.

La Guemara dans la suite de la page 43a conclut que c’est l’avis de Rabbi Eliezer qui est rapporté par la Mishna :

רב נחמן אמר רבי אליעזר היא דתניא על חמץ דגן גמור ענוש כרת על עירובו בלאו דברי רבי אליעזר וחכמים אומרים על חמץ דגן גמור ענוש כרת על עירובו בלא כלום.

‘Rav Na’hman dit : l’opinion de la Mishna est celle de Rabbi Eliezer, comme nous le voyons dans la Beraïta[3] « sur du ‘hamets tel quel on est passible du châtiment de retranchement, sur du ‘hamets sous forme de mélange on transgresse un interdit de la Torah sans châtiment de retranchement, telles sont les paroles de Rabbi Eliezer. Les ‘Hakhamim, les Sages, disent que l’on est passible du châtiment de retranchement sur le ‘hamets tel quel, mais que l’on ne transgresse aucun interdit sur du ‘hamets sous forme de mélange. »’

Un autre enseignement développe la démarche de Rabbi Eliezer et lui trouve son assise à partir des versets de la Torah :

כל מחמצת לא תאכלו לרבות כותח הבבלי ושכר המדי וחומץ האדומי וזיתום המצרי יכול יהא ענוש כרת תלמוד לומר כי כל אוכל חמץ ונכרתה על חמץ גמור ענוש כרת ועל ערובו בלאו.

‘ « Tout aliment à base de pâte levée vous ne mangerez pas (Shemot 12, 20) », ce verset vient inclure les mélanges de ‘hamets dans les interdits, comme le kouta’h de Babylone, l’alcool de Médie, le vinaigre iduméen et le zeïtoum d’Egypte. Serait-ce à dire que l’on serait passible du châtiment de retranchement les concernant ? Le verset répond en disant « car c’est toute personne qui consomme du ‘hamets qui sera passible de retranchement (Shemot 12, 15) », on n’est passible de retranchement que sur la consommation prohibée de pâte levée telle quelle, sur le mélange on transgresse un interdit’.

Pour synthétiser la démarche de Rabbi Eliezer, il y a une insistance du verset de la Torah quant à la consommation du ‘hamets : vous ne mangerez pas tout ce qui contient de la pâte levée ! Ce qui inclurait les mélanges. En revanche, lorsque la Torah explicite le châtiment gravissime de retranchement, le verset semble en limiter la portée : car c’est toute personne qui consomme du ‘hamets qui sera passible de retranchement, comme si la Torah nous disait que ce n’est que la personne qui consomme du ‘hamets, et pas autre chose, comme du ‘hamets sous forme de mélange, qui sera passible de retranchement !

La Beraïta, citée plus haut, nous enseigne que les ‘Hakhamim, avis majoritaire a priori, s’opposent à Rabbi Eliezer, et pensent que les interdits de consommation de ‘hamets à Pessa’h ne concernent que le ‘hamets tel quel, et qu’il n’y a aucun interdit de la Torah relatif au kouta’h de Babylone, à l’alcool de Médie, au vinaigre iduméen et au zeïtoum d’Egypte.

3. Sur quoi porte la discussion entre Rabbi Eliezer et les ‘Hakhamim ?

La Guemara dans la suite va rechercher quel cas précis sera révélateur de la discussion entre Rabbi Eliezer et les ‘Hakhamim.

La Guemara dit : ‘S’il y a dans le mélange kazaït bikhedé akhilat perass / כזית בכדי אכילת פרסde ‘hamets, alors comment les ‘Hakhamim pourraient-ils s’opposer à Rabbi Eliezer ? Donc nous sommes obligés de dire que tout le débat commence sur le fait que concrètement, il n’y a pas dans le mélange, dans le kouta’h de Babylone et autres, kazaït bikhedé akhilat perass de ‘hamets’.

De quoi s’agit-il ? Et quel est ce concept de kazaït bikhedé akhilat perass ?

Une petite introduction est nécessaire pour pouvoir comprendre ces notions.

La Torah nous interdit certains aliments. Ce sont les interdits alimentaires de la Torah. Cependant, la transgression de ces interdits n’est passible de châtiment en pénal en cas de transgression volontaire, ou d’offrande expiatoire en cas de transgression par erreur, que si le contrevenant a consommé une certaine quantité. Cette quantité doit correspondre à une mesure précise, c’est ce que l’on appelle les shiourim,les ‘mesures’. Ces mesures ont été reçues du Mont Sinaï (traité Erouvin 4a, Soukka 5b, Yoma 80a): שיעורין הלכה למשה מסיני, ‘Les mesures ont été donnée à Moshé du Sinaï’. Pour la plupart des interdits alimentaires, la mesure est ce que l’on appelle כזית, kazaït, ‘une mesure d’une olive[4]’.

Une question se pose alors : si l’on est sanctionné sur le fait de consommer le volume d’une olive d’interdit, qu’est-ce qui va constituer ce volume pour être considéré comme ‘une consommation’ ? Expliquons-nous (Rashi sur Pessa’him 44a) : si quelqu’un mange un grain d’interdit à 8 heures du matin et ensuite un autre grain de cet interdit trois heures après, et ainsi de suite, dirons-nous que cette personne aura consommé un kazaït d’interdit ? Est-ce que les grains s’ajoutent ?

Une seconde loi reçue du Sinaï vient résoudre ce problème, c’est le concept de ‘consommation du volume d’une olive dans l’intervalle de temps potentiel pour manger un perass’. Un perass est la moitié d’un pain qui constitue la nourriture de deux repas (voir Rashi sur le traité Avoda Zara 67a). Si l’on mange le volume d’une olive d’interdit dans l’intervalle de temps que l’on mettrait pour consommer un perass, c’est-à-dire ce demi-pain, alors les différentes bouchées s’additionnent pour constituer une seule consommation. Il y a débat entre Rashi et Rambam pour définir le perass. Un perass équivaut au volume de quatre beitsim, quatre œufs, selon Rashi, et de trois œufs seulement selon Rambam[5].

Notre Guemara présente une troisième notion. En effet, le sujet que nous traitons est celui des interdits sous forme de mélange ; quelle prégnance un interdit doit-il avoir dans un mélange pour conférer un statut d’interdit à l’ensemble de ce mélange ? Notre passage du traité Pessa’him (44a) répond que si l’on mange de l’ensemble de ce mélange pendant l’intervalle de temps nécessaire pour consimmer un perass et que, dans cet ensemble et ce temps, on a consommé un kazaït, un volume d’une olive, d’interdit, on pourra considérer que cette personne a transgressé l’interdit alimentaire. Cette notion serait une grande innovation car sortirait, a priori, du principe connu de majorité. Ceci fait débat dans la Guemara. Mais, dit la Guemara, si une telle notion existe, on ne comprendrait pas alors sur quoi porterait la discussion entre Rabbi Eliezer et ‘Hakhamim.

La Guemara répond que tout le débat ne porte que sur le kouta’h de Babylone et autres dont la proportion de ‘hamets est de toute façon inférieure à kazaït bikhedé akhilat perass, en effet ces aliments sont des condiments, on ne peut pas les manger vite.

Pour résumer, il ressort des méandres de la Guemara que le débat entre Rabbi Eliezer et les ‘Hakhamim porte sur un mélange dans lequel le ‘hamets est en petite proportion, moins que kazaït bikhedé akhilat perass. C’est sur ce point que Rabbi Eliezer a besoin d’un verset spécifique relatif au ‘hamets pour interdire. Il ressort que si le mélange comportait une plus grande de quantité de ‘hamets, selon la proportion appelée kazaït bikhedé akhilat perass, il n’y aurait pas de discussion et la première Mishna du troisième chapitre du traité Pessa’him ne parle pas de cela. Tous les avis seraient d’accord que la personne qui mangerait alors un tel mélange serait passible de karèt, de la condamnation classique relative au ‘hamets.

4. Arrêtons-nous quelques instants, synthétisons et réfléchissons.

Cette Guemara du traité Pessa’him arrive dans sa conclusion à affirmer que s’il y avait une proportion de kazaït bikhedé akhilat perass de ‘hamets dans le mélange, il n’y aurait pas de débat. Tous les avis seraient d’accord pour dire que la consommation d’un tel mélange serait interdite d’après la Torah. Le débat entre Rabbi Eliezer et les Sages porte sur un mélange comportant une proportion moindre de ‘hamets.

Mais comment rendre compatible cette notion de kazaït bikhedé akhilat perass avec la notion générale de la Torah d’annulation dans la majorité, le principe de rov ?

Nous sommes obligés de dire que le ‘hamets, la pâte levée, donne du goût à l’ensemble, et que c’est la conjonction de deux éléments, le goût et la proportion physique de l’interdit, qui opère la non annulation du corps minoritaire dans l’ensemble. Il apparaît ici une notion fondamentale que nous trouvons en plusieurs endroits dans le Talmud (et paradoxalement non explicite dans notre passage du traité Pessa’him), le distinguo entre un mélange appelé min bémino et un mélange appelé min béshéeino mino.

Cette notion est explicite dans le traité Zeva’him 79a :

אמר רבא אמור רבנן בטעמא ואמור רבנן ברובא מין בשאינו מינו בטעמא מין במינו ברובא.

‘Rava dit : nos Maîtres ont parlé de la notion de goût, nos Maîtres ont parlé de la notion de majorité. Lorsque le mélange est constitué de deux corps d’espèces distinctes, c’est-à-dire deux corps qui n’ont pas le même goût, min béshéeino mino, on suit la capacité que l’on a de distinguer le goût. Lorsque le mélange est constitué de deux corps de même espèce, min bémino, on suit la majorité.’

Il faut donc expliquer, a priori, que le fait que l’on puisse distinguer le goût de l’aliment interdit à l’intérieur du mélange a un impact juridique important, à tel point que, s’il y a une proportion significative de cet interdit dans le mélange, kazaït bikhedé akhilat perass, cet interdit minoritaire ne sera pas annulé dans la majorité du mélange qui est permis. L’élément qui fera que l’aliment interdit minoritaire ne sera pas considéré comme négligeable est le goût, le fait que si l’on goûte le mélange l’on distingue facilement la présence de cet aliment interdit. Le sujet de l’étude présente sera de définir les différentes modalités d’impact légal de cette notion. Nous nous interrogerons aussi sur l’origine d’une telle notion et sur sa signification. En effet, face aux interdits de la Torah, quelle place peut avoir la subjectivité humaine, le goût en l’occurrence, pour déterminer que tel mélange est interdit ou ne l’est pas ?

5. Premier essai de synthèse.

Il ressort donc du passage de la Guemara de Pessa’him 44a que l’avis de la Mishna qui condamne la consommation du kouta’h de Babylone de flagellation est celui de Rabbi Eliezer, celui des ‘Hakhamim étant qu’il n’y a pas de condamnation en pénal pour cette consommation. La discussion porte sur des aliments dont la proportion de ‘hamets est inférieure à kazaït bikhedé akhilat perass, car si la proportion avait été plus importante il n’y aurait pas eu de discussion, et tous les avis auraient condamné[6].

Le Rithva[7] fait une première synthèse sur ce sujet :

‘Rabbi Its’hak Elfassi, le Rif, tranche la Halakha, la loi, comme l’opinion des ‘Hakhamim pour lesquels il n’y a aucun interdit relatif au ‘hamets sous forme de mélange à moins qu’il n’y ait une proportion de ‘hamets de kazaït bikhedé akhilat perass dans ce mélange. Rabbi Zerakhia HaLévy, le Baal HaMaor tranche la Halakha, la loi, comme Rabbi Eliezer, qui est l’avis a priori de la Mishna et de la Beraïta. Le Rao, Rabbi Aharon HaLévy, le maître du Rithva, tranche au nom du Ramban comme le Rif, qui tranche comme l’avis majoritaire, celui des ‘Hakhamim.

Rabbi Its’hak Elfassi, le Rif, ajoute : bien que nous ayons tranché comme l’avis des ‘Hakhamim qui disent qu’il n’y a aucun châtiment pénal sur du ‘hamets sous forme de mélange, cela signifie qu’il n’y aura aucune condamnation de flagellation, d’aucune sorte, mais il sera néanmoins interdit d’en consommer à Pessa’h. Il y a débat sur ce point.

Certains pensent que l’interdit auquel fait allusion le Rif serait un interdit d’ordre rabbinique. Bien que nous ayons le principe que consommer une demi-mesure d’interdit soit interdit par la Torah, quoiqu’exempt en pénal, sous forme de mélange ce ne serait interdit que de manière rabbinique.

Certains pensent que l’interdit auquel fait allusion le Rif serait un interdit de la Torah à titre justement du principe selon lequel il est interdit d’après la Torah de consommer une demi-mesure d’interdit. Le Rithva relève que les mots du Rif ont l’air de pencher plus comme le second avis que comme le premier.’

Résumons ce que nous apprend ce commentaire du Rithva (rapporté par un de ses élèves).

Tout d’abord indubitablement le débat dans la Mishna et dans la Guemara entre Rabbi Eliezer et les ‘Hakhamim porte sur un mélange où le ‘hamets est en proportion inférieure à kazaït bikhedé akhilat perass. Cette lecture du Rithva corrobore la lecture que nous avions faite de la Guemara.

Le Rithva ajoute un débat nouveau :

Le Rif tranche la ‘Halakha comme les ‘Hakhamim, mais, quand bien même n’y aurait-il pas de condamnation en pénal sur un mélange de ‘hamets pour moins de kazaït bikhedé akhilat perass, néanmoins il sera interdit d’en consommer.

Cette interdiction est-elle d’ordre rabbinique, ou bien d’après la Torah ?

Le Rithva est enclin à dire que ce serait d’après la Torah.

D’amples développements sont nécessaires pour apprécier la profondeur de ce débat.

6. Une demi-mesure d’interdit, la notion de ‘hatsi shiour / חצי שיעור

Nous avons vu au troisième paragraphe de cette étude que, dans le cadre des interdits alimentaires de la Torah, on ne peut être condamnable en pénal que pour avoir consommé une mesure spécifique de cet interdit, c’est-à-dire au minimum le volume d’une olive, kazaït.

La question se pose alors : certes, il n’y a pas de condamnation en pénal pour moins que la mesure, mais serait-ce alors permis d’après la Torah ?

Prenons un exemple pour expliquer.

Il est de notoriété publique qu’il est interdit d’après la Torah de consommer du porc. Nous venons de voir que pour être condamné en pénal, il faut en avoir consommé le volume d’une olive, kazaït. Mais serait-ce permis d’en consommer alors moins que ce volume ?

L’idée a priori paraît farfelue, il n’en demeure pas moins que cette question fait l’objet d’un grand débat dans la Guemara. Qu’il y ait un interdit rabbinique relatif à la consommation d’une petite quantité d’interdit alimentaire ne fait pas débat. Le débat porte sur la question de savoir si, nonobstant le fait que ce n’est pas condamnable, il serait permis d’après la conception de la Torah d’en consommer moins que la mesure idoine.

Ce grand débat est abordé dans le traité Yoma 74a.

חצי שיעור רבי יוחנן אמר אסור מן התורה ריש לקיש אמר מותר מן התורה. רבי יוחנן אמר אסור מן התורה כיון דחזי לאיצטרופי איסורא קא אכיל ריש לקיש אמר מותר מן התורה אכילה אמר רחמנא וליכא.

‘Une demi-mesure d’interdit. Rabbi Yo’hanan dit qu’il est interdit d’en consommer au titre d’un interdit de la Torah. Resh Lakish dit qu’il est permis d’en consommer d’après la Torah.

Rabbi Yo’hanan dit que c’est interdit d’après la Torah, car chaque partie qu’il mange s’additionne pour constituer finalement la mesure interdite, donc chaque partie est un morceau d’interdit. Resh Lakish dit que c’est permis d’après la Torah, car ce que la Torah sanctionne c’est l’acte de manger, or à moins qu’une mesure précise cela ne s’appelle pas manger’.

Deux conceptions antagoniques s’opposent. La Torah a enjoint de ne pas manger de la chair de tel animal. Elle n’a pas interdit d’ingérer, elle a interdit de manger. Manger est une certaine activité, c’est une action. Resh Lakish dit qu’il n’y a pas d’acte de manger à moins d’une certaine quantité que l’on appelle kazaït, le volume d’une olive. Moins que cela n’est donc pas interdit par la Torah. Resh Lakish conviendra que la consommation de moins d’une mesure sera interdite par décret rabbinique, à titre de protection rabbinique aux lois de la Torah.

