Vayetsé commence par la fuite de Yaakov à Haran, pour échapper à la rancœur meurtrière de son frère Essaw, et trouver une épouse chez son oncle Lavan. A la fin de la péricope, Yaakov est de nouveau en fuite, cette fois devant Lavan accompagné de ses frères. Entre ces deux fuites, les tribulations aussi éprouvantes que fructueuses de notre patriarche, chez Lavan l’Araméen.
Vingt ans de formation « à la dure », où Yaakov se confronte à la fourberie de son oncle et au travail de la terre et du bétail, dans la chaleur du jour et le gel de la nuit (Berechit 31, 40). De façon remarquable, c’est dans cette adversité que Yaakov parvient à construire une grande famille, qui constituera le « Choresh », la racine, du peuple d’Israël !
La nécessité des épreuves est une constante dans l’histoire des patriarches et sa suite immédiate, l’exil Egyptien. Pourquoi Israël doit-il toujours se confronter à l’impureté la plus profonde pour pouvoir exister en tant que peuple?
En s’interrogeant sur le rituel de la vache rousse (sur la paracha Houkat), le Keli Yakar (Rabbi Chlomo Ephraim de Luntschitz, 1550-1619) explique que la seule façon de bouger véritablement, d’actionner un mouvement, c’est d’être confronté à son opposé. Le mouvement résulte toujours d’une mise en tension, qui ne peut provenir que d’une confrontation radicale.
On retrouve cette idée chez le Maharal de Prague lorsqu’il explique (dans son livre Gvourot Ha’Chem) la nécessité du séjour prolongé des Bnei Israël en Egypte. Pour le maître de Prague, seule l’Egypte, archétype de l’impureté et de la matérialité, pouvait être la matrice du peuple d’Israël ! Le contact avec le monde antagonique de l’Egypte était nécessaire à l’émergence possible d’un peuple libre et « qadosh », sous l’impulsion d’HaQadosh Barouch Hou.
Ce sera donc le monde de Lavan qui fournira, près de trois siècles avant le don de la Torah, ce moule « en négatif » d’où émergera la racine du peuple juif, la famille de Yaakov.
Mais qui est ce Lavan?
Lavan, la parole destructrice
Nous connaissions Lavan comme chef mafieux, expert en arnaques et fourberies. A la fois employeur et beau-père de Yaakov, il le trompe dès la nuit de noces, puis extorque au patriarche vingt ans de labeur, en changeant sans cesse ses conditions et son salaire.
La fin de la parasha porte un autre éclairage sur ce sombre personnage, nous montrant que Laban l’Araméen, c’est aussi le roi des sorciers.
Lorsqu’il est sur le point de rattraper Yaakov, HaChem visite Lavan dans un rêve, et lui dit: « Fais attention à toi, de peur que tu ne parles à Yaakov en bien et en mal. » (Ber, 31, 24).
Ce message divin, qui enjoint au silence le poursuivant, parait décalé en regard des intentions de Lavan accompagné de ses frères, qui sont clairement belliqueuses (selon Rachi sur 31, 23). Ce désir meurtrier est d’ailleurs explicité à la fin de la Torah, dans un verset (Devarim 26, 5) repris dans la Haggada : « Un Araméen a voulu faire périr mon père… ». Rachi commente : Lavan a cherché à tout déraciner quand il a poursuivi Yaakov.
En ciblant la parole de Lavan, l’injonction divine nous apprend que chez lui, c’est la parole qui, en bien ou en mal, est toxique… C’est par elle que cet hypocrite menace la famille de Yaakov, et donc le projet divin. Rachi encore, sur le verset 24, d’après Yevamot 103B: « Tout le bien des méchants est mauvais pour les Justes ». Les paroles fourbes de Lavan, paroles de sorcier, peuvent tuer. Souvenons-nous que Lavan, c’est le grand-père de Bilham !
La rupture et les deux vols
Yaakov remarqua que la face de Laban n’était plus à son égard comme avant. (Ber, 31, 2)
Le chapitre 31 débute par ce moment clé, où Yaakov décide de rompre avec son oncle.
Maintenant, il faut fuir… Cela a pris des années mais quand Yaakov prend cette décision, il le fait vite. Les vingt ans chez Lavan ont aguerri notre père, et c’est lui qui trompe cette fois Lavan : il part en douce sans rien dire, en « volant », comme dit le texte, le cœur -la confiance- de son beau-père. C’est ainsi que Yaakov agit désormais. Cet homme mûri par les épreuves, s’en remet certes au créateur, mais met toutes les chances de son côté pour réussir… Il emploiera la même stratégie par la suite, avant de rencontrer son frère Essaw.
Si Yaakov a volé le cœur de Lavan, Rachel elle s’empare des « Terafims » de son père.
De quoi s’agit-t-il…
Le temps idolâtre
La motivation de Rachel pour ce vol est selon Rachi, « d’éloigner son père de l’idolâtrie« .
Les Terafims seraient ainsi des idoles… Ou plus précisément selon Ramban, des instruments destinés à déterminer le temps, objets divinatoires utilisés pour prévoir l’avenir.
Ce serait donc cela l’idolâtrie de Lavan, la « maîtrise du temps » ou plus exactement le désir -et l’illusion- de le prévoir !
Dans son livre l’Echo de la Parole, Aaron Fraenkel explique en quoi ce temps des idolâtres diffère radicalement de celui de la Torah. Le temps idolâtre, c’est celui prévu à l’avance, enfermant les hommes dans le déterminisme astral. Ce temps « astronomique » des Terafims, figé dans ses calculs et prédictions, ne peut qu’être instrumentalisé par des hommes de pouvoirs et d’idolâtrie.
Le temps de nos patriarches, et à leur suite du peuple hébreu libéré d’Egypte, est tout autre. Il n’est pas défini par les astres, comme l’enseigne le traité Shabbat (156b) : Ein mazal le Israël, Israël n’est pas régi par les astres ! Le temps de la Torah dépend au contraire du témoignage des hommes, ceux qui vont témoigner de la lunaison, premier commandement donné au peuple juif (Chémot 12, 2, détaillé dans le traité Rosh HaChana).
A ce temps « cachère », s’ajoute le temps du shabbat, qui lui non plus ne dépend pas des planètes (rien ne se passe dans le ciel le septième jour !), mais est un pur cadeau qu’HaChem fait à son peuple.
Rachel ne fait pas que dérober ces Térafim, objets d’idolâtrie. Elle les cache « sous son siège » et ne se lève pas lorsque Lavan les cherche, arguant « l’indisposition communes aux femmes ». Cette façon de faire est signifiante, il est difficile d’imaginer une rupture plus radicale que celle-ci.
On ne sait si « l’indisposition » de Rachel était réelle (Ramban suggère que oui) ou feinte, mais en agissant ainsi, notre matriarche de mémoire bénie, s’assoie littéralement sur ce « temps idolâtre » et montre son mépris pour les idoles de son père (Zohar). Acte puissant, pour lequel elle paiera hélas le prix fort, puisque nos commentateurs associent sa mort prochaine à la malédiction proférée contre le voleur d’idoles par Yaakov, qui ignorait qu’il s’agissait de son épouse bien-aimée.
Le parcours de ce couple reste donc ancré dans l’adversité la plus terrible, mais il aura une issue magnifique : la naissance du peuple juif, initiée par la descente des 70 âmes de Yaakov en Egypte. Cette “tribu” de Yaakov/Israël constitue en effet la racine du peuple qui fera l’expérience, après l’exil Egyptien, du don de la Torah!
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