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Vaera, le sacrifice des grenouilles

par: Rav Yehiel Klein

Publié le 16 Janvier 2023

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I – Notre Paracha, essentiellement consacrée au déferlement des Dix Plaies sur l’Égypte, raconte après  celle du Sang, celle des Grenouilles :

« Alors l’Éternel dit à Moïse « Va trouver Pharaon et dis-lui : ‘Renvoie Mon peuple, qu’il puisse M’adorer.  Si tu refuses de le renvoyer, Je M’apprête à infester de grenouilles tout ton territoire. Le fleuve regorgera  de grenouilles, elles en sortiront pour envahir ta demeure et la chambre où tu reposes et jusqu’à ton lit;  les demeures de tes serviteurs, celles de ton peuple et tes fours et tes pétrins. Toi-même et ton peuple et  tous tes serviteurs, les grenouilles vous assailliront »

(Exode VII, 26-29)

Le Talmud, dans le traité Pessahim 53b enseigne à ce sujet :

‘’Et cela encore dit Thadée le Romain [dont il s’agit de prouver la sagesse] : qu’ont pris en considération  (litt. : ont vu) H’anania, Mishaël et ‘Azaria [1] pour se livrer au martyr en se laissant jeter dans une  fournaise ?

Ils se sont appliqués le raisonnement suivant : si déjà au sujet des grenouilles, qui ne sont nullement  concernées par l’obligation de sanctifier le nom de D. [2], il est écrit : ‘’ [elles envahiront] tes fours et tes  pétrins’’ – or, quand est-ce que les pétrins sont à proximité du four, si ce n’est au moment où ce dernier  est particulièrement brûlant ? ; nous, êtres humains, qui sommes tenus à cette obligation, n’est-ce pas à  plus forte raison ?’’

Ce texte est surprenant :

Quel est le sens de la comparaison, qui se veut rationnelle, entre des êtres humains et des grenouilles, créatures instinctives et dépourvues de tout libre-arbitre ?

II – La spécificité de cette Deuxième Plaie d’Égypte (après la nature inanimée qu’incarnait l’eau du Nil transformée en sang), est d’être opérée par une forme de vie primitive, les amphibiens, qui ne font qu’un  avec le milieu aquatique qui est le leur.

C’est donc cette nature primitive, le stade élémentaire du vivant, qui a obéi au bouleversement ordonné  par le Dieu créateur, et, comme le fait remarquer le Maharch’’a, a quitté son milieu naturel pour envahir  la terre ferme, et est allé jusqu’au sacrifice en se jetant dans des fourneaux brûlants.

Ce phénomène est analysé ainsi par Rabbi Tsaddok haCohen dans le Tsidkat haTsaddik (paragraphe  173) :

Toutes les créatures accomplissent la volonté du Saint béni soit-Il, comme il est écrit (Proverbes XVI,  4) : ‘’ L’Éternel a tout fait dans un but prédestiné’’. L’homme doit s’en inspirer comme le firent H’anania,  Mishaël et ‘Azaria, en qui résonna le sacrifice de la grenouille. Quand bien même celles-ci  n’ont pas de libre arbitre, on est malgré tout tenu d’en apprendre que l’accomplissement de la volonté  de Dieu doit s’opérer jusqu’au don de soi, jusqu’à l’annulation du libre arbitre. Car c’est ce qu’on constate  chez les grenouilles : D. implanta dans leur instinct en cas de nécessité de sanctifier le nom de D.ieu, qu’elle  soit prête à aller jusqu’au sacrifice, etc…

C’est donc cela la leçon que H’anania, Michaël et ‘Azaria se tinrent à eux-mêmes : la nature toute entière  est au service du Créateur, et nous ne devons pas hésiter à l’imiter quand il s’agit de s’opposer à un tyran  mégalomane qui se prend pour Dieu (‘’Je monterais sur les hauteurs des cieux, je ressemblerai au Très Haut [3]) Et ce même si pour cela nous devons sacrifier notre vie.

III – A priori, le sacrifice des grenouilles leur fut à toutes fatal : même celle qui se jetèrent dans le feu  finirent consumées, ce qui est tout à fait naturel. Telle est l’opinion du Midrach Chémot Rabba (X, 5).

Mais d’après d’autres sources (Midrash Soh’er Tov sur le Psaume XXVIII), et bien précisément, les  grenouilles qui se trouvaient dans les fours ne moururent pas. Ce n’est qu’à la demande du Pharaon que Moïse  promit que ce fléau cesserait [4]!

Leur sacrifice leur valut donc de survivre miraculeusement.