Rabbi Yo’hanan dit qu’il est absurde de dire que l’homme mangeant moins que la mesure idoine n’enfreint aucun interdit de la Torah, et que tout d’un coup s’il atteint tel volume ingéré, il aurait enfreint l’interdit ! Mais ce volume est l’addition de tous les morceaux qu’il a ingérés précédemment ! Nous sommes donc obligés de dire que dès qu’il a commencé à manger de cet aliment dont la Torah interdit la consommation, c’était effectivement de l’interdit qu’il mangeait.

Les deux conceptions sont vraies, quoiqu’incompatibles.

Dans la suite du passage de la Guemara du traité Yoma cité plus haut, Rabbi Yo’hanan conforte sa démarche à partir d’une Beraïta qui apporte un verset de la Torah pour interdire une demi-mesure :

אין לי אלא כל שישנו בעונש ישנו באזהרה חצי שיעור הואיל ואינו בעונש יכול אינו באזהרה תלמוד לומר כל חלב.

‘Nous trouvons en général dans la Torah que tout ce qui peut être passible de condamnation pénale est aussi interdit. Est-ce qu’un cas qui ne serait pas condamnable en pénal, serait alors automatiquement permis, comme une demi-mesure par exemple ? C’est pour cela que le verset vient préciser (Vayikra 7, 23) « toute graisse vous ne mangerez pas ».’

Cet enseignement vient explicitement confirmer la démarche de Rabbi Yo’hanan.

Dans ce passage de parashat Tsav (Vayikra 7, 23) la Torah vient interdire la consommation de certaines graisses animales. Or le verset insiste en disant « toute graisse vous ne mangerez pas ». Le verset aurait pu être plus concis et dire « ne mangez pas de graisse ». La Beraïta nous dit que cette insistance du verset vise à interdire la demi-mesure nonobstant le fait que l’on ne soit pas condamnable en sa consommation, et qu’il faut comprendre le verset ainsi : ne mangez pas tout ce qui à trait à la graisse ! Même un peu de graisse ne mangez pas !

Deux questions se posent :

Si Rabbi Yo’hanan apprend la notion de demi-mesure d’interdit, ‘hatsi shiour, de l’insistance du verset, pourquoi ne le cite-t-il pas dans le cœur de son enseignement mais apporte comme fondement à son enseignement l’argument logique חזי לאצטרופי, que chaque morceau s’additionne pour former la mesure condamnable ?

Comment concevoir un interdit qui tout en l’étant n’en aurait pas la prégnance ?

Tossfot sur Yoma 74a (דה »מ כיון דחזי לאצטרופי) répondent que s’il n’y avait pas l’argument logique (que chaque morceau s’additionne pour former la mesure condamnable) nous aurions pensé que l’insistance du verset viendrait pour d’autres situations. L’argument logique nous fait lire le verset et nous convainc de dire que le mot ‘toute graisse’ vient inclure la notion de demi-mesure.

Resh Lakish répondra que la notion de demi-mesure est un interdit rabbinique et que le verset ne fait office que d’allusion à la notion, mais n’inclut pas le sujet de manière franche.

Pour résumer, d’après Tossfot, en dernière instance, Rabbi Yo’hanan déduit du verset qu’une demi-mesure est interdite d’après la Torah.

Mais si c’est ainsi, à quoi correspond cet interdit ?

7. Développement sur la notion de ‘hatsi shiour / חצי שיעור, de demi-mesure.

Rav Ashé, dans le traité Shevouoth 22b, pose une question qui va relancer notre réflexion.

La Torah conçoit la notion de serment, shevoua. Si quelqu’un profère clairement un serment, la Torah considère que l’enfreindre revient à transgresser un interdit de la Torah.

Si quelqu’un, par exemple, fait le serment de manger du porc, il ne sera pas enjoint de respecter son serment car nos Maîtres considèrent que cette personne avait déjà proféré un serment inverse au Mont Sinaï, lorsqu’elle avait juré solennellement de respecter les commandements de la Torah.

Ceci est la notion de מושבע ועומד מהר סיני, ‘il a déjà juré depuis longtemps au Mont Sinaï’.

בעי רב אשי נזיר שאמר שבועה שלא אוכל חרצן בכמה דכיון דכזית איסורא דאורייתא הוא כי קמשתבע אהיתירא קא משתבע ודעתיה אמשהו או דלמא כיון דאמר שלא אוכל דעתיה אכזית.

‘Rav Ashé demande : un Nazir[8] fait le serment de ne pas manger de pépins de raisin, quel sera son statut ? Un Nazir du fait de son statut de Nazir est déjà enjoint de ne pas manger de pépins de raisin, mais l’interdit d’après la Torah est selon une mesure de kazaït, d’une olive, donc nous pouvons estimer que s’il a ajouté un serment en plus ce serait pour s’interdire ce qui jusqu’à maintenant lui était permis, c’est-à-dire un rien, moins qu’une mesure de kazaït. Ou bien peut-être pouvons-nous dire que puisque dans la formulation de son serment il a exprimé le mot manger, cela ne correspondrait qu’à une mesure de kazaït, or étant Nazir il en est déjà enjoint, son nouveau serment ne correspondrait donc à rien.’

Rav Ashé nous dit clairement que selon lui, moins qu’une mesure d’interdit correspond en général à quelque chose de fondamentalement permis.

Mais, demandent Tossfot (דה »מ אהיתירא קא משתבע), il est artificiel de dire que Rav Ashé penserait comme Resh Lakish, car Rav Ashé est le maître de la rédaction du Talmud, or la conclusion légale est que c’est l’avis de Rabbi Yo’hanan qui prévaut. Alors comment peut-il dire que moins que la mesure de kazaït de pépins de raisin serait quelque chose de permis pour le Nazir ?

Tossfot répondent de manière sublime et énigmatique qu’étant donné que même d’après Rabbi Yo’hanan moins qu’une mesure d’interdit n’est qu’une sorte d’interdit, on ne considèrera pas que la personne a déjà juré depuis longtemps au Mont Sinaï de ne pas consommer moins qu’une mesure.

Force est de constater que Tossfot définissent ici avec précision le cœur de notre sujet : c’est une sorte d’interdit. Mais qu’est-ce que cela signifie ? Ou pour dire les choses de manière humoristique : comment pouvons-nous définir en termes juridiques ce que peut être une sorte d’interdit ?

Rambam fait une importante introduction aux lois des ‘Arayot, les lois relatives aux interdits sexuels de la Torah, dans le septième chapitre de son commentaire sur les Mishnayot. Un point qu’il y développe peut nous aider à concevoir ce dont il est question dans notre sujet.

Rambam relève qu’il y a dans les interdits de la Torah une différence fondamentale entre des interdits explicités dans la Torah mais de portée globale et des interdits précis que nous pouvons appeler ‘des commandements négatifs de la Torah’. Rambam, comme d’autres grands Maîtres de notre tradition, s’est beaucoup investi pour définir ce que sont les six cent treize commandements de la Torah. Un commandement, une mitsva positive ou négative que nous pourrons intégrer dans le compte des commandements, est un acte précis, tangible, concret.

Ce distinguo nous aidera à répondre à nos questions.

L’interdit de la Torah est de manger tel ou tel aliment. Manger est une action concrète, ce n’est pas grignoter. C’est ce que notre tradition nous enseigne : on transgresse l’interdit en consommant le volume d’un kazaït de tel ou tel aliment. Néanmoins, de l’insistance du verset ‘toute graisse’, Rabbi Yo’hanan déduit que moins que la mesure est déjà prohibé d’après la Torah. C’est-à-dire que la Torah nous enjoint de nous écarter de tout ce qui a à voir avec la graisse interdite. Mais ceci est une attitude, non un acte. C’est une indication de la Torah, mais n’entre pas dans ce qui pourrait être une transgression. C’est un interdit que nous appellerions ‘global’, que Tossfot appellent ‘une sorte d’interdit’.

Forts de ces préliminaires, nous pouvons aborder à nouveau le commentaire du Rithva cité à la fin du cinquième paragraphe de cette étude :

‘Rabbi Its’hak Elfassi, le Rif, ajoute : bien que nous ayons tranché comme l’avis de ‘Hakhamim qui disent qu’il n’y a aucun châtiment pénal sur du ‘hamets sous forme de mélange, cela signifie qu’il n’y aura aucune condamnation de flagellation, d’aucune sorte, mais il sera néanmoins interdit d’en consommer à Pessa’h. Il y a débat sur ce point.

Certains pensent que l’interdit auquel fait allusion le Rif serait un interdit d’ordre rabbinique. Bien que nous ayons le principe que consommer une demi-mesure d’interdit soit interdit par la Torah, quoiqu’exempt en pénal, sous forme de mélange ce ne serait interdit que de manière rabbinique.

Certains pensent que l’interdit auquel fait allusion le Rif serait un interdit de la Torah à titre justement du principe selon lequel il est interdit d’après la Torah de consommer une demi-mesure d’interdit. Le Rithva relève que les mots du Rif ont l’air de pencher plus comme le second avis que comme le premier.’

Le débat est donc de savoir si l’interdit de ‘hatsi shiour, de demi-mesure, s’applique d’après la Torah lorsque cette demi-mesure d’interdit se présente sous forme mélangée avec d’autres aliments. La suite de notre étude nous permettra de comprendre les enjeux sous-jacents de ce grand débat.

8. Retour à la première Mishna du troisième chapitre du traité Pessa’him. Démarche de Rambam au sujet du kouta’h de Babylone.

Nous avons précédemment prouvé que, de la conclusion de l’ensemble des commentateurs du début du troisième chapitre du traité Pessa’him, il ressort sans ambigüité que la discussion entre Rabbi Eliezer et les ‘Hakhamim porte sur du ‘hamets sous forme de mélange dans une proportion inférieure à kazaït bikhedé akhilat perass, et que pour une proportion supérieure à kazaït bikhedé akhilat perass, il n’y a pas de débat.

Mais des conclusions de Rambam sur ce sujet, dans le Piroush HaMishnayot, dans le Sefer HaMitsvot et dans le Mishné Torah, il a l’air de ressortir qu’il avait une toute autre lecture du sujet.

Mishné Torah, Hilkhot ‘Hamets OuMatsa, premier chapitre, Halakha 6 :

אין חייבין כרת אלא על אכילת עצמו של חמץ אבל עירוב חמץ כגון כותח הבבלי ושכר המדי וכל הדומה להן מדברים שהחמץ מעורב בהן אם אכלן בפסח לוקה ואין בו כרת שנאמר כל מחמצת לא תאכלו. במה דברים אמורים בשאכל כזית חמץ בתוך התערובת בכדי אכילת שלש ביצים הוא שלוקה מן התורה אבל אם אין בתערובת כזית בכדי אכילת שלש ביצים אף על פי שאסור לאכול אם אכל אינו לוקה אלא מכין אותו מכת מרדות.

‘On n’est condamnable de retranchement, de karèt, que sur la consommation du ‘hamets lui-même, mais sur la consommation d’un mélange de ‘hamets, comme par exemple le kouta’h de Babylone ou la bière de Médie qui sont des mélanges de ‘hamets avec d’autres aliments, si on les mange durant Pessa’h on est passible de flagellation mais non de karèt, de retranchement, comme le dit le verset : « tout aliment à base de pâte levée vous ne mangerez pas (Shemot 12, 20) ». Dans quel cas disons-nous qu’une personne est passible de flagellation d’après la Torah pour avoir mangé du ‘hamets sous forme de mélange ? Cela s’applique dans le cas où elle a mangé un kazaït de ce ‘hamets dans un volume de mélange égal à trois œufs. Mais s’il n’y a pas dans ce mélange un kazaït de ‘hamets pour trois œufs, bien que la consommation de ce mélange soit interdite, la personne ne sera passible de flagellation que de manière rabbinique.’

Tous les commentateurs sont interloqués par cette Halakha de Rambam. En effet, outre que cela paraît être tout à fait contraire à ce que nous avons étudié dans la Guemara, d’un point de vue logique nous sommes désorientés ! En effet, il ressort de nos études précédentes que sur la consommation de kazaït dans une proportion correspondant à akhilat perass, ce que Rambam appelle la consommation de trois œufs (Rashi le définissant comme quatre œufs dans son commentaire sur Avoda Zara 67a), on serait passible de retranchement, le débat sur la flagellation étant sur une proportion inférieure à kazaït bikhedé akhilat perass !

Nous avons vu plus haut qu’il y avait deux notions de kazaït bikhedé akhilat perass :

l’une concernant l’interdit lui-même. C’est-à-dire que nous apprenons par principe de la tradition orale que les morceaux s’additionnent dans la mesure où on les a consommés dans un laps de temps appelé ‘le temps de manger un perass’.

une seconde notion concernant l’interdit sous forme de mélange. En effet, si l’interdit se trouve sous forme de mélange, quelle prégnance a cet interdit ? Un second aspect du premier principe de la tradition orale nous dit que s’il y a dans le mélange une proportion d’interdit correspondant à kazaït bikhedé akhilat perass, ce sera considéré comme manger l’interdit à l’état pur, et que le mélange n’enlève pas la présence de l’interdit.

Or manifestement, ces points bien établis sont contredits par ce passage de Rambam !

Le Maguid Mishné, dans son commentaire du Mishné Torah, pose nos questions.

Rambam reprend exactement cette démarche dans son Sefer HaMitsvot, le Livre des Commandements (interdit n°198), et Ramban, Na’hmanide, dans ses notes relatives au Sefer HaMitsvot, lui oppose exactement nos objections.

9. Elément nouveau en objection à la démarche de Rambam.

Ramban, dans ses notes relatives au Sefer HaMitsvot, apporte un élément nouveau en objection à la démarche de Rambam. En effet la Guemara dans le traité Avoda Zara 67 a et b nous enseigne :

אמר רבי אבהו אמר רבי יוחנן כל שטעמו וממשו אסור ולוקין עליו וזהו כזית בכדי אכילת פרס. טעמו ולא ממשו אסור ואין לוקין עליו.

‘Rabbi Abbahou nous enseigne au nom de Rabbi Yo’hanan : tout ce qui a du goût et a de la consistance est interdit et rend passible de flagellation sur sa consommation. C’est ce que l’on appelle kazaït bikhedé akhilat perass. Tout ce qui a du goût mais n’a pas de consistance est interdit mais ne rend pas passible de flagellation.’

Cet enseignement fondamental de Rabbi Abbahou au nom de Rabbi Yo’hanan met en relief l’importance de la notion de mélange où l’interdit est prégnant selon une proportion de kazaït bikhedé akhilat perass. Le texte nous dit que sous cette proportion, en manger rend condamnable en pénal de flagellation. Ramban comprend par voie de conséquence que si la consommation de l’interdit à l’état pur impliquait une condamnation de karèt, de retranchement, alors la consommation dans un mélange à proportion de kazaït bikhedé akhilat perass rendrait passible de retranchement.

En un mot : Ramban comprend que Rabbi Abbahou au nom de Rabbi Yo’hanan nous dit qu’un tel mélange équivaut à l’interdit tel quel.

Mais peut-être pourrions-nous dire que de cette objection il ressortirait l’inverse, et défendre Rambam en démontrant que certes sous forme de mélange selon la proportion de kazaït bikhedé akhilat perass, consommer l’interdit rend passible pénalement, mais pas plus que de flagellation ? Nous allons développer cette nuance dans la suite de notre étude.

10. Tentatives de résolution et d’explication de la démarche de Rambam.

Rabbi Yossef Karo, dans le Kessef Mishné, son commentaire sur le Mishné Torah du Rambam, fait un grand développement sur ce passage. Il propose deux démarches pour résoudre les différentes questions.

Première démarche. Dire que Rambam trancherait la conclusion légale comme Rabbi Eliezer. La lecture finale serait ainsi : le kouta’h de Babylone (et autres), si on le mange normalement comme condiment, ne contient pas kazaït bikhedé akhilat perass de ‘hamets. Si on le mange comme condiment, personne ne pense que l’on transgresse un interdit de la Torah. Le débat entre Rabbi Eliezer et les ‘Hakhamim portera sur le cas où l’on en mangerait vite en grande quantité. La Guemara (Pessa’him 44a) dit que dans ce cas, comme il est inhabituel de le consommer de cette manière et que c’est un aliment trop fort, ce ne sera pas considéré comme transgresser un interdit. Et sur ce point portera la discussion : les ‘Hakhamim pensent que dans ce cas il n’y a pas de transgression d’après la Torah. Rabbi Eliezer pense que le verset de כל מחמצת vient inclure ce cas à la transgression mais que ce ne serait passible que de flagellation et non de karèt, de retranchement. Rambam trancherait la conclusion légale comme Rabbi Eliezer. Cette démarche est celle préférée par Rabbi Yossef Karo.

