Le chabbat qui précède ou qui tombe au début du mois de Adar, en plus de la lecture hebdomadaire, on rajoute quelques versets issus de la paracha de Ki tissa ; en l’honneur de cette lecture le chabbat prend le nom de « chabbat chkalim », en effet il parle de l’obligation qui a été faite aux enfants d’Israël à l’occasion d’un dénombrement d’apporter un demi cycle (chékel). Voici les versets (chémot 30.11 à 30.15)
L’Éternel parla à Moïse en ces termes : « Quand tu feras le dénombrement général des enfants d’Israël, chacun d’eux paiera au Seigneur le pardon de sa personne lors du dénombrement, afin qu’il n’y ait point de mortalité parmi eux à cause de cette opération. Ce tribut, présenté par tous ceux qui seront compris dans le dénombrement, sera d’un demi-cycle, selon le poids du sanctuaire ; ce dernier est de vingt ghéra (unité de monnaie), la moitié sera en prélèvement pour Dieu. Quiconque fera partie du dénombrement depuis l’âge de vingt ans et au-delà doit acquitter du prélèvement pour Dieu. Le riche ne donnera pas plus, le pauvre ne donnera pas moins que la moitié du cycle, pour s’acquitter du prélèvement pour Dieu, pour le pardon de vos personnes. Tu recevras des enfants d’Israël le produit de cet impôt et tu l’appliqueras au service de la Tente d’assignation et il sera en souvenir en faveur des enfants d’Israël devant le Seigneur pour qu’il épargne vos personnes.
Le contenu du texte est assez simple : il faut donner un demi cycle au Temple ; ce demi cycle est destiné à « racheter vos personnes ». Ces versets sont liés à un dénombrement, afin d’éviter « la mortalité ». Tout dénombrement est source de mortalité selon la Torah, pour parer à celle-ci on apporte un demi-cycle censé épargner les personnes, ce demi-cycle sera donné au service de la tente d’assignation. Pourtant il y est question d’un pardon, de quoi s’agit-il ?
Rachi vient éclairer cette question (sur 30.15)
Explication de : « pour le pardon de vos personnes » – le texte fait ici allusion à trois « prélèvements » (Meguila 29b), l’expression : « prélèvement pour Dieu » y figurant à trois reprises (versets 13, 14 et 15). Le premier de ces prélèvements concerne les socles. Il s’applique au recensement qui a eu lieu au début des offrandes pour le tabernacle, lorsque chacun a donné un demi-cycle, soit un total de cent kikar, comme il est écrit : « Et l’argent produit du recensement de l’assemblée fut de cent kikar » (chémot 38, 25), et de cet argent on a fait des socles, comme il est écrit : « Il y eut cent kikar d’argent pour fondre les socles du sanctuaire et les socles du voile, cent socles pour cent kikar, un kikar par socle » (38, 27). Le deuxième s’applique aussi à un recensement, celui qui a eu lieu après l’édification du tabernacle et dont il est question au début du livre de Bamidbar, « au premier du deuxième mois dans la deuxième année » (Bamidbar 1,1). Chacun a alors donné un demi-cycle, destiné à l’achat, d’année en année, des sacrifices offerts par toute la communauté. Les pauvres et les riches y ont pris la même part. C’est au sujet de ce prélèvement-là qu’il est écrit : « pour le pardon de vos personnes », car les sacrifices étaient offerts en expiation. Le troisième s’applique à l’édification du tabernacle, comme il est écrit : « Tous ceux qui offraient une offrande prélevée d’argent et de cuivre… » (infra 35, 24). Ce troisième prélèvement n’était pas le même pour tous, mais chacun a offert selon la générosité de son cœur.
En filigrane de ce texte, Rachi reconnaît trois prélèvements. Il tente de répondre à la question que nous venons de poser. Rachi lie la question du prélèvement à celle du pardon : ces prélèvements avaient pour but de financer les sacrifices offerts par toute la communauté, or ceux-ci visaient un pardon, par transitivité les demi-cycles avaient pour but un pardon. Ce qu’affirme ici Rachi pose beaucoup plus de questions qu’il n’en résoud ; posons-en quelques-unes. Qu’en est-il du « recensement » qui est mis comme condition pour ce tribut ? Pourquoi parler des socles qui font l’objet d’un chapitre spécifique ? Le verset 14 censé faire référence aux sacrifices communautaires comme permettant le pardon est le seul qui ne parle pas de pardon ; alors que les deux autres versets qui font référence à des prélèvements qui ne visent pas un pardon, (socles et édification du Temple) font précisément référence à un pardon ! Le texte lui-même est silencieux quant à l’usage de ces prélèvements, il les assigne au Temple sans précision, pourquoi le commentaire de Rachi précise-t-il ces objectifs alors que le texte est muet, alors même que ces précisions n’aident pas la compréhension du lecteur ?
Essayons de voir la source de Rachi qui est un texte issu du traité Méguila :
Rav Yossef enseigna : il y a trois prélèvements, un relatif à l’autel, un relatif au socle, un relatif à la structure du temple.
