En priant, il faut se concentrer lors de chaque bénédiction. Si l’on ne peut se concentrer pour chacune d’elles, à tout le moins il faudra se concentrer durant les trois premières bénédictions de la amida (les avot) ; si l’on ne s’est pas concentré lors de ces trois premières bénédictions, il faudra recommencer même si l’on s’est concentré dans toutes les autres bénédictions. Remarque du Rama : de nos jours, on ne recommence pas pour un manque de concentration, car même en recommençant il est peu probable que la concentration soit meilleure.
On ne priera pas uniquement en son for intérieur, mais il faudra former les mots par les lèvres, le faire entendre à son oreille, à voie basse, sans faire entendre sa voie. Si l’on ne peut se concentrer ainsi, on pourra élever la voie lorsqu’on prie seul, mais en collectivité (tsibour), cela est interdit car l’assemblée en serait dérangée.
Choul’hane Arou’h, Orah Hayim, 101.1-2.
Ces règles sont connues, pratiquées. Elles plaident clairement en faveur d’une énonciation de la prière, plus exactement de la amida.
Pourtant l’on peut se poser une question en amont : est-il nécessaire de prier en bougeant les lèvres ? Ne suffirait-il pas de simplement penser les paroles ? Une personne qui aurait uniquement pensé les mots de la prière sans les énoncer, serait-elle quitte de son devoir ?
C’est à cette question que va s’attaquer le Magène Abraham (Abraham Abele Gombner 1633-1683). Notre propos consistera à expliquer sa démarche et essayer de répondre à sa question par une analyse précise de son commentaire.
מגן אברהם סימן קא
צ »ע אם התפלל בלבו אם יצא דלכאורה משמע דיצא אף על גב דקי »ל דהרהור לאו כד »ד כמ »ש סי’ ס »ב וסי’ קפ »ה שאני תפלה דגמרי’ מדכתיב ולעבדו בכל לבבכם איזו עבודה שבלב זו תפלה א »כ עיקר תלי בכוונת הלב והקב »ה יודע מחשבות אלא דבגמר’ משמע דלא יצא דאל »כ ה »ל לתקן שבעל קרי יהרהר בלבו התפלה דהא רשאי להרהר כיון דקי »ל הרהור לאו כד »ד אלא ע »כ דלא יצא בהרהור דבעי’ שיחתוך בשפתיו כי הקול מעורר למעלה כידוע והא דכ’ בסי’ צ »ד דחולה יהרהר בלבו היינו לרווחא דמלתא אבל אינו יוצא ידי תפלה בזה וכ »מ בפוסקים דהא בגמ’ דף ט »ו ע »ב אמרי’ אם בירך ב »ה בלבו יצא וה »ה לשאר ברכות וכ’ הרא »ש פ’ מ »ש דמיירי שמוצי’ בשפתיו דהרהור לאו כד »ד וכן פסק סי’ קפ »ה א »כ ס »ל דכללא כייל בכל מילי דאל »כ יש לחלק בשלמא ק »ש כתיב ביה ושננתם משא »כ ב »ה דכתיב וברכת וכשמהרהר נמי מברך להקב »ה כי הוא יודע מחשבות אלא ע »כ אין לחלק וכן משמע בגמ’ וצ »ע:
Plutôt que de le traduire, nous donnons les principales articulations de son texte (nuémérotées pour plus de clarté)
Après avoir décelé que le Choulhane Arouh suggère qu’on peut prier en son for intérieur (1), il rappelle que parler et penser ne sont pas équivalents dans le droit talmudique (2) mais la prière fait exception car elle est qualifiée de ‘travail du cœur’ (3). Cela pose question : en effet, il prouve que le principe que penser n’est pas équivalent à parler ne souffre d’aucune exception (4), et il ne comprend pas pourquoi la prière serait spécifique (5) .
Explicitons :
- Il ressort des termes du Choulhane Arouh qu’on est quitte de son obligation si l’on n’a pas dit les mots de la prière. En effet, le Choulhane Arouh affirme « on ne priera pas uniquement en son for intérieur », ce qui suggère qu’on pourrait le faire mais qu’il faut aller plus loin, c’est-à-dire qu’il vaut mieux articuler les mots avec ses lèvres. [Cette première déduction parait fausse, en effet, dès lors que le Choulhane Arouh prend soin de préciser qu’il faudra à minima bouger les lèvres semble montrer qu’il y a un impératif d’énonciation par les lèvres. Il n’en n’est rien et la déduction faite est exacte : en effet il est dit qu’il ne faudra pas uniquement prier en son cœur, laissant entendre que cette possibilité semble tout à fait acceptable, voire compréhensible.]
- Or « une pensée ne ressemble pas à une parole ». La parole ne se résout pas à la pensée, et la dimension engagée par la parole dépasse la pensée ; la parole n’est pas qu’une mise en acte d’une pensée mais il existe une dimension spécifique de la parole : le monde de la pensée est distinct du monde de la parole. C’est un principe amplement discuté (Bra’hot 20b) , mais effectivement c’est la règle acceptée : une pensée n’est pas équivalente à une parole.