Seconde démarche. Le Maguid Mishné, Rabbi Vidal dé Tolossa, défend la thèse que Rambam penserait comme l’avis des ‘Hakhamim. La lecture du sujet serait la suivante : s’il n’y a pas kazaït bikhedé akhilat perass, Rabbi Eliezer pense que c’est interdit par la Torah au titre du verset כל מחמצת, mais ce ne serait pas condamnable de karèt, retranchement. Les ‘Hakhamim pensent qu’en général lorsqu’il y a kazaït bikhedé akhilat perass d’interdit dans le mélange, cela peut être passible de karèt. Mais ici les ‘Hakhamim pensent qu’au sujet du ‘hamets exceptionnellement, on apprendrait du verset que ce serait interdit, mais en tant que simple interdit, donc condamnable de flagellation, et non de karèt.

Cette seconde démarche du Kessef Mishné pour résoudre l’hypothèse du Maguid Mishné est d’une très grande richesse.

Il ressortirait à priori que les interdits alimentaires de Pessa’h procèderaient d’une autre logique que la plupart des autres interdits alimentaires de la Torah. En effet, en général, manger de la graisse interdite par exemple sous forme de mélange dans une proportion de kazaït bikhedé akhilat perass serait passible de karèt, de retranchement, tandis que du ‘hamets, qui à l’état pur rendrait aussi passible de karèt, ne serait sous forme de mélange dans la même proportion que condamnable de flagellation, et non de karèt.

Ceci nous invite à nous interroger sur l’interdit de ‘hamets. En effet qu’est-ce que la Torah nous interdit en prohibant à Pessa’h de consommer de la pâte levée ? Mais pourtant, cet aliment est parfaitement autorisé pendant toute l’année ! Nous honorons justement le jour de Shabbat en dégustant une délicieuse brioche au kiddoush…

Nous pouvons peut-être, à cet instant précis de notre étude, déduire de cette proposition de démarche qu’à Pessa’h, ce n’est pas le ‘hamets qui poserait problème. Le ‘hamets en soi est parfait, nous en avons pour preuve qu’il est totalement licite durant toute l’année. Ce que la Torah interdirait serait l’acte d’en manger à cette période précise. Ceci expliquerait la différence entre l’interdit de ‘hamets à Pessa’h et les autres interdits alimentaires de la Torah.

En effet, nous pouvons analyser les choses de la manière suivante : si nous disons comme Ramban que dans une proportion de kazaït bikhedé akhilat perass l’on est passible de karèt sur un mélange de ‘hamets, cela signifierait qu’en mangeant de ce mélange, j’ai consommé du ‘hamets de manière prégnante, c’est comme si j’avais mangé du ‘hamets pur. En revanche, d’après la démarche de Rambam, sous forme de mélange, le ‘hamets passe à une autre catégorie, cela signifierait que ce n’est pas le ‘hamets qui fait problème mais l’acte de le manger[9]. En d’autres termes, manger du ‘hamets pur ou en manger sous forme de mélange ne dénote pas de la même attitude, du même geste. Mais suivant Ramban, Na’hmanide, l’accent est mis sur le fait que finalement c’est un kazaït de ‘hamets que j’ai consommé, c’est l’aliment qui fait problème.

11. Introduction à la notion de טעם כיקר : ‘le goût est comme le principal’.

Le sujet qui nous occupe est de toute évidence le statut des interdits alimentaires de la Torah lorsqu’ils sont mélangés à des aliments permis. Comme à son habitude, le Talmud présente des principes qui sont travaillés, et qui petit à petit se mettent à jour. Le Talmud n’est pas un corpus synthétique. Une notion est parfois travaillée d’une certaine façon dans tel traité talmudique, et d’une autre façon dans un autre traité. Le travail véritable du talmudiste sera de soupeser les différentes approches et d’en faire ressortir les lames de fond, nous dirions presque d’en faire ressortir l’inconscient. Le livre ne propose aucune synthèse, c’est le talmudiste qui, selon la méthode transmise de maître à élève, fera jaillir la synthèse. La synthèse de l’un ne sera pas la synthèse de l’autre[10]. Le Talmud est le livre dont vous êtes le héros. Le Talmud n’est pas un livre.

Notre sujet est analysé au début du troisième chapitre du traité Pessa’him (מ »ג ע »א עד מ »ה ע »א, 43a à 45a), mais aussi au sixième chapitre du traité Nazir (ל »ה ע »ב עד ל »ח ע »ב, 35b à 38a), au cinquième chapitre du traité Avoda Zara (ס »ה ע »ב עד ס »ט ע »א, 65b à 69a), au septième chapitre du traité ‘Houlin (צ »ו ע »ב עד צ »ט ע »ב, 96b à 99b), et au huitième chapitre du traité Zeva’him (ע »ז ע »ב עד ע »ט ע »ב, 77b à 79b).

La Guemara (Pessa’him 34a) tente de poser qu’il serait admis que la notion de kazaït bikhedé akhilat perass d’interdit fait l’objet d’un interdit d’après la Torah.

Il y a déjà là une grande innovation. En effet, nous avons vu plus haut que le principe de majorité est un principe fondamental dans les lois de la Torah. Nous aurions pu penser que si dans un mélange l’interdit se trouve en proportion minoritaire, il serait considéré comme négligeable et qu’il serait donc licite de consommer un tel mélange. La Guemara (citée plus haut) apporte une innovation : si l’interdit est perceptible par son goût et qu’il y a une proportion significative de cet interdit dans le mélange, alors le mélange devient prohibé d’après la Torah (suivant une loi orale reçue du Sinaï, précise Rashi דה »מ בכזית בכדי אכילת פרס דאורייתא).

Avant d’aller plus loin, nous aimerions mettre en relief ce qu’il y a de fondamentalement nouveau dans cette proposition. Essayons de réfléchir.

La Torah nous interdit certains aliments, par exemple la chair de certains animaux.

D. a donné la Torah aux hommes. C’est-à-dire que nous sommes dans une réalité composite, complexe. Il y a peu de corps purs dans le monde dans lequel la Torah a été donnée. Nous comprenons aisément que la Torah ait fixé le principe de majorité, selon lequel le statut d’un corps sera fixé selon l’identité de son composant majoritaire.

Mais ici se met à jour un élément nouveau : si dans cet ensemble l’interdit minoritaire est détectable par son goût (min béshéeino mino), et que la personne a consommé de l’ensemble une quantité telle qu’il y aura eu un kazaït de l’interdit consommé, alors cette personne sera condamnable en pénal, a priori comme si elle avait mangé l’interdit lui-même[11]. C’est-à-dire que, si le goût de l’aliment est discernable, le principe d’annulation dans la majorité ne s’applique pas, et on considère que l’aliment est comme tel quel, non mélangé.

Si la personne est condamnable en pénal, ceci signifie que ce principe de non-annulation de l’interdit s’il est perceptible par son goût est un principe de la Torah, et non une institution rabbinique[12]. Interrogeons-nous : que vient faire une notion de goût face au fait qu’il y ait ou non un interdit, que l’on transgresse ou non un interdit ?

Nous pourrions aisément comprendre qu’il puisse y avoir dans ce cas un interdit rabbinique. En effet, le principe de majorité entraîne que l’interdit n’est pas significatif, donc n’a pas d’impact légal. Toutefois, si je consomme de ce mélange, j’ai bien l’impression de manger de l’aliment prohibé, donc il serait légitime de m’en éloigner. Mais comment concevoir que l’interdit de la Torah prendrait en compte mon élément sensible, ma sensorialité, et considèrerait que si l’aliment a un goût discernable, il n’y aurait pas application du principe de majorité ?

Cette question est le cœur de notre étude.

Cette innovation étant posée, la Guemara, dans de multiples endroits, va introduire une notion supplémentaire, la notion de טעם כיקר / ta’am ke’ikar : ‘le goût est comme le principal’.

Pour cerner un peu cette notion, nous allons voir comment la Guemara l’introduit dans le traité Pessa’him (44a et b).

12. Comment la Guemara introduit-elle cette notion ?

La Guemara, dans le traité Pessa’him (43b à 44b), met en parallèle le sujet du kouta’h de Babylone et autres, qui représentent du ‘hamets sous forme de mélange, avec une notion appelée héter mitstarèf léissour, היתר מצטרף לאיסור, ‘le permis s’additionne à l’interdit’.

De quoi s’agit-il ?

Regardons la Guemara (43b) :

אמר רבי אבהו אמר רבי יוחנן כל איסורין שבתורה אין היתר מצטרף לאיסור חוץ מאיסורי נזיר שהרי אמרה תורה משרת.

‘Rabbi Abbahou dit au nom de Rabbi Yo’hanan : dans aucun sujet de la Torah nous ne trouvons la notion qu’un aliment permis s’ajouterait à un aliment interdit si ce n’est dans les interdits de Nazir, au sujet duquel la Torah dit « une infusion quelconque de raisins il ne boira pas »’.

La Torah, dans la section Nasso du livre de Bamidbar (chapitre 6), présente le cas de quelqu’un, homme ou femme, qui voudrait durant une certaine période se distinguer par un service de D. particulier, plus intense. C’est le statut du Nazir. Durant cette période, cette personne devra, entre autres, s’abstenir de boire du vin. Mais la Torah spécifie que par précaution, tout produit de la vigne lui sera prohibé : outre le vin, le raisin frais ou sec, les pépins, la peau du raisin. Et le verset de spécifier : « une infusion quelconque de raisins il ne boira pas (verset 3) ».

Rashi sur la Guemara pose la question :

Que vient nous ajouter cette expression ‘une infusion’ ? Si nous disons que la personne a trempé du pain dans du vin et qu’il y a dans la tranche de pain le volume d’un kazaït de vin, ai-je besoin d’un verset spécifique pour l’interdire et pour apprendre qu’une telle transgression serait passible d’un châtiment en pénal ?

C’est ce que Rabbi Abbahou vient nous enseigner au nom de Rabbi Yo’hanan :

Le verset vient apporter une innovation : si la personne mange un demi kazaït de vin absorbé auquel s’ajouterait un demi kazaït de pain, cela serait considéré pour le Nazir comme une transgression au sens fort et condamnable en pénal. C’est la notion de héter mitstarèf léissour / היתר מצטרף לאיסור, un aliment permis peut s’additionner à un aliment interdit pour que les deux constituent ensemble un volume d’interdit.

Nous aimerions mettre en exergue l’innovation que propose ici Rabbi Abbahou au nom de Rabbi Yo’hanan. Depuis le début de cette étude, nous avons vu qu’une transgression ne sera considérée avérée que si la personne a mangé le volume d’une olive d’interdit, ce que l’on appelle kazaït. Ici, par rapport au Nazir, il y aurait une nouvelle notion et une nouvelle définition de la transgression : manger un kazaït dans lequel se trouve une partie d’interdit, en l’occurrence du jus de raisin, mais qui lui-même n’atteindrait pas le volume d’un kazaït. Nous serions obligés de dire aussi que cet interdit minoritaire ne serait pas annulé dans l’ensemble, soit par son goût, soit par le fait qu’il soit visible (Rashi).

Mais la Guemara conteste cet enseignement et affirme que nous savons en fait que ce verset relatif au Nazir vient nous enseigner un autre principe, celui de טעם כיקר/ ta’am ke’ikar, ‘le goût est comme le principal’, et que ce principe est généralisable à tous les sujets de la Torah.

Qu’est-ce que ce principe de ta’am ke’ikar ? Vaste question ! That is the question !

Nous aimerions relever l’anomalie suivante : si l’on présente une notion, la première chose qui s’imposerait serait de la définir, de nous donner sa description précise. La démarche du Talmud est radicalement différente, voire inverse. Le but de l’étude, son aboutissement, est souvent d’arriver à circonscrire de quoi l’on parle.

Donnons une définition de ta’am ke’ikar pour commencer. Nous verrons ses métamorphoses petit à petit.

Rashi explique (Pessa’him 44b) :

ליתן טעם כעיקר. לעשות טעמו של איסור כעיקרו וממשו.

‘Le verset viendrait nous interdire le goût comme le principal, c’est-à-dire pour considérer le goût de l’interdit comme si c’était la base et la corporalité de l’interdit’.

Rashi dans le même passage de Pessa’him (דה »מ מפת ומיין חייב) explique que si l’on tient le principe de ta’am ke’ikar le pain imprégné du goût de vin prend le statut d’interdit pour le Nazir comme le vin lui-même. C’est ce que des commentateurs définiront en disant : le permis s’est transformé en interdit.

A priori il ressortirait de Rashi que ta’am ke’ikar signifierait que si un Nazir a mangé un kazaït de pain qui aurait du goût de vin, il serait condamnable en pénal comme s’il avait mangé un kazaït de raisin à l’état pur.

Si maintenant on apprend la notion de ta’am ke’ikar du verset de « une infusion quelconque de raisins », comment Rabbi Yo’hanan a-t-il pu déduire de ce verset la notion de héter mitstarèf léissour ?

La Guemara répond que Rabbi Yo’hanan pense comme l’opinion de Rabbi Akiva qui déduisait le concept de héter mitstarèf léissour des mots « une infusion quelconque de raisins ».

La Guemara pose alors une question pour laquelle le qualificatif d’étonnante est trop faible !

La Guemara demande :

ורבי עקיבא טעם כעיקר מנא ליה.

‘Et Rabbi Akiva, cette notion de טעם כעיקר, ‘le goût est comme le principal’, d’où l’apprend-il ?’

Expliquons.

Rabbi Abbahou au nom de Rabbi Yo’hanan déduit du verset ‘infusion de raisins’ la notion de ‘le permis s’additionne à l’interdit’, notion circonscrite aux lois de Nazir.

La Guemara rapporte que la plupart des avis déduisent de ce verset même une autre notion, la notion de טעם כעיקר, ‘le goût est comme le principal’. Les versets viennent nous enseigner des notions que nous n’aurions pas pu déduire par notre seule logique. Ce qui ne veut pas dire que les notions apprises des versets s’opposent à la logique, mais nous n’aurions pas pu affirmer par nous-mêmes que la Torah exigerait telle ou telle chose. Un verset nous enseigne une chose, nous ne pouvons apprendre deux notions distinctes du même verset.

Ceci étant posé, la Guemara demande :

Si Rabbi Akiva déduit la notion ‘le permis s’additionne à l’interdit’ du verset ‘infusion de raisins’, d’où alors Rabbi Akiva apprendrait-il la notion de טעם כעיקר, ‘le goût est comme le principal’ ?

Cette question est stupéfiante ! En effet, il est possible que Rabbi Akiva ne tienne pas ce concept ! Et si cette notion était si évidente, comment la Guemara au début du sujet que nous traitons peut-elle concevoir qu’il y ait des avis selon lesquels il n’y aurait pas d’interdit spécifique relatif au kouta’h de Babylone et aux autres aliments dans lesquels du ‘hamets serait mélangé ? D’autant plus, et nous le verrons par la suite dans le commentaire de Rashi, que la conclusion globale de ce passage de Pessa’him ne retient pas forcément cette notion de טעם כעיקר, ‘le goût est comme le principal’.

Plusieurs grands commentateurs posent notre question. La manière dont ils y répondront va révéler la manière dont ils définissent le concept de ta’am ke’ikar, ‘le goût est comme le principal’.

13. Les différentes réponses à la question que nous avons posée.

Nous avons déjà dit plus haut que le sujet traité dans Pessa’him est repris dans le traité Nazir, à quelques nuances près. Dans Nazir 37a, Tossfot posent notre question (nous en donnons notre traduction) :

‘La Guemara demande : Si Rabbi Akiva utilise le verset de « infusion de raisins » pour héter mitstarèf léissour, d’où apprend-il la notion de ta’am ke’ikar, ‘le goût est comme le principal’ ? Mais peut-être que Rabbi Akiva ne tient pas cette notion ?

Il faut dire que si Rabbi Akiva ne tenait pas la notion de ta’am ke’ikar par ailleurs, il eût été plus approprié d’apprendre cette notion du verset qui nous occupe plutôt que d’en apprendre la notion de héter mitstarèf léissour, car ta’am ke’ikar est premier par rapport à héter mitstarèf léissour. En effet dans ta’am ke’ikar, il y a un kazaït d’interdit, à cela près que l’interdit ne se présente pas tel quel mais par son goût, tandis que dans héter mitstarèf léissour, il n’y a pas un kazaït d’interdit. C’est pour cela que la Guemara demande d’où Rabbi Akiva déduit-il la notion de ta’am ke’ikar.’

Nous sommes ici à une articulation centrale de notre sujet.

Pour rendre compte de la question de la Guemara, Tossfot dans le traité Nazir proposent une définition de ta’am ke’ikar qui contiendra en elle le fait d’être moins innovante que la notion de héter mitstarèf léissour. Pour cela, Tossfot vont s’opposer frontalement au commentaire de Rashi que nous avons vu plus haut et proposer la réflexion suivante :

Récapitulons. Pour aborder les concepts de mélanges, la Torah nous donne un principe global : la notion de majorité. Le statut juridique d’un mélange sera celui du corps qui en est la majorité. Si le corps minoritaire est discernable par son goût, pouvons-nous dire qu’il est annulé dans la majorité ?