Comme le précise Rachi dans le commentaire de ce texte : le demi-cycle relatif à l’autel consiste en un prélèvement annuel pour les sacrifices communautaires.
Ce texte est instructif : il ne parle aucunement de « pardon », c’est le travail de Rachi que d’y intégrer cette notion ; il met en parallèle ces deux textes pour les enrichir mutuellement… usuellement pourtant Rachi semble ici jeter plus d’obscurité qu’il n’éclaire. Comment faire le jour ?
Une porte d’entrée nous est proposée par le Maïmonide dans son livre des commandements, dans ce très court texte, il présente le commandement du demi-cycle :
Il s’agit du commandement nous enjoignant de donner un demi-cycle chaque année, comme il est dit : « Chacun d’eux paiera au Seigneur le rachat de sa personne » (verset 15). Et la Torah ajoute : « Ce tribut, ils donneront »( verset 13).
La mise en avant des versets montre qu’il s’agit de donner ; l’auteur n’assigne aucun objectif à cette donation ; il s’agit de donner, quel que soit l’objectif de ce geste.
La lecture des versets montre alors un nouveau jour : les premiers versets indiquent cette obligation, et ce n’est qu’à la fin qu’il est écrit que ce prélèvement sera donné “pour” la tente d’assignation. Il s’agit donc de donner sans but, une donation pure. On comprend alors le texte talmudique qui explique que les mots « prélèvement » n’indique pas un prélèvement particulier, mais le fait même de donner ; le verset scande, à trois reprises « prélèvement pour Dieu », comme si se dégageait au fil du texte ces mots qui raisonnent pour eux-mêmes. Ainsi on comprend que l’on puisse assigner –si l’on veut ce prélèvement aux sacrifices communautaires.
Rachi persiste à conjoindre la question du demi-cycle avec celle des sacrifices communautaires qui apportent le pardon. Il n’en n’est pas de même pour Maïmonide qui sépare les deux thèmes. Un autre texte talmudique permet de comprendre d’une part que cette donation n’est pas liée aux sacrifices mais permet tout de même de comprendre la date choisie par la michna pour ces prélèvements : le début du mois d’Adar.
Le Talmud commente un verset issu de Bamidbar (28.14) “Tel sera l’holocauste périodique des néoménies, pour toutes les néoménies de l’année”. La redondance des termes encourage le Talmud à comprendre qu’il existe un début de mois qui est encore plus nouveau que les autres, cette nouveauté spécifique consiste à apporter des sacrifices du nouvel impôt ; or le mois en lequel cela doit être fait est le mois du renouveau, c’est à dire Nissane; c’est pour cela, qu’un mois auparavant, on commençait à procéder au prélèvement du tribut.
Ce texte indique que l’on se sert des prélèvements pour concrétiser ce renouveau, comme si l’on se servait de l’argent apportée par les prélèvements pour apporter des sacrifices “nouveaux”. A nouveau la relation entre le prélèvement du demi-cycle et les sacrifices communautaires ne se produit pas dans le sens attendu: ils ne sont pas donnés pour les nouveaux sacrifices, mais on s’en sert pour cela. La date choisie pour le prélèvement n’est qu’une conséquence d’une autre règle: celle d’un renouveau des sacrifices communautaires en Nissane.
La structure du texte biblique que nous avons donné en introduction, se dessine naturellement, dès lors que l’on y décèle la contradiction entre le but annoncé -le recensement- et sa conclusion – donner cet argent au sanctuaire : ces deux buts viennent encadrer les mots “prélèvement pour Dieu”, c’est comme si le cœur du texte indiquait que ce prélèvement n’a pas d’objectif matériel; l’usage de cet argent n’est pas au cœur de ce texte; Les deux buts indiqués dans les versets (dénombrement, sacrifices) viennent marquer littérairement que l’emploi de cet argent n’est que secondaire par rapport au fait de donner.
Lorsque Maïmonide ouvre son court livre sur le demi-cycle, il écrit : il n’est pas donné en plusieurs fois, mais en une unique fois. Le demi-cycle ne se constitue pas comme une dette où les remboursements s’ajoutent aux remboursements pour constituer une somme finale : le geste a pour but de signifier le demi-cycle.
Comment alors comprendre que cette donation permette un pardon?
L’auteur du livre Tsafnat Paneah nous met sur la voie ; il écrit “ le demi-cycle est un sacrifice (korbane)”. Une des preuves qu’il amène c’est précisément l’impossibilité d’en fractionner les échéances : il montre que d’autres donations liées au Temple suivent cette règle. En outre, il rapporte un texte (une tossefta) qui montre le caractère expiatoire de cette donation. Que dit la Tossefta ?
Dès l’instauration du temple au Temple, on a commencé à prendre des gages aux enfants d’Israël afin qu’ils règlent leurs demi-cycles, pour que les sacrifices communautaires soient apportés. Une métaphore : un médecin avant de guérir un estropié, panse la plaie, en prend soin, de la même façon Dieu dit de prendre des gages des biens des enfants d’Israël afin que les sacrifices communautaires soient honorés grâce à eux, car les sacrifices communautaires agréent et expient les enfants d’Israël auprès de leur Père.