Si une pensée était équivalente à une parole, la question serait résolue : en effet, penser serait identique à parler, et donc une personne qui aurait cogité la prière serait exactement dans la même position qu’une personne qui l’aurait énoncée. Puisque la « pensée n’est pas équivalente à la parole », il est légitime de se demander si une personne qui aurait cogité la prière est quitte de son obligation ? L’hypothèse sous-jacente au raisonnement, c’est que la prière est avant tout un acte de langage, et ce qui pose question c’est la cogitation, et son éventuelle assimilation à une énonciation.
- On pourrait alors conclure : la prière est qualifiée de « travail du cœur » (Taanit 2a) , c’est-à-dire du for intérieur, cette expression semble donc exprimer que « l’essentiel est d’être concentré, et Dieu sait ce qui se trame dans le cœur » dixit le Maguen Avraham. Le raisonnement est le suivant : puisque l’essentiel de l’obligation réside en un travail du for intérieur, l’énonciation est secondaire par rapport à l’intention ; c’est donc l’intention qui fait l’acte de prière, et l’énonciation, le travail des lèvres n’est que dérivé à partir de cette nécessité fondamentale.
A ce niveau la question semble conclue.
- Pourtant cette conclusion va être questionnée. Il commence par faire remarquer ‘qu’il est su que la parole réveille l’En-Haut’. Cette expression renvoie généralement à des notions issues de la Kabbale. Le Zohar dit exactement le contraire : il dit en Vayakhel 220 : « lorsqu’une prière est entendue par une oreille humaine, personne n’y prête attention En-Haut ». Ce « il est su » me semble plutôt renvoyer à un extrait du commentaire de Nahmanide sur la Torah (Bo.13) : « l’intention de la voix haute dans la prière (…) consiste à faire savoir que nous sommes des créatures, comme il est dit (Yalkout Yona 152) ‘ils évoquèrent Dieu avec force’, c’est pourquoi la prière nécessite d’être parlée ». Nous allons détailler le raisonnement.
(4a) : Il mobilise une Gmara affirmant qu’une personne qui aurait cogité la prière d’après le repas (birkat hamazone) ou les bénédictions (bra’hot) est quitte de son acte. Il semble donc que la simple cogitation suffise, mais l’incontournable Roch précise qu’il ne peut s’agir que de la situation où il a au moins bougé les lèvres, en effet « penser n’est pas équivalent à parler ». Le Roch semble comprendre que la pensée sur laquelle légifère le Talmud ne peut être qu’une pensée accompagnée d’un mouvement des lèvres. « Parce que dès lors qu’on parle suffisamment bas pour que sa propre oreille n’entende pas ses mots implique que la concentration se produit dans le for intérieur [et non par écoute de ses propres paroles] ». Dès lors le Maguen Avraham se permet d’affirmer que la pensée qui n’est pas équivalente à des mots, est une pensée à tout le moins articulée sans pour autant qu’elle ne parvienne à sa propre oreille. Mais une parole qui n’est même pas articulée, une simple cogitation, n’est jamais une façon de s’acquitter des obligations verbales (prières, bénédictions…).
(4b) Or ceci ne peut souffrir d’exception, la démonstration est assez complexe, elle se base sur l’absence d’une distinction « évidente » qui aurait permis de répondre à une question. Preuve en creux.
A strictement s’en tenir à l’argumentation du Maguen Avraham, celle-ci semble contradictoire : la amida est une exception à ce principe puisque contrairement aux autres bénédictions et lectures, elle est qualifiée de « travail du cœur », c’est ce qui a été exposé dès le départ. On ne comprend donc pas la question qui a déjà été très élégamment répondue dès le départ par cet argument. C’est qu’en réalité, ce que fait notre auteur, dans la seconde partie de son argumentaire, c’est de disqualifier totalement toute notion de cogitation pour se rendre quitte d’une quelconque obligation verbale. Lorsque la prière est qualifiée de ‘travail du cœur’, on ne signifie donc pas une cogitation totalement intérieure, une pensée dans le for intérieur, mais une parole articulée, certes inaudible par sa faible amplitude, mais énoncée tout de même.
A ce stade l’enjeu est donc de fixer un contenu légal à ce « travail du cœur ». Dans la première partie l’auteur soutient qu’il s’agit effectivement d’une cogitation non articulée par la bouche, le travail du cœur doit alors être compris comme une cogitation.
Mais par la suite, le Maguen Abraham prouve qu’il n’en n’est rien (même si nous n’avons pas tout à fait explicité la preuve). Ce travail du cœur consiste en une énonciation articulée, c’est-à-dire une adresse à Dieu, mais une adresse qui ne se commue jamais en une adresse à soi-même, lettre vide. Au contraire il s’agit de maintenir une extériorité, extériorité juridiquement posée par une obligation : celle d’articuler, de bouger les lèvres. Et même si Dieu sonde les cœurs, le travail de l’homme de chaire consiste à demander de façon articulée.