Nous avons vu plus haut dans le commentaire de Rashi que dans ce cas-là, nous apprenons d’une loi orale reçue par Moshé au Sinaï que s’il y a une proportion de kazaït bikhedé akhilat perass, il n’y a pas d’annulation de l’interdit et que l’on serait amené à transgresser l’interdit si l’on mangeait d’un tel mélange.

Il a l’air de ressortir de Tossfot que cette définition que Rashi présente comme étant apprise par loi orale du Sinaï serait en fait la définition même de ta’am ke’ikar. Et que l’on apprendrait ce concept d’un verset et non d’une loi orale.

Il y a une différence structurelle entre ces deux définitions :

D’après Rashi, dans un mélange où l’interdit se trouve dans la proportion de kazaït bikhedé akhilat perass et qu’il est détectable par son goût, si quelqu’un en mange, nous pourrons dire qu’il a mangé l’interdit lui-même. C’est-à-dire que l’on apprendrait de la loi orale du Sinaï que le goût et la prégnance physique de l’interdit (kazaït bikhedé akhilat perass) font que l’interdit est considéré comme tel quel.

D’après Tossfot, il faudrait que l’on apprenne d’un verset spécifique (et non d’une loi orale) qu’un interdit minoritaire détectable par son goût serait interdit. Tossfot veulent dire qu’a priori même si l’interdit en proportion minoritaire serait discernable par son goût, nous aurions dit sans verset que cet interdit est annulé dans la majorité qui est permise. Le verset viendrait nous enseigner une notion totalement nouvelle : le goût est aussi interdit. Ta’am ke’ikar, le goût est comme la base. Mais Tossfot disent : c’est le goût ici qui est interdit. On ne dit pas comme Rashi qu’étant donné qu’il est discernable il n’est pas annulé. C’est une autre définition. Il y a d’après Tossfot deux notions : l’interdit tel quel, et l’interdit sous forme de goût.

Pour Rashi, si l’interdit est discernable par son goût, c’est comme s’il était tel quel. D’après Tossfot, s’il est minoritaire et discernable par son goût, c’est un autre interdit que l’interdit tel quel, c’est l’interdit sous forme de goût.

L’incidence juridique qui pourra rendre compte du débat est la suivante :

Nous avons déjà vu que certains interdits alimentaires[13] de la Torah sont passibles du châtiment de karèt, de ‘retranchement’, si on les consomme sciemment. D’après le commentaire de Rashi, si l’on consomme un kazaït de ces interdits sous forme de mélange et que l’on en discerne le goût, on sera passible de karèt. D’après Tossfot, ce sera condamnable en vertu d’une autre notion et ne rendra pas forcément passible de karèt, mais peut-être d’une peine moins grave selon les critères de la Torah : la flagellation, malkout.

Ce débat est sous-entendu dans les mots succincts de Tossfot, en cela qu’ils disent que dans ta’am ke’ikar il y a kazaït mais pas tel quel, sous forme de goût[14].

Au niveau de la lecture de la Guemara de Pessa’him et de celle de Nazir, Tossfot rendent très bien compte de la question posée ; d’après Rashi, nous ne comprenons pas en quoi était-ce évident que Rabbi Akiva devait absolument tenir le principe de ta’am ke’ikar.

Rabbenou Perets de Corbeil[15] dans ses Tossfot propose une autre démarche. Son explication nous semble être la suivante :

La Guemara compare les cas de la Mishna de Pessa’him (kouta’h de Babylone, etc.) aux cas de héter mitstarèf léissour. La Mishna nous dit que, à la différence du ‘hamets pur, ces cas sont condamnables de malkout (flagellation) et non de karèt (retranchement). Rabbenou Perets propose alors de dire que, s’il y avait une notion comme celle de ta’am ke’ikar, alors pour les interdits alimentaires graves, passibles de karèt (le sang, certaines graisse, le ‘hamets), manger du ta’am ke’ikar serait passible aussi de karèt. Donc si l’on tient héter mitstarèf léissour, il est évident que l’on tient aussi ta’am ke’ikar qui est plus grave.

Cette explication de ta’am ke’ikar par Tossfot Rabbenou Perets est radicalement différente de celle de Tossfot dans Nazir, voire diamétralement opposée.

Nous proposons de formaliser le débat de la manière suivante :

D’après Tossfot de Nazir, ta’am ke’ikar signifie que l’on mange un kazaït d’interdit mélangé à du permis, et que cet interdit est perceptible par son goût.

D’après Tossfot Rabbenou Perets, ta’am ke’ikar signifie que l’on mange un kazaït d’un aliment permis qui aurait absorbé du goût d’un aliment interdit. D’après cela, nous pouvons dire que Rashi lira la Guemara comme Tossfot Rabbenou Perets.

En résumé, le débat porte sur la question de savoir si le goût est comme l’interdit lui-même ou bien si le goût est un interdit en soi, de moindre impact que l’interdit de visu.

14. Et finalement, d’où Rabbi Akiva apprendra-t-il la notion de ta’am ke’ikar ?

Nous avons apporté dans le paragraphe précédent des explications prouvant que nous étions obligés de dire que Rabbi Akiva tenait la notion de ta’am ke’ikar. Mais de quel verset de la Torah apprend-il cette notion ?

La Guemara (Pessa’him 44b et Nazir 37b) dit qu’il l’apprend des ‘dégorgements des ustensiles des non-juifs’, גיעולי נכרים.

De quoi s’agit-il ?

Dans parashat Matot (Bamidbar 31, 22 et 23), la Torah rapporte que lorsque les enfants d’Israël revinrent de la guerre contre les Midianites et qu’ils ramenèrent du butin, Elazar le Cohen, fils d’Aharon, leur enjoignit de passer au feu les casseroles pour ensuite pouvoir les récupérer :

אך את הזהב ואת הכסף את הנחושת את הברזל את הבדיל ואת העופרת. כל דבר אשר יבוא באש תעבירו באש וטהר.

‘Seulement l’or et l’argent, le cuivre, le fer, l’étain et le plomb ; tout objet qui est mis au feu, vous le passerez au feu, et il sera pur’.

Rashi explique, sur la base des enseignements des ‘Hakhamim, qu’il faut comprendre le verset ainsi :

Tout objet métallique qui est utilisé pour faire la cuisine à chaud, par le feu, doit être repassé par la même source de chaleur pour qu’il puisse être réutilisé. ‘Ensuite il sera pur’, signifie qu’il pourra être réintégré dans la sainteté d’Israël[16].

Les sages se demandent : mais pourquoi ?

Pour pouvoir faire dégorger ces ustensiles des aliments non-cashers qui ont pu y avoir été cuits. C’est ce que l’on appelle ‘les dégorgements des ustensiles des non-juifs’, גיעולי נכרים.

Et la Guemara de Pessa’him veut dire que c’est de ce cas de jurisprudence que Rabbi Akiva apprend la notion de ta’am ke’ikar.

La Guemara demande : mais le goût qui a été absorbé et qui sera dégorgé n’est pas bon ! Or nous avons le principe que ‘le goût dégradé d’un aliment interdit n’est pas source d’interdit’[17]!

La Guemara répond : nous sommes obligés de dire que Rabbi Akiva pense comme l’avis de Rav ‘Hiya fils de Rav Houna qui dit que la Torah n’a exigé que l’on ébouillante les ustensiles des Midianites que dans la mesure où ces ustensiles ont été utilisés dans les dernières vingt-quatre heures (où le goût qui sera dégorgé est encore agréable, donc source d’interdit).

14. Le fait que Rabbi Akiva apprenne ta’am ke’ikar des ustensiles des Midianites pose de nombreux problèmes.

La conclusion de la Guemara est que Rabbi Akiva déduit la notion de ta’am ke’ikar des ustensiles des Midianites. Mais qu’apprend-on de ce passage ?

Indubitablement, on apprend de ce passage qu’avant de pouvoir utiliser ces ustensiles, il faut les ébouillanter pour en faire dégorger le goût des aliments prohibés qui y ont été cuits. La logique serait donc que, si on ne le fait pas, ce que l’on y aura cuit sera prohibé à son tour, d’où la notion de ta’am ke’ikar. Mais, si l’on apprend d’ici ce concept de ta’am ke’ikar, ce goût dégorgé n’a aucune compacité, aucune mamashout / ממשות. Or nous avons étudié au paragraphe XIII de cette étude que ta’am ke’ikar est premier par rapport à héter mitstarèf léissour. Et si nous disons que ta’am ke’ikar signifie que le goût est présent non pas par sa corporalité mais par le goût dégorgé, comment pourrions nous dire que ce concept est plus évident que héter mitstarèf léissour ?

Tout peut être cohérent si nous expliquons comme Rabbenou Perets, mais si nous expliquons comme Tossfot dans le traité Nazir, nous ne comprenons pas la conclusion de la Guemara.

Reprenons le raisonnement.

Rabbenou Perets expliquait que ta’am ke’ikar est premier par rapport à héter mitstarèf léissour en cela que ta’am ke’ikar peut être condamnable de karèt, ce qui ne sera pas le cas de héter mitstarèf léissour. Cela peut se comprendre même si le goût donné dans l’aliment permis n’a pas de compacité. On pourrait comprendre que le volume d’un kazaït de pomme de terre par exemple qui aurait reçu du goût d’un interdit deviendrait interdit comme l’interdit lui-même.

En revanche, d’après Tossfot dans le traité Nazir, ta’am ke’ikar est premier en cela qu’il y a dans ta’am ke’ikar un kazaït de l’interdit lui-même, ce qui n’est pas le cas dans héter mitstarèf léissour.

Pour comprendre cette phrase de Tossfot, nous avons été obligés d’expliquer qu’il comprenait ta’am ke’ikar comme une sorte de corollaire à kazaït bikhedé akhilat perass, et que l’innovation de ta’am ke’ikar était que la consistance de l’interdit sous forme de mélange n’était pas annulée dans la majorité d’aliment permis.

A moins de relire Tossfot.

Reprenons les mots de Tossfot dans Nazir :

‘Il faut dire que ta’am ke’ikar est premier par rapport à héter mitstarèf léissour, étant donné que dans la définition de ta’am ke’ikar il y a un kazaït même de l’interdit, à cela près qu’il n’est pas tel quel mais sous forme de goût, ce qui n’est pas le cas dans héter mitstarèf léissour, où l’interdit n’est pas présent dans une proportion de kazaït’.

Essayons de dire que la définition de ta’am ke’ikar serait que l’aliment permis a été imprégné du goût de l’interdit et qu’il n’y aurait pas de consistance de l’interdit dans le kazaït de permis. Tossfot diraient alors que ta’am ke’ikar serait premier par rapport à héter mitstarèf léissour en cela qu’il y a dans ta’am ke’ikar un kazaït d’interdit, ce qui signifierait « un kazaït entier d’interdit sous forme de goût », tandis que dans héter mitstarèf léissour, il n’y a qu’une partie de kazaït d’interdit.

Mais cette lecture est difficile à accepter car c’est en soi une innovation colossale de dire que le goût seul aurait le même statut que l’interdit. Et en quoi cette innovation serait-elle plus évidente que le concept étonnant lui-aussi de héter mitstarèf léissour, où dans le kazaït ne se trouve qu’une partie d’interdit mais sous forme concrète ?

Nous n’avons pas de réponse à cette question, et finalement nous préférons revenir à notre première lecture de Tossfot, même si d’après cette première lecture nous ne comprenons pas la conclusion de la Guemara.

15. Nous avons vu jusqu’à maintenant comment la notion de ta’am ke’ikar a été introduite dans la Guemara du traité Pessa’him. Abordons maintenant le cœur du sujet dans le traité Avoda Zara 67a et b.

אמר רבי אבהו אמר רבי יוחנן כל שטעמו וממשו אסור ולוקין עליו וזהו כזית בכדי אכילת פרס. טעמו ולא ממשו אסור ואין לוקין עליו.

‘Rabbi Abbahou dit au nom de Rabbi Yo’hanan : chaque fois qu’il y a du goût et de la consistance, c’est interdit et l’on est passible de flagellation si l’on en mange. C’est ce que l’on appelle kazaït bikhedé akhilat perass. Chaque fois qu’il y a du goût mais pas de consistance, c’est interdit mais l’on ne reçoit pas de flagellation si l’on en mange’.

Rashi, dans son commentaire sur Avoda Zara, suit la logique qu’il avait défendue dans Pessa’him (44a) où kazaït bikhedé akhilat perass ne touche pas la notion de ta’am ke’ikar mais est une notion que l’on connaît par tradition orale à partir du Sinaï, à savoir qu’un mélange d’interdit dans une telle proportion est considéré comme l’interdit tel quel. Mais un aliment permis qui aurait absorbé du goût d’interdit sans qu’il y ait la consistance de cet interdit (définition de ta’am ke’ikar d’après Rashi dans Pessa’him) serait interdit rabbiniquement et non d’après la Torah.

D’après Rashi, il ressortirait donc que Rabbi Yo’hanan ne tiendrait pas ta’am ke’ikar d’après la Torah. Ce serait un interdit rabbinique. Et ce sont les mots de Rabbi Abbahou au nom de Rabbi Yo’hanan : s’il y a du goût et de la consistance, c’est condamnable en pénal, donc interdit d’après la Torah. S’il n’y a pas de consistance, c’est interdit (rabbiniquement), mais ce n’est pas condamnable en pénal.

Trois éléments poussent Rashi à expliquer de cette manière :

le sens simple de l’enseignement de Rabbi Abbahou au nom de Rabbi Yo’hanan.

l’abord global du début du troisième chapitre de Pessa’him où nous avons déjà relevé qu’au départ, cette notion de ta’am ke’ikar était complètement absente du sujet, lorsque la Guemara cherchait quel avis pouvait bien interdire le kouta’h de Babylone.

un enseignement de Rava dans ‘Houlin 98b : רבא אמר לא נצרכא אלא לטעם כעיקר שבקדשים אסור
‘Rava dit : l’enseignement vient nous préciser que ta’am ke’ikar est interdit dans ce qui concerne les kodeshim, les offrandes au Temple’.

Ce troisième élément est déterminant en cela que Rava est un maître proche de la fin de la rédaction du Talmud, et son avis est la plupart du temps décisif. Il nous dit, ou tout au moins a-t-il l’air de dire, que ta’am ke’ikar est un élément important mais qui ne concerne d’après la Torah que les kodeshim, les offrandes au Temple. En effet nous pouvons comprendre qu’il y ait des critères spécifiques, plus subtils, dans ce qui concerne le service au Temple.

D’ailleurs Rava, lors d’un dialogue avec son détracteur Abbayé dans ‘Houlin 108a, a l’air de dire que la notion de goût n’existe dans la Torah que par rapport à l’interdit de mélanger la viande avec le lait, où justement l’interdit n’est qu’une question de mélange de goûts.

Tossfot (Avoda Zara 67a et b, ‘Houlin 98b et 99a), ainsi que Piské HaRosh (sur ‘Houlin chapitre Guid HaNashé § 31), rapportent trois autres démarches.

Rabbenou Tam[18] pose de nombreuses questions sur la démarche de Rashi, en particulier le fait qu’il est difficile de dire que Rabbi Yo’hanan ne pense pas que ta’am ke’ikar soit interdit d’après la Torah. En effet nous avons vu dans Pessa’him que Rabbi Yo’hanan apprenait héter mitstarèf léissour comme Rabbi Akiva, or nous avons démontré qu’il était évident pour les Maîtres du Talmud que Rabbi Akiva tenait ta’am ke’ikar d’après la Torah.

C’est fort de cette question principalement que Rabbenou Tam expliquera comme Rashi que ta’am ke’ikar signifie que du goût a été absorbé dans un kazaït d’aliment permis, mais que ce kazaït deviendra interdit d’après la Torah. C’est ce que le Rosh définira comme étant du permis qui s’est transformé en interdit. Rabbenou Tam devra batailler avec hardiesse (comme à son habitude) pour rendre compte des passages qui vont clairement dans le sens de Rashi. Voir les différents Tossfot cités plus haut, ainsi que le commentaire de Ramban sur ‘Houlin 98b.

Cette explication de Rabbenou Tam rend aussi compte de manière puissante de l’expression ta’am ke’ikar : le goût est comme la base de l’interdit, c’est-à-dire que l’on est condamnable sur le goût de l’interdit comme sur l’interdit, ou plutôt comme sur la consistance même de l’interdit.

Nous insistons sur le côté stupéfiant de cette explication.

C’est-à-dire que d’après cette explication, il est aussi grave de manger un morceau de kazaït de pomme de terre qui aurait absorbé du goût de porc que de manger un kazaït de porc. Le goût est comme la base de l’interdit.