Maintenant que nous avons été sensibilisés à déconnecter les sacrifices communautaires et les demi-cycles, ce texte prend toute son acuité : de même que les sacrifices communautaires apportent agrément et expiation, il en est de même pour les demi-cycles qui apportent expiation, les deux obligations ne sont pas imbriquées mais entrent en résonance : la donation du demi-cycle ainsi que les sacrifices contribuent à l’expiation et l’agrément. Chaque geste du médecin contribue à la guérison, même s’ils n’y sont pas directement liés. Le texte vise à montrer que l’on prend en gage un objet de chez les récalcitrants. Comment comprendre cela: l’expiation procurée par cette donation ne viendrait-elle pas précisément de la spontanéité du son. Dans cette perspective, nous sommes amenés à évacuer une lecture trop facile: le pardon serait la récompense de l’élan du cœur. Prendre des gages signifie ainsi qu’on ne ponctionne pas auprès des enfants d’Israël le demi-cycle, mais qu’on attend que les personnes fassent le geste de donation du demi-cycle, donation quelque peu forcée. C’est là que la métaphore intervient ; il s’agit de travailler le corps, de le préparer à une expiation. Le geste obligatoire de la donation du demi-cycle prépare le terrain de l’expiation, introduit la question du pardon. Comment comprendre la dimension de “sacrifice-korbane” ou d’expiation de ce demi-cycle ?
On peut comprendre l’expiation comme une action divine : Dieu dans sa bonté pardonne, détourne ses yeux de la faute par humanisme (!), on ne comprend pas la signification d’un geste de donation qui n’a rien à voir avec une demande, il suffirait d’une prière, d’une demande, dans le cadre de la Torah l’accentuation est mise sur le geste, le geste corporel, comme trésor de signifiants. Que dit cette donation qui donne sans retour, qui donne une valeur ? Insistons-bien : l’argent est avant tout un produit qui circule entre les êtres humains, un pur produit de l’activité sociale humaine. Vouer à Dieu une pièce signifie donc extraire l’argent de son cycle naturel, l’en détourner. Mais c’est en retour montrer que le cycle naturel de l’argent n’est pas si insignifiant qu’il n’y parait, simple intermédiaire des échanges.
Le midrash, rapporté par Rachi met ceci parfaitement en lumière : glosant le verset “voici ce qu’ils donneront” les Sages disent que Dieu montra à Moïse une “pièce de feu du poids d’un demi-cycle » ; image paradoxale mêlant l’imaginaire du feu à son contraire matériel. Alors que les règles de la formation de l’imaginaire, comme le rappel Freud, s’opposent à toute numérisation, ici l’on peut “voir” le poids du demi-cycle. La moitié de cycle appelle l’autre moitié, cherche son unité, la moitié est ce qui entre en résonance avec la notion de donation ; or ce qui est difficile ici c’est précisément que Celui à qui l’on donne n’est pas un partenaire, un égal. Le “demi” désigne dans un certain sens l’autre comme mon égal et mon partenaire, alors que “Dieu” repousse cette signification.
Il semble que l’ensemble roule autour d’une notion centrale qui est apportée dès le début du texte : la personne. Le demi-cycle vient rapporter la personne à Dieu, et vient désigner l’existence comme donation, en rétrocédant à Dieu un demi-cycle, on reconnaît par là un débit vis à vis du créateur, en tout cas la moitié de son existence! L’existence est une donation ; elle n’est pas un hasard de l’évolution, ou, comme le voulait Sartre la pataugeoire commune de l’humanité. La donation du demi-cycle est la preuve par un geste corporel que le corps n’est pas qu’une matière à jouir, comme le voulait Lacan, mais un lieu signifiant. En posant qu’il existe “du demi-cycle dans le ciel”, on exprime que la vie ne s’épuise pas en une jouissance infinie, mais que le corps est susceptible de gestes qui échappent à l’économie du quotidien, à la trivialité dont on aime bien parer la matière.
Le mot “kapara” illustre bien ce jeu de la matière : il désigne parfois un recouvrement, comme lorsque Dieu demande à Noé de recouvrir de bitume son arche (comme si là était le problème. ), mais parfois comme découverture, comme le précise Rachi dans son commentaire sur Genèse 32.21: “ Je ferai cesser (akhapera) sa colère, comme dans : « et cessera (wekhoupar) votre pacte avec la mort » (Isaïe 28, 18), « tu ne pourras pas le faire cesser (kapera) » (ibid. 47, 11). A mon avis, lorsque le mot kapara est associé à la notion de faute, de péché ou de colère, il exprime l’idée d’effacement et d’éloignement. “ Le geste de donation du demi-cycle signifie donc ce mouvement de reconnaissance de la donation de l’existence dans toute sa corporalité, comme lieu à partir duquel la matérialité la plus prosaïque va pouvoir donner naissance à un acte dépourvu d’une signification purement immanente.
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