Nous voilà devant un dilemme. Il pourrait s’arrêter là, pris dans une dialectique dont se délecte le philosophe, lorsqu’il trouve une « fracture radicale », un « point de non-retour », une divergence inconciliable. Le Talmudiste est plus confiant dans ses textes : il cherche à résoudre les contradictions.
Il me semble que l’argumentation du Maguen Abraham roule sur une hypothèse : la amida est avant tout un acte d’énonciation, un problème relatif à l’expression. C’est pourquoi il rabat l’ensemble du débat sur la question de la non-équivalence entre parole et pensée, qui est un débat clairement posé dans le cadre des obligations verbales. Pour lui, la amida est essentiellement un travail de la parole : que ce travail relève de la reconnaissance (comme les bénédictions courantes), de la demande ou de la proclamation (lecture du Chéma…). Le « travail du cœur » consiste donc à être sérieux, c’est-à-dire à ne pas se contenter d’une simple expression verbale, mais d’accompagner ces paroles d’une intention, d’un contenu de pensée, pour ne pas tomber dans une parole vide, ou creuse. Mais ce réquisit n’est que secondaire par rapport à l’énonciation. Dans sa première partie il introduit bien la notion de « travail du cœur », mais ce faisant, la prière n’échappe pas aux grands principes des commandements relatifs à la parole. Le « travail du cœur » n’est évoqué que comme figure d’exception au sein des obligations verbales, mais ce que prouve la seconde partie c’est qu’une telle figure d’exception n’existe pas : la parole serait dans un premier temps le support concret sur laquelle va se cristalliser l’intention, pour affermir une simple cogitation, puis dans le second temps, il renverse la perspective : une cogitation n’est rien. C’est le sens du principe de non -équivalence entre pensée et parole.
Tentons une réponse.
Or la amida ne relève pas de la parole ! La prière n’est pas une proclamation, une reconnaissance, mais une posture. Ce faisant elle échappe aux catégories de la parole. L’équivalence entre pensée et parole n’a de sens que si l’on pose que le commandement est essentiellement lié au verbe, et l’on se demande si la pensée est un embryon de parole ou la parole « dépasse » la simple pensée. Mais i l’on affirme que la amida n’est pas un acte de parole, mais une posture, il n’est pas question d’un tel débat : la question serait plutôt de savoir si l’on adopte cette posture qui consiste à se poser devant Dieu indépendamment de tout énoncé.
Cette idée a été magistralement commentée par Rav Hayim Halévi dans ses hidouchim, s’appuyant sur une expression de Maïmonide dans son quatrième chapitre du Michné Torah « ‘et qu’il se voit comme s’il se tenait debout devant Dieu’, il me semble que cette intention ne relève pas d’une simple orientation [de la parole], mais c’est ce en quoi consiste l’essence de la prière, si le cœur du prieur n’est pas évidée [des préoccupations quotidiennes] et qu’il ne se voit pas comme debout devant Dieu, il n’y a pas de prière » (Hilhote tfila 4.1).
« Travail du cœur » n’indique pas prioritairement la nécessité d’avoir de la concentration lors de la prière, comme le comprend le Maguen Avraham, mais la posture qui consiste à se poser devant Dieu. Dès lors la concentration sur les mots devient secondaire devant la posture, plus exactement c’est la posture d’être ‘devant Dieu’ qui implique concentration et sérieux. Ce qui compte ce n’est pas ce que l’on dit mais à qui on le dit et qui le dit. L’orant doit se poser et se poser devant Dieu. De ce double réquisit on comprend d’une part qu’il faut maintenir une forme de silence comme trace de la posture à adopter devant Dieu : la voix jamais ne doit dépasser le périmètre du prieur.
Une question se pose alors : pourquoi articuler des mots par les lèvres ? Pourquoi ne pas se contenter d’une position purement passive qui consiste à se présenter. Or nous l’avons lu, le Shoulhane Arouh ne l’envisage pas ainsi : il faut parler, faire entendre à ses oreilles. Si l’essence de la prière ce n’est pas une demande ou une proclamation en quoi consiste-elle ? Il me semble que le degré immédiatement supérieur à cette version primitive de la prière c’est le fait que l’on s’exprime devant Dieu. Pas seulement que l’on se pose devant lui, mais que l’on soit capable de mener un débat intérieur, de soi à soi-même, en présence de Dieu. En quoi cela diffère-t-il d’un débat purement intérieur ? C’est que la présence de Dieu qui s’immisce entre la bouche de la personne et son oreille oblige l’orant à une certaine tenue dans sa réflexion. La réponse de Dieu à la prière réside dans cette exigence qu’un homme produit une demande qui n’est pas triviale, mais qui ose s’exprimer devant Dieu. De la présence de Dieu découle que l’on ne peut se contenter de demander ou de réclamer ou de proclamer sans se questionner sur la légitimité de sa demande, la légitimité de sa parole si prompte à proclamer des grandes vérités métaphysiques comme l’unité de Dieu.
La prière triviale est alors profondément remodelée à travers le spectre de la présence divine.
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