Rabbi Yossef d’Orléans (rapporté dans Tossfot ‘Houlin 98b) propose une autre explication qui résout beaucoup de questions :

Un point stratégique de notre sujet est le fait que d’après Rabbi Akiva on apprenne la notion de ta’am ke’ikar des ‘dégorgements des ustensiles des Midianites’. Or, fait remarquer Rabbi Yossef d’Orléans, il n’est pas écrit dans ce sujet qu’il y aurait un interdit formel de manger d’un aliment qui y aurait cuit.

La Torah nous dit (Bamidbar 31, 22 et 23) :

‘Seulement l’or et l’argent, le cuivre, le fer, l’étain et le plomb ; tout objet qui est mis au feu, vous le passerez au feu, et il sera pur’.

C’est-à-dire : avant d’utiliser la vaisselle des Midianites, vaisselle dans laquelle ils ont fait cuire des aliments prohibés par la Torah, faites-les repasser par du feu pour qu’ils dégorgent ce qu’ils ont absorbé.

Rabbi Yossef d’Orléans nous dit : il y a un commandement positif de cashériser la vaisselle (la passer au feu), mais il n’y a pas de commandement négatif relatif à un aliment qui y aurait cuit sans ce processus de cashérisation.

16. La différence entre un interdit lié à un commandement négatif de la Torah et un interdit lié à un commandement positif de la Torah. Explicitation de la démarche de Rabbi Yossef d’Orléans.

Nous savons qu’il y a dans la Torah des commandements positifs ainsi que des commandements négatifs. Mais comment pouvons-nous dire qu’il y aurait des interdits liés à des commandements positifs ?

Il y a différentes sortes de commandements positifs. Prenons un exemple : la Torah nous enjoint qu’après avoir mangé un repas comprenant du pain, on prononce le birkat hamazon, les ‘actions de grâce’. Si quelqu’un a mangé un tel repas et ne dit pas le birkat hamazon après ce repas, il n’a pas accompli le commandement positif, mais on ne peut pas dire qu’il ait transgressé quoi que ce soit. Il a été passif par rapport au commandement de la Torah qu’il lui incombait d’accomplir.

Le sujet qui nous occupe se présente d’une autre manière, et là se trouve l’innovation percutante de Rabbi Yossef d’Orléans. Si j’achète de la vaisselle de quelqu’un qui y a cuit des aliments prohibés par la Torah, non-cashers, la Torah m’enjoint de faire dégorger cette vaisselle de ce qu’elle a préalablement absorbé. Si j’utilise cette vaisselle, non seulement je n’accomplis pas ce que la Torah m’a demandé de faire, mais encore, en utilisant ainsi cette vaisselle, activement je fais le contraire de ce que la Torah m’a demandé. Non seulement je n’applique pas le commandement, la mitsva, mais encore par mon acte, c’est comme si j’annulais ce commandement. On peut alors parler de transgresser un commandement positif.

Par cette démarche, Rabbi Yossef d’Orléans résout de nombreuses questions, et rend compte de manière remarquable de l’enseignement de Rabbi Abbahou au nom de Rabbi Yo’hanan.

Reprenons.

‘Rabbi Abbahou dit au nom de Rabbi Yo’hanan : chaque fois qu’il y a du goût et de la consistance, c’est interdit et l’on est passible de flagellation si l’on en mange. C’est ce que l’on appelle kazaït bikhedé akhilat perass. Chaque fois qu’il y a du goût mais pas de consistance, c’est interdit mais l’on ne reçoit pas de flagellation si l’on en mange’.

Nous avons déjà relevé que la lecture première de cet enseignement est que Rabbi Yo’hanan penserait que ta’am ke’ikar ne serait pas une notion interdite d’après la Torah, démarche de Rashi. Mais, répliqua Rabbenou Tam, Rabbi Yo’hanan a priori suit la démarche de Rabbi Akiva qui pense que ta’am ke’ikar est une notion toraïque !

Rabbi Yossef d’Orléans résout la contradiction en disant que la seconde proposition ‘du goût mais pas de consistance’ correspond à une notion toraïque mais sous forme d’injonction positive, et non négative, ce qui entraîne qu’il n’y a pas de condamnation en pénal : ‘c’est interdit mais l’on ne reçoit pas de flagellation si l’on en mange’.

Rabbenou Tam s’oppose à Rabbi Yossef d’Orléans de manière virulente et leur débat nous fera avancer dans la réflexion profonde sur notre sujet.

L’objection de Rabbenou Tam est la suivante.

La Torah nous donne des interdits alimentaires. A priori, par nous-mêmes, nous ne connaissons pas les critères d’interdits de la Torah. Des versets concernant les ‘dégorgements des ustensiles des non-juifs’, la Torah nous enjoint de passer cette vaisselle au feu pour que le goût des aliments prohibés n’imprègne pas ce que nous allons manger. Certes, nous l’apprenons sous forme d’une injonction positive, mais une fois que la Torah nous a indiqué la problématique, nous pouvons dire que du même coup, un tel aliment entre désormais dans la définition des interdits prohibés, donc formellement interdits, donc condamnables en pénal.

Le débat sera : ta’am ke’ikar revient finalement à une modalité des interdits alimentaires de la Torah, ou bien ta’am ke’ikar est une catégorie en soi, autonome et scindée des catégories classiques des interdits alimentaires.

Nous avions déjà mis en lumière une telle réflexion au paragraphe XIII de cette étude à partir du Tossfot du traité Nazir (37a).

17.Quatrième démarche. Rabbenou ‘Haïm cité dans Piské HaRosh (chapitre Guid haNashé § 31).

Rabbenou ‘Haïm propose une lecture très innovante de Rabbi Abbahou au nom de Rabbi Yo’hanan.

La préoccupation est toujours la même : rendre compatible cet enseignement avec l’exigence que ta’am ke’ikar soit interdit d’après la Torah.

Que ce soit d’après Rabbenou Tam ou d’après Rabbi Yossef d’Orléans, on ne comprend pas bien la pertinence de la première proposition de Rabbi Abbahou : ‘chaque fois qu’il y a du goût et de la consistance, c’est interdit et l’on est passible de flagellation si l’on en mange. C’est ce que l’on appelle kazaït bikhedé akhilat perass’. En effet, si l’on parle du concept classique de kazaït bikhedé akhilat perass comme nous l’avons abordé plus haut dans Pessa’him 44a, c’est a priori un sujet très différent de la seconde proposition de Rabbi Abbahou !

A moins de lire ainsi :

Les deux propositions de Rabbi Abbahou parlent toutes deux du même sujet, de ta’am ke’ikar, et ce sujet est interdit d’après la Torah.

Et d’expliquer ainsi : si dans un mélange de permis et d’interdit il y a kazaït bikhedé akhilat perass d’interdit dans l’ensemble, alors si quelqu’un mange un kazaït de ce mélange il sera condamnable en pénal à titre de ta’am ke’ikar.

Rabbenou ‘Haïm s’oppose à Rabbenou Tam en disant qu’il n’est pas logique de dire que ta’am ke’ikar soit plus exigeant que l’interdit-base lui-même. Comment peut-on dire que si l’interdit est de visu et qu’il mange l’ensemble du plat, il n’est pas condamnable car la proportion de l’interdit est moindre que kazaït bikhedé akhilat perass, tandis que si maintenant l’interdit est diffus et seulement décelable par son goût, alors il serait condamnable ? C’est illogique.

Donc on ne pourra considérer ta’am ke’ikar au sens fort (donc condamnable en pénal) que sur un kazaït d’un ensemble où se trouve un kazaït bikhedé akhilat perass d’interdit.

Cette lecture rend compte magnifiquement des mots de Rabbi Abbahou.

Reprenons les mots de Rabbi Abbahou en y introduisant la lecture de Rabbi ‘Haïm :

‘Chaque fois qu’il y a du goût et de la consistance, c’est interdit et l’on est passible de flagellation si l’on en mange. C’est ce que l’on appelle kazaït bikhedé akhilat perass’.

On est condamnable sur un mélange où il y a du goût et de la consistance si globalement il y a une prégnance de kazaït bikhedé akhilat perass. Mais ce n’est pas la notion classique de kazaït bikhedé akhilat perass, notion qui ne touche pas ta’am ke’ikar.

‘Chaque fois qu’il y a du goût mais pas de consistance, c’est interdit mais l’on ne reçoit pas de flagellation si l’on en mange’.

En revanche, si la proportion de l’interdit dans le mélange est globalement inférieure à kazaït bikhedé akhilat perass, l’interdit étant trop diffus, il sera interdit de consommer de ce mélange mais ce ne sera pas interdit en pénal.

18. Quelle est la démarche de Rambam ?

Nous avons déjà abordé la démarche de Rambam au sujet des mélanges de ‘hamets aux paragraphes VIII, IX et X de cette étude. Nous avons proposé alors une certaine lecture de sa démarche. Est-ce que les développements relatifs à ta’am ke’ikar nous apporteront de nouveaux éclairages ?

Rambam, Hilkhot Maakhalot Assourot, chapitre 15, Halakha 2 :

חלב הכליות שנפל לתוך הגריסין ונמוח הכל טועמין את הגריסין אם לא נמצא טעם חלב הרי אלו מותרין. ואם נמצא בהם טעם חלב והיה בהן ממשו הרי אלו אסורין מן התורה. נמצא בהן טעמו ולא היה בהן ממשו הרי אלו אסורין מדברי סופרים.

‘De la graisse des rognons est tombée dans un plat d’orge et s’est liquéfiée dans le plat. On donne à goûter le plat (à un cuisinier non-juif). Si l’on ne ressent pas le goût de graisse dans le plat, tout est permis. Si l’on ressent le goût et qu’il y a de la consistance de graisse, le plat est interdit à la consommation d’après la Torah. Si l’on ressent le goût mais qu’il n’y a pas de consistance, le plat est interdit de manière rabbinique.’

Halakha 3 :

כיצד הוא ממשו כגון שהיה מן החלב כזית בכל שלש ביצים מן התערובת אם אכל מן הגריסין האלו כשלש ביצים הואיל ויש בהן כזית מן החלב לוקה שהרי טעם האיסור וממשו קיים. אבל פחות משלש ביצים מכין אותו מכת מרדות מדבריהם וכן אם לא היה בתערובת כזית בכל שלש ביצים אף על פי שיש בהן טעם חלב ואכל כל הקדירה אינו לוקה אלא מכת מרדות.

‘Qu’entend-on par consistance ? S’il y a par exemple un kazaït de graisse dans un volume de trois œufs[19] de mélange, s’il mange de ce plat d’orge ce volume de trois œufs, étant donné que finalement il y a dedans le volume d’un kazaït de graisse prohibée, il est passible de flagellation d’après la Torah. En effet il a goûté l’interdit quand sa consistance était présente.

En revanche, s’il n’a mangé qu’un volume de moins de trois œufs de ce mélange, il sera passible de flagellation pour avoir enfreint une institution rabbinique[20]. De même s’il n’y a pas dans le mélange un volume de kazaït d’interdit dans un volume de trois œufs de mélange, quand bien même y aurait-il du goût discernable de graisse, et qu’il eût mangé même tout l’ensemble, il ne sera passible que de la flagellation rabbinique’.

Que pouvons-nous déduire de ces deux Halakhot ?

Deux éléments nous paraissent déterminants pour pouvoir cerner l’opinion de Rambam.

Premièrement, nous savons que consommer un kazaït de graisse interdite est passible de la peine de karèt, or Rambam nous dit ici que celui qui consomme un kazaït de mélange selon une proportion de kazaït bikhedé akhilat perass est passible de flagellation d’après la Torah.

Deuxièmement, Rambam argumente l’assertion précédente par des mots (que nous soulignons) très riches de sens : ‘en effet il a goûté l’interdit quand sa consistance est présente’.

De ces deux éléments il ressort que, pour Rambam, kazaït bikhedé akhilat perass d’un interdit discernable par son goût ne revient pas à l’interdit lui-même comme nous l’avions vu dans l’explication de Rashi sur Pessa’him 44a, mais devient une nouvelle catégorie.

En fait, nous voyons comment Rambam a lu l’enseignement de Rabbi Abbahou au nom de Rabbi Yo’hanan. Il l’a lu de la manière la plus simple :

‘Rabbi Abbahou dit au nom de Rabbi Yo’hanan : chaque fois qu’il y a du goût et de la consistance, c’est interdit et l’on est passible de flagellation si l’on en mange. C’est ce que l’on appelle kazaït bikhedé akhilat perass.’

Rambam explique que ce kazaït bikhedé akhilat perass est passible de flagellation même pour des interdits qui par eux-mêmes seraient passibles de karèt.

‘Chaque fois qu’il y a du goût mais pas de consistance, c’est interdit mais l’on ne reçoit pas de flagellation si l’on en mange’

Rambam explique alors que ce sera interdit rabbiniquement, car il y a goût mais pas consistance. Certes ces mots de Rambam rendent bien compte des mots de Rabbi Abbahou, mais d’après ce que nous avons étudié plus haut (paragraphes V à VII), il aurait été possible d’expliquer autrement. En effet, nous avons vu que le Rithva expliquait que pour moins d’une mesure d’interdit sous forme de mélange, ce serait interdit d’en consommer d’après la Torah à titre de ‘hatsi shiour, moins d’une mesure, sous forme de mélange, quand bien même ne serait-ce pas condamnable.

Il ressort donc clairement que Rambam pense qu’un interdit alimentaire discernable par son goût mais en proportion moindre que la mesure idoine à l’intérieur du mélange n’est pas interdit d’après la Torah. Beaucoup de commentateurs veulent déduire d’ici que Rambam pense que moins qu’une mesure d’interdit n’est pas interdit sous forme de mélange d’après la Torah, contrairement à l’avis du Rithva, du Rao et du Ramban cités plus haut. Nous verrons plus loin que cette manière de poser le problème ne nous semble pas exacte.

19. Récapitulons.

Nous avons prouvé dans les paragraphes III, IV et V qu’il ressort clairement de la Guemara de Pessa’him 44a qu’un interdit sous forme de mélange dans une proportion de kazaït bikhedé akhilat perass donne au mélange le statut même de cet interdit. Ceci n’a rien à voir avec les débats relatifs à la notion de ta’am ke’ikar.

Rashi introduit ta’am ke’ikar comme étant un kazaït de permis qui a absorbé du goût d’interdit et qui deviendra alors interdit à son tour. Il y a débat entre Rabbenou Tam et Rabbi Yossef d’Orléans pour définir la portée de cet interdit.

Nous avons vu dans Tossfot sur le traité Nazir 37a un aperçu nouveau, qui sera en fait celui de Rambam : malgré ce qui ressort clairement des méandres de la Guemara de Pessa’him, ta’am ke’ikar sera ce fameux kazaït bikhedé akhilat perass, mais aura un autre statut que l’interdit-base. Si l’interdit-base rend passible de karèt, le mélange d’interdit discernable par le goût ne sera passible que de flagellation. Ce sera finalement comme un autre interdit. Rambam exprime avec précision la différence, encore nous reste-t-il à la comprendre : ‘il a goûté l’interdit quand sa consistance était présente’.

Certes, cette démarche de Rambam rend bien compte des mots de l’enseignement de Rabbi Abbahou, mais comment rend-il compte de la Guemara de Pessa’him ? Pour aller plus avant, regardons Rambam dans les Hilkhot Nezirout.

19. Sources textuelles du Rambam.

Rambam, Hilkhot Nezirout, chapitre 5, Halakha 5 :

אם שרה פתו ביין והיה הרביעית יין בכדי פרס מן הפת ואכל כדי פרס שנמצא שאכל רביעית יין הרי זה לוקה ועל זה וכיוצא בו נאמר בתורה וכל משרת ענבים לאסור דבר שנתערב בו היין וטעמו כטעם היין והוא שיהיה טעמו וממשו כשאר איסורי מאכלות.

‘S’il a trempé son pain dans du vin, et qu’il y a un volume de revi’it[21] de vin dans un perass de pain, et qu’il a mangé ce volume de perass, de sorte que finalement il a consommé un revi’it de vin, il reçoit la peine de flagellation d’après la Torah. Et c’est un tel cas qui est sanctionné par le verset (Bamidbar 6, 3) « une infusion quelconque de raisins », pour interdire l’aliment dans lequel a été mélangé du vin et qui a pris le goût du vin, et ce, dans la mesure où il y a le goût et la consistance, comme tout interdit alimentaire’.

Halakha 7 :

היה בו טעם יין ואין שם רביעית בכדי אכילת פרס הרי זה אסור מדברי סופרים כמו שבארנו בהלכות מאכלות אסורות ומכין אותו אם אכל מכת מרדות.