Selon cette controverse entre Midrashim, se fait jour une ambiguïté fondamentale : le texte de  Pessah’im 53b ne permet pas de deviner, sur la démarche de H’anania, Michaël et ‘Azaria : se sont-ils  laissé jeter dans la fournaise ardente en sachant pertinemment qu’ils y laisseraient la vie, ou bien ont-ils  compris que s’ils se conformaient au comportement naturel que Dieu à implanté chez toutes les créatures,  et qu’alors ils pourraient être sauvés in extremis par la providence ?

IV – Nous retrouvons l’écho de ce dilemme dans les implications halah’iques de notre passage  talmudique : les Tossafiste se demandent pourquoi H’anania, Michaël et ‘Azaria eurent besoin  de se convaincre en s’inspirant des grenouilles, alors que ce qu’on leur demandait était bien de se livrer à  l’idolâtrie en public, et que dans ce cas-là, la Thora nous demande sans ambiguïté (cf. Sanhédrin 74a) de se laisser tuer plutôt que de transgresser ?

V- On trouve trois opinions à ce sujet :

Soit en effet ils auraient dû éventuellement se laisser tuer, mais ils avaient cependant d’autres  alternatives : s’enfuir, comme le fit Daniel [5] ou même se suicider [6].

Soit en réalité ils n’avaient pas l’obligation de se laisser tuer, parce que ce n’était pas un cas d’idolâtrie. Cette idole que Nabuchodonosor leur demandait d’adorer n’était pas une divinité mais bien une  représentation du roi de Babylonie lui-même et légalement un tel culte de la personnalité n’est pas perçu  comme un culte idolâtre.

Telle semble être par ailleurs l’opinion de Rachi, qui comprend qu’ils auraient dû  obéir aux ordres de Nabuchodonosor parce qu’il est écrit dans la Torah (Lévitique XVIII, 45) : ‘’vous  garderez Mes ordonnances et Mes lois, celles que l’homme fera et par lesquelles il vivra [7]’’

Pour ces deux explications, H’anania, Michaël et ‘Azaria outrepassèrent donc ce que la loi leur aurait  demandé, en se fondant sur un autre critère – celui des grenouilles.

C’est à dire que dans le contexte particulier qui était le leur, ils perçurent que face à Nabuchodonosor, ils étaient comme les grenouilles vis-à-vis du Pharaon, et qu’il leur incombait d’affirmer quelque chose : le genre humain allait-il se laisser dominer par la volonté de puissance absolue du souverain babylonien, ou allaient-ils prouver que l’homme malgré son libre arbitre et sa raison (qui lui permettent de prendre  éventuellement une distance avec D.) est en réalité au fond de lui-même, comme l’a expliqué Rabbi Tsaddok haCohen, lié au Créateur, intimement convaincu de son existence au point de sacrifier sa vie  pour Lui.

VI – Mais il est une dernière interprétation, celle que le Séfer haYashar ramené par Rabbénou David  considère comme provenant de Rabbénou Tam, qui veut que l’enjeu ici pour H’anania, Michaël et  ‘Azaria, fut de se laisser jeter dans la fournaise ardente – sans qu’on sache réellement si légalement ils y  étaient tenus ou non – en étant convaincus qu’un miracle leur serait fait, bien qu’il soit interdit  de faire cela, exactement comme ce fut le cas pour les grenouilles les plus courageuses…

De fait cette dernière explication confirme ce que l’on supposait précédemment : la Méssirout Néfesh, le Don de Soi de H’anania, Michaël et ‘Azaria est une nouvelle version, plus sombre (si l’on en croit le  récit ramené par le Midrash Chir haChirim Rabba VII, 8), de la Ligature d’Isaac [8], pour ce qu’elle  suppose de confiance absolue en D., qu’ à travers l’exemple des grenouilles ils ont voulu percevoir  comme naturelle.

Et, comme ce fut le cas pour le Patriarche, au final garant de survie – source de vie.


[1] Jeunes Judéens qui se laissèrent jeter dans une fournaise ardente par Nabuchodonosor, par provocation ( ?) – et qui en ressortirent indemnes (Daniel ch. III)

[2] Lévitique XXII, 32 : ‘’ Ne déshonorez point mon saint nom, afin que je sois sanctifié au milieu des enfants  d’Israël, moi, l’Éternel, qui vous sanctifie’’

[3] Isaïe XIV, 14.

[4] Comparer VII, 28 et VIII, 9.

[5] Cf. Maharch’’a.

[6] Rabbénou David.

[7] Selon Babba Métsi’a 62a.

[8] Genèse, ch. XXII.

 

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