‘S’il y a dans ce pain du goût de vin, mais qu’il n’y a pas un revi’it dans une proportion de akhilat perass, c’est interdit de manière rabbinique comme nous l’avons expliqué dans les lois relatives aux aliments interdits (chapitre 15), et il est passible de flagellation rabbinique s’il a mangé de ce mélange’.

Le Raavad, détracteur traditionnel du Rambam, ajoute dans ses gloses :

אמר אברהם. בעל הלכות לא אמר כן אלא אסור מן התורה אבל אין לוקין עליו ומסתברא כוותיה וכבר כתבנו ראיות לדבריו.

‘Avraham dit : l’auteur des Halakhot (le Rif, Rav Its’hak Elfassi) n’a pas tranché ainsi et dit que c’est interdit d’après la Torah, mais que l’on ne reçoit pas flagellation pour autant. Et ceci me paraît juste, et j’ai déjà écrit plusieurs preuves dans ce sens’.

Deux points très importants ressortent de ces deux Halakhot.

Rambam définit le concept de ta’am ke’ikar dans les lois de Nazir comme dans les lois générales relatives aux interdits alimentaires, en apportant comme source le verset : « une infusion quelconque de raisins », et non à partir des ustensiles des non-juifs, comme la plupart des commentateurs.

Deuxièmement, il est clair qu’il y a débat sur la notion de moins que la mesure, où le Raavad confirme la démarche citée plus haut au nom du Ramban dans le Rif.

Nous avons maintenant une idée un peu plus précise de la manière dont Rambam définit la notion de ta’am ke’ikar.

Il explique la déduction à partir du verset « une infusion quelconque de raisins » comme nous apprenant qu’un aliment interdit dont le seuil égale revi’it ou kazaït, selon le type d’interdit, qui donne du goût dans un mélange, interdira l’ensemble du mélange d’après la Torah. En mettant en parallèle ce que dit Rambam dans les Hilkhot Nezirout avec ce qu’il dit dans les Hilkhot Maakhalot Assourot, nous pouvons aussi déduire que cet interdit appris à partir du verset « infusion… » donne un statut différent à ce qui est interdit à titre de goût de ce qui est interdit en tant que tel, en cela que ce qui devrait être interdit de karèt, retranchement, à l’état pur, devient passible de flagellation et non plus de karèt.

Toutefois, comme d’habitude lorsque l’on étudie Rambam, de grandes questions se posent sur la manière dont il a lu les passages de Guemara que nous avons abordés plus haut.

En effet, dans la Guemara de Pessa’him étudiée plus haut, il ressort que la notion de kazaït bikhedé akhilat perass est apprise par une loi orale du Sinaï, comme nous l’a expliqué Rashi, et que ce kazaït bikhedé akhilat perass a le même statut que l’interdit initial et non moindre comme dans Rambam. Deuxièmement, il ressort que pour les ‘Hakhamim qui, contrairement à Rabbi Akiva, apprennent ta’am ke’ikar à partir du verset « infusion… », l’acception de la notion sera comme étant un kazaït de permis qui a absorbé du goût d’interdit et qui deviendra interdit à son tour, comme nous l’avons prouvé à partir de Tossfot Rabbenou Perets dans Nazir. C’est-à-dire que l’explication de Rambam ne suit ni l’avis de ‘Hakhamim ni l’avis de Rabbi Akiva.

Le Le’hem Mishné, commentaire sur Rambam dans Nezirout, pose ces questions et reste en questionnement, צריך עיון.

20. Qu’est-ce que le Talmud ?

Vaste et ambitieuse question ! En attendant d’y répondre, essayons d’élucider comment Rambam a pu lire notre sujet.

Nous proposons de dire qu’il y a plusieurs entrées à notre sujet. Dans le traité Pessa’him indéniablement, ta’am ke’ikar est présenté d’une certaine manière, celle que nous avons appelée : un kazaït de permis qui a absorbé du goût d’interdit et qui deviendra alors interdit à son tour. Rashi d’ailleurs contrairement aux Baalé HaTossfot relève que la conclusion globale de la Guemara dans Pessa’him est de ne pas garder cette notion d’un point de vue légal (Rashi 45a, דה »מ ורבי עקיבא). C’est l’acception de la notion d’après Rashi, et il appuiera justement le fait que cette notion ne reste pas en conclusion à partir de la Guemara dans ‘Houlin 98b, où la Guemara dit que ta’am ke’ikar n’est pas interdit dans les aliments qui ne sont pas des offrandes au Temple.

Certes, il y a cette acception de la notion, mais Rabbi Abbahou au nom de Rabbi Yo’hanan dans le traité Avoda Zara 67 nous laisse entendre un autre aspect : l’interdit présent par son goût et aussi sa proportion de kazaït bikhedé akhilat perass.

Si nous récapitulons l’ensemble des données, il ressort que la première acception du terme est réfutée par Rava principalement dans ‘Houlin 98b, et que la seconde reste en conclusion mais n’est pas condamnable de karèt (ce sont les mots de Rabbi Abbahou). Fort de cela, Rambam va tout relire, et remettre chacun des éléments à sa place.

21. Retour au débat entre Rambam et Ramban, abordé plus haut aux paragraphes VIII, IX et X, au sujet des mélanges de ‘hamets.

Faisons une petite révision. Rambam, dans le Sefer HaMitsvot ainsi que dans le Mishné Torah, dit que si l’on consomme un mélange de ‘hamets qui y donne du goût et qu’il y a prégnance de ce ‘hamets sous une proportion de kazaït bikhedé akhilat perass, c’est passible de flagellation et non de karèt, au titre du verset כל מחמצת לא תאכלו, « tout ce qui est à base de ‘hamets vous ne mangerez pas ». Ramban objecte, ainsi que la plupart des commentateurs, qu’un tel mélange devrait être passible de karèt, et qu’il n’y aurait pas besoin d’un verset spécifique pour nous l’interdire.

De plus, le Rithva nous avait rapporté que moins qu’une telle proportion serait interdit selon le Ramban d’après la Torah, en vertu du fait que moins qu’une mesure d’interdit sous forme de mélange, avec goût, est interdit d’après la Torah, mais non condamnable en pénal. D’après Rambam, nous avons vu dans les lois de Nazir qu’il y a seulement un interdit rabbinique.

Nous proposons d’expliquer le débat de la manière suivante.

La première Mishna du troisième chapitre du traité Pessa’him nous enseigne qu’un mélange de ‘hamets appelé kouta’h de Babylone (etc.) est passible de flagellation et non de karèt.

Cette Mishna est confirmée par une Beraïta dans la Guemara à la page 43a, et apprend cette innovation sur un verset de la Torah : כל מחמצת לא תאכלו, « tout ce qui est à base de ‘hamets vous ne mangerez pas ».

La plupart des commentateurs, dont Ramban, disent que cet enseignement suit l’avis de Rabbi Eliezer, comme le dit la Guemara de Pessa’him, mais que la Halakha ne suit pas l’avis de Rabbi Eliezer. Et que, par contre, s’il y a kazaït bikhedé akhilat perass de ‘hamets dans le mélange, tous les avis s’accordent à dire que c’est interdit et passible de karèt comme le ‘hamets lui-même.

Ceci est la lecture fluide et linéaire de la Guemara de Pessa’him.

Mais, rétorquera Rambam, d’autres passages du Talmud viennent torpiller cette lecture. Il nous faudra donc relire tout le sujet. Mais, et là est l’innovation, la Mishna et la Beraïta resteront disponibles et nous les garderons comme source légales, même si l’acception que nous leur donnerons n’aura rien à voir avec ce que la linéarité que la Guemara de Pessa’him leur aura donnée à un moment T du raisonnement.

En clair, Rambam introduira l’enseignement de Rabbi Abbahou au nom de Rabbi Yo’hanan à l’intérieur de la première Mishna du troisième chapitre et dira que le goût et la consistance de kazaït bikhedé akhilat perass seront condamnable de flagellation et non de karèt, et que nous avons besoin d’apprendre cette notion d’un verset spécifique.

C’est-à-dire que le produit fini n’a pas grand-chose à voir avec la manière dont la Guemara avait initié le sujet au départ (nous pourrions dire que le Talmud a l’air d’être un livre, mais ce n’est pas un livre, il est oral, en reformulation).

22. Relisons tout notre sujet. Comment aborder le goût ?

Un aliment interdit est tombé dans un aliment permis, et s’y est fondu. Quel est le statut de l’ensemble ? A priori dans les lois de la Torah, nous allons d’après le rov, c’est-à-dire d’après le principe de majorité : le statut d’un corps est celui de l’élément qui en constitue la majorité (Zeva’him 78b).

Qu’en est-il si l’aliment interdit, minoritaire, donne du goût au mélange ?

La plupart des commentateurs disent que si la proportion de l’interdit dans le mélange est du type de kazaït bikhedé akhilat perass, c’est-à-dire que si l’on mange un volume de quatre œufs (trois d’après Rambam) de ce mélange, on aura concrètement mangé un kazaït d’interdit, alors l’interdit étant détectable par son goût n’est pas annulé dans la majorité, et que ce sera condamnable comme si l’on avait mangé l’aliment interdit seul, tel quel. Ceci est la démarche de Rashi, de Ramban, de Raavad, et ceci ne touche en rien d’après eux au concept de ta’am ke’ikar. Rashi (Pessa’him 44a) nous dit que cette notion n’est pas apprise d’un verset mais par une loi orale du Sinaï.

La notion de ta’am ke’ikar signifiera pour ces commentateurs le goût que pourra donner un statut interdit sans qu’il y ait de corporalité prégnante de cet interdit dans le mélange.

Rabbenou Tam dit que si un aliment a absorbé du goût d’un interdit et que ce goût est discernable, l’aliment devient prohibé au même titre que l’interdit seul. C’est ce que le Rosh appelle : le permis s’est transformé en interdit.

Rabbenou ‘Haïm, cité par le Rosh, relativise l’avis de Rabbenou Tam et innove en disant que ta’am ke’ikar ne s’appliquera que sur un kazaït d’un mélange où il y a kazaït bikhedé akhilat perass d’interdit dans l’ensemble du mélange, comme nous l’avons démontré plus haut.

Nous avons déjà prouvé que Rashi, Raavad, Ramban, s’ils analysent la notion comme Rabbenou Tam, concluent néanmoins que cette notion ne reste pas interdite par la Torah.

Notre réflexion ici sera d’essayer de comprendre quel univers mental sous-tend une conception comme celle de Rabbenou Tam, modérée ou non comme Rabbenou ‘Haïm. Prenons un exemple pour étayer notre propos. Il est de notoriété publique que le porc est interdit à la consommation[22] par la Torah. Manger un volume de kazaït de porc est dans un certain contexte condamnable en pénal. La démarche de Rabbenou Tam est que ta’am ke’ikar signifie qu’une pomme de terre qui aurait cuit avec du porc et qui en aurait absorbé le goût deviendrait interdite et que l’on serait condamnable pour sa consommation en pénal. Mais ce n’est que du goût d’interdit ! Comment concevoir que du goût puisse avoir le même statut que l’interdit lui-même ?

Il y a certes l’avis de Rabbi Shimon dans la première Mishna du troisième chapitre du traité Makkot (13a et 17a) qui pense que l’on est condamnable en pénal quelque soit la mesure, et que l’on est condamnable sur un rien d’interdit, mais cet avis est isolé, et Rabbenou Tam rend compte de l’avis qui exige un kazaït d’interdit pour être condamnable, or dans notre fameuse pomme de terre qui a du goût de lard, il n’y a pas kazaït d’interdit !

Nous pourrions envisager que, le porc étant interdit par la Torah, il serait grave de manger un aliment certes permis mais qui aurait absorbé du goût de cet interdit. Il y aurait alors une sorte d’interdit rabbinique, en tant que barrière, ce qui est d’ailleurs la démarche de la plupart des décisionnaires.

Le Tour (יורה דעה ריש סימן צ »ח) dit que le goût dans une proportion inférieure à kazaït bikhedé akhilat perass est interdit au titre de ‘hatsi shiour, l’interdit en quantité moindre que la mesure requise, ce qui revient à une sorte d’interdit d’après la Torah, comme nous l’avons étudié plus haut aux paragraphes VI et VII de cette étude. Mais ce n’est pas l’interdit lui-même.

Nous avons vu plus haut que Rabbi Yossef d’Orléans considérait ta’am ke’ikar comme un commandement positif et non comme un interdit, ce qui implique une démarche, d’apprendre à s’écarter de l’interdit. Mais justement, Rabbenou Tam s’opposait avec virulence à Rabbi Yossef. Pour Rabbenou Tam, le verset vient nous renseigner que le goût fait partie intégrante de la définition de l’interdit. Qu’est-ce que cela signifie ?

23. Proposition de démarche pour rendre compte de l’avis de Rabbenou Tam. Introduction.

Nous proposons de dire que l’avis de Rabbenou Tam nous invite à nous interroger sur ce qu’est un interdit, plus précisément ce qu’est un interdit alimentaire dans la Torah.

Qu’est-ce qui est interdit ?

Prenons le principe de majorité. Nous avons rapporté plusieurs fois au cours de cette étude que si un interdit vient à se mélanger avec du permis et que ces aliments sont de la même espèce, comme de la viande de bœuf non cashère qui se serait mélangée avec de la viande de bœuf cashère, alors la Torah nous dit que l’on va d’après la majorité. Donc s’il y a plus de viande de bœuf cashère, l’ensemble est permis (Zeva’him 78b). Au niveau de la loi pratique, les ‘Hakhamim ont apporté beaucoup de nuances, notre propos est ici en amont, au niveau des principes. Des cas néanmoins seront révélateurs même au niveau concret de la mise en pratique de ce principe de majorité, lors d’un mélange de corps sans qu’il y ait mélange de goûts, yavesh béyavesh (Yoré Déah chapitre 109, 1). Nous pouvons nous demander alors ce qu’il est advenu de l’interdit ? Le Rosh, dans son commentaire sur le chapitre Guid HaNashé (septième chapitre du traité ‘Houlin, § 37), répond à la question en disant : l’interdit a pris un statut de permis.

Lorsqu’un aliment interdit s’est mélangé avec des aliments permis de même type et que ces aliments permis sont en proportion majoritaire, l’ensemble prend un statut de permis[23].

D’après Rashi et Rabbenou Tam, nous avons appris dans Pessa’him 44a que si un aliment interdit s’est mélangé avec un aliment permis mais dont les goût sont différents, c’est-à-dire que l’on peut percevoir au goût la présence de l’aliment interdit, et qu’il y a une proportion significative de l’interdit dans l’ensemble du mélange, alors la loi orale qui vient du Sinaï nous enseigne que cet interdit n’est pas annulé dans l’ensemble majoritaire.

D’un côté, un aliment interdit mais minoritaire en proportion perd sa spécificité et prend dès lors le statut de l’aliment permis majoritaire[24]. Mais s’il est discernable par son goût, il garde toutes ses caractéristiques. Qu’est-ce que le goût change ?

Pour répondre à cette question centrale, il nous est nécessaire d’aborder une notion que nous n’avons encore pas mentionnée dans l’étude présente, la notion de ta’am lifgam, טעם לפגם, le ‘goût détérioré’.

24. La notion de ta’am lifgam / טעם לפגם, le ‘goût détérioré’.

Depuis le début de cette étude, nous avons découvert petit à petit l’impact du goût dans les interdits alimentaires. Un sujet corollaire à la notion de ta’am ke’ikar, ‘le goût est comme le principal’, va nous aider à avancer dans notre réflexion.

Nous avons mentionné plus haut (paragraphes XIV et XV de cette étude) que dans le traité Pessa’him 44b, la Guemara veut dire que Rabbi Akiva déduit la notion de ta’am ke’ikar, ‘le goût est comme le principal’, du ‘dégorgement des ustensiles des Midianites’.

Mais la Guemara précise que le goût dégagé n’est source d’interdit que dans la mesure où l’interdit initial y a été cuit dans les dernières vingt-quatre heures, sinon le goût sera considéré dégradé, lifgam, et ne sera plus interdit.

Le cœur du sujet de ta’am lifgam est traité dans le traité Avoda Zara de 65b à 69a.

La Mishna du cinquième chapitre de Avoda Zara nous enseigne (65b) :

זה הכלל כל בהנאתו בנותן טעם אסור כל שאין בהנאתו בנותן טעם מותר.

‘Voici le principe : tout ce dont il y a jouissance par le goût qu’il donne est interdit, tout ce dont il n’y a pas jouissance par le goût qu’il donne est permis’.

Rashi précise (67a, דה »מ כל שאינה חסירה) : ‘dès que le goût de l’interdit mélangé est un peu dégradé, on nomme cet interdit non mangeable’.

Pour synthétiser. Nous avons longuement mis en lumière les différentes nuances relatives à un interdit sous forme de mélange et l’importance du goût que cet interdit minoritaire pourrait donner dans ce mélange.

La Mishna nous enseigne que le goût aura un impact légal dans la mesure où il est bon. Dès que le goût est dégradé, même un peu (précise Rashi), le goût ne portera pas à conséquence.

Essayons de réfléchir à cet enseignement.

A priori nous aurions pu dire ainsi : un aliment interdit s’est mélangé à un autre aliment permis et majoritaire dans le mélange. Si je perçois le goût de cet aliment interdit, je pourrai dire qu’il n’est pas annulé dans la majorité puisque je perçois son goût ! Mais alors, que nous importe que son goût soit bon ou pas ?

D’autre part, si le problème visé est le fait qu’étant perceptible par son goût nous ne pouvons pas dire que l’interdit est annulé dans la majorité, cette notion s’apparenterait à des notions présentes dans les enseignements de nos Maîtres mais plutôt à titre rabbinique. En effet nous trouvons plusieurs notions avoisinantes, comme בריה לא בטילה, ‘une créature entière ne s’annule pas’, ou bien בעלי חיים לא בטלי, ‘un animal vivant ne s’annule pas’, mais les notions de ce type sont d’ordre rabbinique, or nous avons étudié depuis le début de cette étude qu’il y a condamnation en pénal pour kazaït bikhedé akhilat perass d’interdit perceptible par le goût !

Nous proposons de dire ainsi :

D’après Rashi et autres (sauf Rambam), l’interdit mélangé perceptible par son goût non détérioré sous une proportion de kazaït bikhedé akhilat perass est condamnable en pénal à titre d’une loi que nous avons reçue oralement du Sinaï. Cette loi orale nous dit : si tu perçois le goût, c’est que l’interdit existe pour toi.

Paradoxalement, ce qui ne s’annule pas d’un point de vue rabbinique sont des choses qui selon une certaine objectivité sont considérées importantes, par contre ce qui ne sera pas annulé du tout selon cette loi du Sinaï sont des choses perceptibles de manière complètement subjective, par leur goût ou plutôt leur bon goût.

Reprenons. Du lard est interdit par la Torah bien évidemment. Du lard s’est mélangé dans de la tarte au pommes selon une proportion significative[25]. Un non-juif (qui n’a pas l’interdit de manger du porc) goûte la tarte. Il nous dit que l’on sent le goût du lard, mais que franchement ce n’est pas bon. Ce n’est pas qu’un être humain ne pourrait pas en manger, c’est évidemment comestible mais désagréable. Alors la tarte est permise.

Mais pourtant je perçois le goût du lard ! Il y a du lard dans la tarte aux pommes ! Comment est-ce possible ? Le Rashba, cité par le Ran dans son commentaire sur le Rif dans Avoda Zara, explique que fondamentalement, l’interdit est annulé selon le principe de majorité. Mais le fait que je sente le goût de l’aliment interdit fait que cet aliment existe pour moi. Le point n’est pas que je perçoive le goût, car cela aurait un impact même si le goût était désagréable, mais que le goût existe pour moi, ou en d’autres termes que cet interdit existe pour moi. Ce n’est pas le goût le principal, mais c’est le fait que l’interdit existe pour moi. Si le goût est désagréable, je sens le goût indubitablement, mais je n’existe pas dans cette perception. Je suis absent par rapport à cet interdit. L’interdit n’existe pas pour moi. Ou son corollaire, je n’existe pas dans ma relation à l’interdit. Le goût, tant qu’il est bon et non désagréable, exprime la capacité d’être présent. Si je suis présent par le goût à la corporalité de l’interdit, alors l’interdit existe pour moi, et ceci au niveau fort, puisque si quelqu’un en mange, il sera condamnable en pénal comme si l’interdit n’était pas sous forme de mélange.

Ce n’est pas que l’interdit n’est pas annulé, c’est qu’il existe par le fait que je suis présent à son goût.

D’après la plupart des commentateurs, et telle est la lecture du passage dans Pessa’him 44a comme nous l’avons longuement prouvé au début de cette étude, cette notion est apprise par une loi orale venant du Sinaï. Une loi orale apprise au Sinaï, Halakha LéMoshé MiSinaï, est une loi fondamentale de la Torah, mais qui n’a pas de trace textuelle dans la Torah (Rambam, dans l’introduction de son commentaire sur les Mishnayot). Nous voyons de notre étude la portée véritablement phénoménale de cette loi orale. Notre conception première d’un interdit serait l’objectivité de cet interdit. Ce que spontanément nous pourrions dire en montrant du doigt : c’est interdit !

La Torah nous enseigne que dans beaucoup de sujets, on suit le principe de majorité. Mais selon ce principe : où est passé l’interdit ? Nous pouvons répondre : étant minoritaire en proportion, il n’est plus significatif.

En revanche, s’il est en proportion de kazaït bikhedé akhilat perass, et que son goût n’est pas désagréable, l’interdit existe. Je suis présent par rapport à la corporalité de cet interdit. La loi orale nous fait découvrir une conception tout à fait nouvelle de ce que peut être un interdit : le Je, c’est-à-dire le goût, participe de la définition de l’interdit. Cette révolution conceptuelle n’est pas écrite dans le texte, elle se transmet oralement d’humain à humain, de Je à Je, à partir du JE premier אנכי, Anokhi, au Sinaï. Et participe de manière déterminante dans la définition du permis et de l’interdit.

Maintenant, interrogeons-nous : qu’est-ce que l’interdit ? Est-ce sa compacité, sa consistance ? La présence que j’en ai ? Les deux sont intimement liés.

25. Débat entre Rashi et Rabbenou Tam.

Ceci étant posé, nous pouvons dès lors nous poser la question : peut-être que le goût pourrait-être en fait déterminant ?

Prenons maintenant des pommes de terre dans lesquelles a cuit du lard. Le morceau de lard a été enlevé et jeté, mais le goût (agréable) du lard est nettement discernable dans les pommes de terre.

Nous avons longuement prouvé que ce cas est révélateur de la définition de ta’am ke’ikar d’après Rashi et Rabbenou Tam, à ceci près que Rashi pense que cette notion ne reste pas en conclusion, contrairement à Rabbenou Tam.

C’est-à-dire qu’à partir du moment où nous avons appris par la loi orale venant du Sinaï que le goût est déterminant dans la prise en compte de l’interdit, peut-être pouvons nous aller un peu plus loin et dire que le goût finalement est le principal : le goût est à prendre comme étant l’élément déterminant, ta’am ke’ikar. Je perçois le goût, le goût existe pour moi ; en d’autres termes, je suis présent par rapport à l’interdit, c’est cela le principal. Et la personne sera condamnable en pénal sur la consommation d’un volume de kazaït, d’une olive, pour la consommation de cette pomme de terre. Peu nous importe l’objectivité de l’interdit, c’est le sujet qui est déterminant.

26. Nous interroger sur ce qu’est un interdit alimentaire ne revient-il pas à nous interroger quelque part sur ce qu’est le réel ?

Manger est peut-être l’une des activités les plus banales de notre existence. Dès sa naissance, le petit bébé tète. Notre vie dépend de cette relation étrange au monde qui s’appelle manger. J’ingère le monde et par cela, le souffle de vie qui est en moi se maintient dans mon corps.

Mais qu’est-ce qui me nourrit ? La corporalité de la brioche ? Qu’est-ce que cette expérience étrange du monde ?

Outre que manger soit à la base de notre existence, nous pouvons constater son importance fondatrice dans la Torah.

En effet, lorsque D. crée l’homme et le place dans le jardin d’Eden, que lui ordonne-t-il en premier (Bereshit 2, 16 et 17) ?

ויצו ה’ אלקים על האדם לאמר מכל עץ הגן אכל תאכל . ומעץ הדעת טוב ורע לא תאכל ממנו.

‘L’Eternel D. ordonna à l’homme en disant « de tout arbre du jardin tu mangeras. Et de l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais tu n’en mangeras pas ! ».’

Rabbi Méïr Sim’ha HaCohen de Dvinsk, dans son commentaire Meshekh ‘Hokhma, relève que D. a ordonné deux choses à l’homme (contrairement à l’idée communément admise) :

d’une part un commandement positif : manger des fruits du jardin ;

et d’autre part un commandement négatif : ne pas manger de l’arbre de la connaissance du bon et du mauvais.

Peut-être pouvons-nous ajouter que c’est grâce à la vertu de l’interdit que l’on peut percevoir la centralité existentielle du fait de manger. L’interdit nous fait percevoir qu’il y a un problème. Que manger n’est pas juste un mécanisme machinal, instinctif, bestial, au mieux jouissif.

Peut-être pouvons-nous aller un peu plus loin et nous demander :

Pourquoi D. ne demanda-t-il pas à sa chère créature qu’il venait de créer et de déposer affectueusement dans le jardin d’Eden, l’homme, de Le servir ? Au lieu de cela, D. lui a uniquement donné des ordres liés au manger[26] !

Des débats que nous avons essayé d’analyser dans cette étude, nous pouvons peut-être dégager que ces interdits alimentaires nous mettent concrètement dans ce balancement entre le sujet, le moi, et une réalité extérieure irréductible. Je mange du monde, je l’ingère et il devient moi. Le monde existe-t-il, ou bien est-ce moi qui existe par rapport au monde ? Cette oscillation est en mouvement constant dans les décisionnaires.

De manière plus générale, nous pouvons peut-être déduire d’ici que si les commandements de D. au premier homme se limitent à des sujets concernant le manger, et non, comme instinctivement nous aurions pu l’imaginer, au fait de Le servir ou de L’aduler, c’est qu’un aspect central du service divin serait d’avoir une relation à notre Créateur, à Celui qui nous donne existence ; or si j’existe, j’exclus cette source d’existence, et d’un autre côté je ne peux percevoir qu’il y a une source à mon existence que si j’existe. That is the question ?

Les Maîtres de la Kabbala et de la ‘Hassidout ont beaucoup travaillé sur cette oscillation constante. Nous voulons apporter notre traduction[27] du début d’un texte sublime de Rabbi ‘Hanokh Einikh de Radzin, au début du premier paragraphe de ses cours sur Yom Kippour dans le Sod Yésharim.

27. Début du premier paragraphe du Sod Yésharim relatif à Yom Kippour.

‘Il est écrit dans Tehilim (62, 9) « Ayez confiance en Lui à chaque instant, peuple ! Versez votre cœur devant Lui ! ». Au sujet de ce verset, le Midrash Shokher Tov (chapitre 62) explique : « cette neshama-là, cette âme, tout instant qu’elle monte et redescend dans le corps, elle désire sortir de l’homme, car comment peut-elle rester à l’intérieur de lui ? Hakadosh Baroukh Hou, D., remplit toute la terre de Sa gloire et la maintient dans le corps. Elle va sortir et voit Son Créateur, elle revient en arrière ».

Explication. L’Eternel a jeté une lumière très précieuse et grande dans beaucoup de drapements et cachettes, à tel point qu’il y aurait presque possibilité de dire, à D. ne plaise, qui est D. pour qu’on Le serve ?

Or l’âme est lumière resplendissante, comme nous le disons dans la prière « l’âme que Tu as donnée en moi est pure », c’est-à-dire qu’elle se raffine de tout drapement, c’est pourquoi la neshama, l’âme, à tout instant veut sortir du corps. Mais lorsqu’elle voit que Hakadosh Baroukh Hou, D., remplit toute la terre de Sa gloire, c’est-à-dire qu’elle comprend, qu’elle réalise, qu’à l’intérieur du corps aussi se trouve de la gloire du Ciel et de la lumière divine, car en fait à l’intérieur de ce qui est caché se trouve paradoxalement une luminosité d’une finesse hors pair (…), alors elle revient dans le corps, car de ce fait elle fera sortir de la lumière du cœur de l’ombre. Et la lumière qui ressort des recoins cachés possède une préciosité exceptionnelle, comme dit le verset (Yirmiyahou 16, 19) « si tu fais ressortir le précieux de la fange, comme Ma bouche tu seras[28] ! ». Par le biais qu’elle est dans le corps, elle peut réintégrer cette lumière du plus éloigné, et elle a ainsi un renouvellement à tout instant. Ce qui n’était pas le cas lorsque l’âme était parmi les armées célestes où elle était statique. En effet les anges célestes sont appelés ‘debout’ car ils n’ont pas de dynamique, comme dit le verset (Daniel 7, 16) « vers un de ceux qui sont debout », car ils sont statiques, toujours au même niveau. Ils n’ont pas de progression. Et l’âme, quand bien même à son origine a-t-elle un niveau supérieur, et qu’elle voit avec une luminosité resplendissante, malgré tout, lorsqu’elle n’est pas dans le corps, elle n’a pas de progression car elle du type ‘debout’. Par contre, lorsqu’elle est dans le corps, elle reçoit sans cesse ajout et renouveau, et par ce biais l’âme se maintient dans le corps, car sa volonté est d’aspirer toujours au neuf. Ainsi pouvons-nous expliquer le Midrash apporté plus haut, où l’âme voit que D. remplit tout le monde de Sa gloire, et revient en arrière. Tout cela est la notion de nourriture, et l’action de manger qui est le maintien de la vie de l’homme, en cela que ce qui pénètre dans le corps de l’homme s’élève et s’unit dans la stature de l’homme pour se tenir dans le service face à D., visage à visage. Et ainsi, du fait que se met en jeu un rapprochement d’un lieu extrêmement lointain, y a-t-il dans le fait de manger une préciosité et une luminosité hors pair.’

Nous ne voulons pas limiter ce texte sublime en ne lui donnant qu’une direction de lecture. Nous pouvons toutefois en tirer a minima que le fait de manger met en jeu une relation à D. par le biais de cette part de réel que l’on ingère et qui nous renvoie au fait qu’Il remplit, en un certain aspect, toute la terre de Sa gloire.

28. Revenons à la démarche de Rambam.

Nous avons tenté, avec l’aide de Hakadosh Baroukh Hou, de rendre compte du débat entre la lecture de Rashi et celle de Rabbenou Tam. Pour résumer, il y a d’après eux deux notions : la notion de mélange sous forme de kazaït bikhedé akhilat perass, qui est interdit par une loi qui vient du Sinaï, et la notion de ta’am ke’ikar, pour un aliment qui a reçu le goût de l’interdit sans consistance effective de celui-ci.

Rambam aura une toute autre démarche, comme nous l’avons prouvé. Pour lui, l’acception du terme ta’am ke’ikar est tout à fait différente, en cela qu’un interdit discernable par son goût mélangé dans une proportion de kazaït bikhedé akhilat perass n’a pas le même statut que l’interdit seul, à l’état brut. Et nous apprenons des versets, dans les interdits alimentaires classiques comme dans l’interdit de ‘hamets, que si l’interdit initial rend passible de karèt, son mélange à titre de ta’am ke’ikar ne sera condamnable ‘que’ de flagellation (si nous pouvons nous exprimer ainsi).

Il faut dire que, d’après Rambam, il y a deux concepts distincts.

L’interdit en tant que tel, et l’interdit que je perçois par son goût. Ces deux concepts impliquent des incidences légales distinctes. Pour mettre en relief la différence d’analyse entre ces deux notions, revenons à un point que nous avons relevé plus haut, mais dont nous n’avions pas élucidé la pertinence.

Nous avons rapporté au cinquième paragraphe de cette étude un débat important soulevé par le Rithva pour savoir s’il y a une notion de ‘hatsi shiour dans les mélanges d’interdit. Ramban, Na’hmanide, répondait par l’affirmative, contrairement à Rambam, Maïmonide, qui réfutait cette notion (voir Hilkhot Maakhalot Assourot chapitre 16, Halakha 3 et Hilkhot Nezirout chapitre 5, Halakha 7).

Quel est le débat ?

Nous proposons de dire ainsi.

Si dans un ensemble permis il y a une proportion de kazaït bikhedé akhilat perass d’interdit et que je sens le goût de cet interdit, nous avons expliqué dans les paragraphes précédents qu’étant présent par rapport à cet interdit par le goût, l’interdit existe au sens fort. D’après Rambam, l’analyse sera différente. Je perçois l’interdit par son goût, nous apprenons des versets de la Torah qu’il sera dès lors prohibé de manger ce mélange, mais il y a deux aspects d’interdits : l’interdit tel quel et l’interdit par le goût, ta’am ke’ikar, le goût est comme le principal, mais seulement comme. C’est-à-dire que je suis présent par rapport à l’interdit par le biais du goût, mais pas autant que si je mangeais l’interdit tel quel, à nu.

Lorsque nos Maîtres (Rabbi Yo’hanan) enseignent qu’il y a un concept de demi-mesure d’interdit, ‘hatsi shiour, ce concept a été enseigné dans les lois relatives aux interdits tels quels, et non par rapport à un autre sujet : l’interdit perçu par son goût, qui est en soi une autre notion.

Pour prendre un langage qui sied aux démarches maïmonidiennes, le concept de ‘demi-mesure d’interdit’ a été dit dans l’interdit lui-même, et non dans les lois relatives au goût.

En revanche, pour la plupart des commentateurs, ce qui est perçu par le goût est à considérer comme l’interdit lui-même, s’y appliqueront donc les lois de demi-mesure d’interdit, ‘hatsi shiour.

Essayons d’écouter un peu ce qu’innove cette démarche, et la réflexion qu’elle sous tend.

Qu’est-ce que le goût ?

Nous avons vu dans la première démarche des commentateurs que le fait que je sente par le goût l’interdit lui donne la force même de l’interdit. Nous avons voulu expliquer que, par le goût, je suis présent à l’interdit, et que c’est cela qui est déterminant.

Regardons maintenant les choses de manière différente. Je mange quelque chose, je suis présent à cette chose.

Je mange un mélange. Dans ce mélange où il y a un corps majoritaire et un corps minoritaire, je discerne par le goût la présence du corps minoritaire, je distingue sa prégnance. Mais ce n’est que par le goût. Le goût certes est une présence, mais partielle, limitée. Nous apprenons des versets qu’elle a un impact légal, mais pas au même titre que si je mangeais le corps tel quel. La perception par le goût est à prendre en compte, mais de manière limitée. Ce n’est pas la chose elle-même, c’est comme la chose elle-même.

Il y a ici un paradoxe certain. En effet, d’après Rambam, on ne peut parler de ta’am ke’ikar que si la personne a mangé de fait un kazaït d’interdit dans une proportion de akhilat perass, donc la personne a absorbé une mesure pleine d’interdit. Toutefois, comme l’interdit est minoritaire et n’est perceptible que par son goût, le statut de cet interdit est autre.

Peut-être pouvons-nous expliquer ainsi.

Selon le principe de majorité, l’interdit est considéré annulé. L’interdit existe par le fait que je le perçois par son goût, c’est un autre interdit. C’est un interdit de goût.

J’ingère l’interdit, mais par le biais du goût.

Un point dans un tout autre sujet nous permettra de comprendre un peu mieux ce dont nous parlons.

29. Différentes catégories dans les interdits sexuels de la Torah, ‘Arayot.

Pour éclairer notre sujet, nous proposons de faire un détour par d’autres sortes d’interdits de la Torah. Il y a dans la Torah des interdits relatifs à certaines relations sexuelles, comme les incestes et l’interdit d’adultère. Ces interdits sont appelés ‘Arayot, ‘nudités’.

L’interdit-base est le rapport lui-même, la pénétration. Et c’est cet acte qui est condamnable en pénal.

Un passage célèbre du traité Sanhédrin (75a) pose un problème important dans l’analyse de ce qui est interdit dans ces lois relatives aux nudités.

Avant d’aborder ce passage, il est nécessaire de savoir qu’en général, dans la Torah, la préservation de la vie prime par rapport au respect des interdits de la Torah, sauf les interdits de meurtre, d’idolâtrie et de nudité, ‘Arayot, où même si la vie est en jeu, la Torah nous enjoint de ne pas les transgresser.

אמר רב יהודה אמר רב מעשה באדם אחד שנתן עיניו באשה אחת והעלה לבו טינא. ובאו ושאלו לרופאים ואמרו אין לו תקנה עד שתבעל. אמרו חכמים ימות ואל תבעל לו. תעמוד לפניו ערומה. ימות ואל תעמוד לפניו ערומה. תספר עמו מאחורי הגדר. ימות ואל תספר עמו מאחורי הגדר.

‘Rav Yehouda dit au nom de Rav : l’histoire suivante est arrivée au sujet d’un homme qui porta son regard sur une femme et tomba malade d’amour[29]. Ils sont allés demander aux médecins. Ceux-ci ont dit : la seule solution pour qu’il s’en sorte est qu’il couche avec elle. Les Sages, les ‘Hakhamim, dirent : qu’il meure, et qu’il ne couche pas avec elle ! Qu’elle se tienne nue devant lui. Qu’il meure et qu’elle ne se tienne pas nue devant lui ! Qu’elle lui parle de derrière une clôture. Qu’il meure et qu’elle ne lui parle pas de derrière la clôture !’

פליגי בה רבי יעקב בר אידי ורבי שמואל בר נחמני. חד אמר אשת איש היתה וחד אמר פנויה היתה. בשלמא למאן דאמר אשת איש היתה אלא למאן דאמר פנויה היתה מאי כולי האי.

‘Il y a discussion entre des Maîtres au sujet de notre cas, entre Rabbi Yaakov bar Hidi et Rabbi Shemouel bar Na’hmani. L’un dit que cette femme était une femme mariée, et l’autre dit qu’elle était célibataire. Si nous disons comme l’avis qui pense qu’elle était une femme mariée, nous comprenons bien, mais d’après celui qui dit qu’elle était célibataire, pourquoi de telles extrémités ?’

La Guemara dans le traité Sanhédrin évidemment continue et argumente. Notre propos n’est pas d’entrer dans le cœur de ce passage. Mais un aspect de ce passage nous interpelle.

La Guemara dit : ‘Si nous disons comme l’avis qui pense qu’elle était une femme mariée, nous comprenons bien’, mais en quoi serait-ce compréhensible si nous disons que le cas qui nous occupe concerne une femme mariée, l’interdit visé est la relation intime, en quoi y aurait-il à se laisser tuer pour ne pas parler avec une femme mariée de derrière une clôture ? Où y a-t-il un interdit de parler avec une femme interdite de derrière une clôture ?

Tous les grands commentateurs se sont penchés sur cette question.

Il nous semble qu’un enseignement de Rambam va nous permettre et de répondre à cette question et d’éclairer sa démarche dans notre sujet de ta’am ke’ikar.

Nous avons dit plus haut que les interdits appelés ‘nudités’, ‘Arayot, concernent les relations intimes prohibées, c’est-à-dire la pénétration.

Qu’en est-il d’embrasser par exemple une femme interdite ?

Il y a un débat sur ce sujet. D’après Rambam (Sefer HaMitsvot, interdit 353, et Mishné Torah, Hilkhot Issouré Biah, chapitre 21, Halakhot 1 et 2) c’est interdit d’après la Torah, et on l’apprend principalement du verset (Vayikra 18, 6) « Tout homme à toutes proches de sa chair (incestes) ne vous approchez pas pour dévoiler la nudité, Je suis l’Eternel ».

Ce que Rambam traduit en disant : ‘Ne vous approchez pas par des choses qui amènent à dévoiler la nudité’.

Et Rambam ajoute (Halakha 2) : ‘Il est prohibé (d’après la Torah) de faire des signes avec la main, de faire du pied, de faire un clin d’œil à une femme prohibée, de rire avec elle, de lui raconter des blagues, de sentir le parfum qui est sur elle ou de regarder combien elle est belle. (…) Celui qui regarde ne serait-ce que le petit doigt d’une femme prohibée avec l’intention de jouir de ce regard est considéré comme s’il regardait ses parties intimes. Même écouter la voix d’une femme interdite qui chante, regarder ses cheveux, est interdit’.

Ramban, Na’hmanide, considère aussi ces attitudes comme étant prohibées, mais elles entrent d’après lui dans des catégories d’ordre rabbinique (note de Ramban sur le Sefer HaMitsvot).

Nous voulons, d’après Rambam, répondre ainsi à la question : comment est-ce évident pour les Maîtres du Talmud qu’il y aurait à se laisser mourir plutôt que de parler avec son cher amour (adultère) de derrière la clôture ?

Il faut dire que d’après Rambam, l’interdit de s’approcher de la femme interdite (dans un contexte libidineux) n’est pas seulement une barrière, une protection pour ne pas en arriver à transgresser l’interdit.

Nous proposons de dire qu’il y a plusieurs niveaux dans la perception de l’interdit, dans le vécu même de l’interdit.

Et nous trouvons dans les mots de Rambam cette même nuance que nous avons trouvée dans ‘le goût est comme le principal’ lorsqu’il dit au sujet des interdits de nudité ‘celui qui regarde ne serait-ce que le petit doigt d’une femme prohibée avec l’intention de jouir de ce regard est considéré comme s’il regardait ses parties intimes’.

Il y a plusieurs niveaux dans l’interdit.

Il y a l’interdit lui-même : la relation intime. C’est l’interdit fondamental. Regarder, scruter cette femme, n’est pas la base de l’interdit mais est une perception de la corporalité de cette femme. C’est une présence à son être, c’est une expérience de son être, de sa corporalité. Et de ce fait rentrera dans les catégories de ‘Arayot pour lesquelles il y a lieu de se laisser tuer plutôt que de transgresser.

La Guemara du traité Sanhédrin 75a nous semble un élément puissant pour conforter la démarche de Rambam comme quoi toucher une femme interdite ou la regarder (de manière lascive) est un interdit de la Torah. Cet interdit entre dans la catégorie globale des ‘Arayot, quoiqu’à un niveau limité.

Cette démarche peut nous éclairer quant à notre sujet de ta’am ke’ikar, selon l’opinion de Rambam.

Voir avec le regard cette femme interdite participe aussi de l’interdit mais ce n’est pas l’interdit, bien que la personne soit là indubitablement. Ma perception de la personne est limitée au regard. Parler, écouter la voix de cette personne, participe aussi de cet interdit, je perçois la présence de cette personne, je suis présent à cette personne, elle est là indubitablement. Ce n’est pas comme si je la voyais en photographie. La réalité de cette personne est là, ce n’est aucunement une abstraction, mais cette perception certaine et qui peut avoir un impact légal, comme donner sa vie dans le cas du traité Sanhédrin plutôt que de parler avec elle, n’est pas comme l’acte lui-même. C’est une perception de la personne interdite mais autre que l’acte proprement dit.

L’acte lui-même est appelé ‘connaissance’, comme dit le verset : והאדם ידע את חוה אשתו, ‘et l’homme connut Eve sa femme’ (Bereshit 4, 1).

De même manger est appeler ‘connaître’, comme on le voit dans l’expression : ‘l’arbre de la connaissance’ (Bereshit 2, 9).

Il y a plusieurs degrés de connaissance, plusieurs degrés dans la connaissance.

30. Quelle est la conclusion légale des décisionnaires ?

Le Shoul’han Aroukh Yoré Déah chapitre 98, §2, tranche que ta’am ke’ikar est interdit d’après la Torah. Mais d’après quelle acception du terme ?

Le Gaon de Vilna dans le paragraphe 10 du Biour HaGra conclut comme l’avis de Rabbenou ‘Haïm mentionné plus haut comme quoi, s’il y a dans un mélange kazaït bikhedé akhilat perass d’interdit discernable par le goût, on est condamnable en pénal sur un kazaït seul du mélange. Si la proportion est moindre, ce sera interdit par la Torah à titre de ‘demi-mesure d’interdit sous forme de mélange’, ‘hatsi shiour sous forme de mélange, mais non condamnable en pénal.

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[1] En fait la Guemara pose une question beaucoup plus complexe, mais notre recherche ne concerne présentement que la réflexion relative aux interdits sous forme de mélange. Nous simplifions la question posée dans la Guemara pour pouvoir mettre en lumière notre problématique.

[2] Il y a aussi une injonction de ne pas en posséder pendant Pessa’h.

[3] Enseignement complémentaire à la Mishna.

[4] L’équivalence de cette mesure d’olive avec les mesures usuelles d’aujourd’hui fait l’objet de nombreux ouvrages importants. Le Steipeler, dans son ouvrage Shiourim Déoraïta, rapporte au nom du ‘Hazon Ish qu’un kazaït correspond au volume des deux tiers d’un œuf moyen de nos jours avec sa coquille.

[5] Ces volumes d’œuf ne correspondent pas aux œufs d’aujourd’hui. Concrètement, il y a débat quant à l’équivalence avec les mesures d’aujourd’hui. Voir le Shiourim Déoraïta qui oscille entre deux à neuf minutes.

[6] Nous répétons que, si nous trouvons si souvent dans la Guemara l’expression ‘condamnable’ ou ‘non condamnable’, ceci ne signifie pas une obsession du pénal, mais la définition du châtiment potentiel est un moyen pertinent de définir la teneur analytique de ce dont on parle. Nous pouvons aussi dire que la Torah s’impose, la loi s’impose. Elle est ainsi et pas autrement. Toutes les discussions sont possibles, tous les débats sont ouverts, mais la volonté de D. est au-dessus de nous, et s’impose. Un de mes maîtres dit que le début de la connaissance est de comprendre que des paradoxes soient possibles.

[7] L’édition classique que nous avons du commentaire du Rithva (Rabbi Yom Tov ben Avraham Avshili), n’est pas du Rithva lui-même mais d’un de ses disciples qui le cite. Le Rithva est un élève du Rao, Rabbi Aharon HaLévy de Barcelone, lui-même élève du Ramban, Rabbi Moshé bar Na’hman, également appelé Na’hmanide.

[8] La Torah réglemente le statut de quelqu’un qui voudrait se distinguer pendant une certaine période dans le service de D. Entre autres, cette personne, appelée Nazir, a l’interdit de consommer tout produit de la vigne durant ce laps de temps.

[9] Nous avons effectivement trouvé une telle analyse dans un responsum de Rabbi Shemouel Engel (Shout Maharash vol.5, chapitre 31, §2).

[10] Nous comprenons aisément qu’un tel travail ne soit pas à la portée de tout un chacun.

[11] Si ce n’est le débat entre Ramban et Rambam que nous avons abordé dans le chapitre précédent.

[12] C’est d’ailleurs le débat posé dans Pessa’him 44a.

[13] Comme du ‘hamets à Pessa’h, certaines graisses interdites (le ‘hélèv), le sang d’animal.

[14] Ici se trouve le cœur de notre analyse. L’étude du Na’halat David m’a permis de mettre en lumière ce distinguo entre Rashi et Tossfot. Je tiens à dire qu’il m’a fallu plus d’un an de travail sur ce sujet pour le comprendre.

[15] Elève de Rabbi Yé’hiel de Paris, de Rabbi Shemouel d’Evreux, de Rabbi Its’hak de Corbeil, et maître, entre autres, de Rabbi Mordekhaï ben Hillel, le Mordekhi.

[16] Le verset exige encore une étape, l’immersion dans le bain rituel, mais ceci n’est pas notre propos présent.

[17] ‘Le goût dégradé d’un aliment interdit n’est pas source d’interdit’ est un grand principe dans les lois de casherout. Il nécessite une étude spécifique. Nous l’aborderons incidemment au paragraphe XXVI de cette étude.

[18] Rabbi Yaakov de Ramerupt, surnommé Rabbenou Tam, petit-fils de Rashi.

[19] Nous avons vu plus haut qu’il faudrait quatre œufs d’après Rashi.

[20] Peine différente. Il y a de grands débats pour savoir en quoi ce châtiment diffère concrètement de la flagellation toraïque. Mais ceci n’est pas l’objet de l’étude présente.

[21] Le volume de vin pour lequel le Nazir serait condamnable en pénal n’est pas kazaït mais revi’it. Ce qui signifie le quart d’un volume appelé log.

[22] L’interdit est de manger du porc, non d’en tirer un quelconque profit.

[23] Nous analysons ici les principes, nous ne sommes encore pas au stade des conclusions légales, loin de là.

[24] Encore une fois, nous analysons ici les principes, et ne tranchons pas la complexité des cas concrets.

[25] Ne me demande pas, ami lecteur, comment du lard a pu se mélanger dans de la tarte aux pommes ! Si tout se passait normalement dans la vie, il n’y aurait pas de Talmud !

[26] Les commentateurs comparent d’ailleurs les commandements du jardin d’Eden à l’un des premiers commandements positifs que reçurent les enfants d’Israël à la sortie d’Egypte : manger de la matsa, du pain azyme.

[27] Traduction personnelle et annotations.

[28] Rashi, dans son commentaire sur le verset, rapporte le Talmud (Baba Metsia 85a) qui explique : « comme Ma bouche tu seras », de même que D. décrète et peut annuler Ses décrets, de même celui qui fait ressortir de la lumière de la fange transforme ce qui était déterminé à n’être rien à exister.

[29] L’expression précise de la Guemara est העלה לבו טינא. Rashi explique de manière remarquable : son cœur a été choqué par trop d’amour, son cœur s’est bouché, et a entraîné qu’il fut malade.

Nous voyons d’ici que, cliniquement, nos Maîtres attestent d’une telle pathologie.

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Directeur de la Yéchiva des Etudiants

“Études relatives aux lois de Casherout”

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