Que signifie l’expression : la Torah a été donnée aux hommes ?
par: Rav Gerard ZyzekPublié le 26 Juin 2023
0.00€
Nous n’aurons pas la prétention de répondre dans l’étude présente à cette grande question de manière exhaustive. Notre propos portera sur l’analyse d’une institution rabbinique exposée dans le début du Traité Moèd Katan. Ce Traité parle des mi-fêtes. En effet, outre les jours de fêtes eux-mêmes, jours de Yom Tov, caractérisés par des interdits de travaux, le calendrier juif comporte à Pessa’h et à Soukkot des jours de demi-fêtes appelés ‘Hol HaMoèd, le ‘Hol de la fête, le profane de la fête.
I. Introduction au sujet.
Il est clairement écrit dans les versets qu’il est interdit d’effectuer des travaux les jours de Yom Tov. La Guemara dans le Traité ‘Haguiga 18a veut trouver des allusions dans les versets qu’il y a aussi des interdits de travaux les jours de mi-fêtes, néanmoins leur définition n’est ni claire ni explicite. La Guemara conclut :
הא לא מסרן הכתוב אלא לחכמים לומר לך אי זו מלאכה אסורה ואי זו מלאכה מותרת.
‘Force est de constater que le verset confie aux Sages, aux ‘Hakhamim, de définir quel travail est interdit (les jours de ‘Hol HaMoèd) et quel travail est permis (les jours de ‘Hol HaMoèd).’
Il y a de grands débats entre les Rishonim, commentateurs premiers du Talmud, pour savoir si la base des interdits de travaux les mi-fêtes correspond à un interdit de la Torah ou bien serait une institution rabbinique. Toutefois, même si l’on tranche que la base de l’interdit de travail les jours de mi-fêtes serait d’ordre toraïque, néanmoins les Sages n’ont pas alourdi ces jours-là comme les jours de fêtes eux-mêmes [selon la capacité que la Torah leur a donnée de permettre certains travaux selon la nécessité qu’ils ont vue de permettre].
Par exemple, s’il y a un risque de perte tangible, les Sages permettront certains travaux, dans la mesure où ils n’entrainent pas un travail trop lourd, טירחה יתירה.
Si nous pouvons nous permettre, nous pourrions définir la nécessité de ces interdits de travaux durant les mi-fêtes à partir de la Halakha suivante relative à ‘Hol HaMoèd (Mishna 7 du premier chapitre de Moèd Katan) :
אין נושאין נשים במועד
‘On n’épouse pas de femme durant les mi-fêtes’.
La Guemara (Moèd Katan 8b) donne plusieurs explications.
Rabbi Yonathan HaCohen de Lunel, dans son commentaire sur le Traité, explique de la manière suivante :
‘Le Talmud dit (Devarim 15,14) « Tu te réjouiras dans ta fête », dans ta fête et non dans ta femme. C’est-à-dire que si tu te mariais durant la fête, tu ne donnerais pas ton cœur à la joie de la fête que D. te donne pour Le reconnaître et réaliser les prodiges qu’Il t’a prodigués.’
Nous voyons de ce commentaire sublime que les fêtes nous ont été données pour être vécues. Il est donc impérieux que nous y soyons disponibles pour intégrer dans notre vie le contenu de ces fêtes. C’est dans ce contexte que nous pouvons appréhender le fait que les Sages aient permis d’effectuer des travaux si une perte est en train de s’occasionner. En effet, si nous sommes dans un état de perte nous ne pouvons pas être disponibles à la joie de la fête et à son contenu, la joie nous permettant d’intégrer le contenu. De même ont-ils permis à un journalier qui n’a rien pour vivre de travailler pour subvenir à son nécessaire.
Ces quelques éléments étant posés, abordons une nouvelle Halakha enseignée dans la première Michna du Traité :
ומתקנין את קלקולי המים שברשות הרבים וחוטטין אותן ומתקנין את הדרכים ואת הרחובות ואת מקוואות המים ועושין כל צרכי הרבים.
‘On arrange (durant les mi-fêtes) les citernes d’eau collectives et on déblaie les cailloux, on arrange les chemins (s’ils ont été abîmés durant l’hiver), on arrange les jardins (pour les enfants), on répare les bains rituels, et on fait tous les besoins communautaires’.
Le Mishna Beroura au chapitre 544 explique de la manière suivante (en se basant sur le commentaire du Rosh au nom du Réivèd, chapitre 1,§6) :
‘Sache que tous les besoins communautaires sont permis durant les mi-fêtes. Il est même permis de programmer à l’avance de profiter des mi-fêtes pour les faire. Il sera même permis de les faire aux su et au vu de tous, et même s’ils exigent un investissement lourd. La raison pour laquelle les Sages ont permis ces travaux d’intérêt public est que ces travaux ne se font que lorsque les gens n’ont rien à faire et qu’ils sont oisifs. Les gens ne sont pas motivés par ces besoins communautaires. Cela ressemble à une casserole qui appartient à deux associés qui n’est ni chaude ni froide [1]. Au moment où les gens sont oisifs et disponibles, on peut les convoquer et tous se mettent ensemble. Si on ne profite pas de ces moments de mi-fêtes quand donc ces travaux communautaires nécessaires et voire vitaux seront-ils effectués ? Il y a toutefois un distinguo : si cette activité est un travail de professionnel elle ne sera permise que si ce besoin communautaire a un impact durant la fête elle-même, par contre si cette activité est un travail que tout un chacun peut faire, elle sera permise même si la nécessité sera pour après la fête.’
II. Comment nos Maîtres ont-ils pu permettre d’effectuer ces travaux les jours de mi-fêtes ?
Nous avons vu au début de l’étude présente la dimension impérieuse à ce que ces jours de mi-fêtes soient chômés, à tel point que pour une partie très significative des Rishonim l’interdit de travail lors des mi-fêtes serait une exigence d’ordre toraïque ( ביאור הלכה סימן תק »ל דה »מ ומותר במקצן). Or, malgré cela, la Mishna nous enseigne que s’il y a des besoins qui touchent la communauté comme réparer les arrivées et conduites d’eau, ou même construire de nouvelles citernes, tous ces travaux seront permis et il sera même permis de les programmer explicitement pour les mi-fêtes (nous n’entrons pas ici dans les détails et les limites de ces permissions).
Notre grand Maître le Réivèd, Rabbi Avraham ben David de Posquières, cité par le Rosh et le Mishna Beroura, explique que les gens ne sont pas motivés par les besoins de la collectivité, ils ont d’autres problèmes. On ne peut les solliciter que lorsqu’ils n’ont rien à faire. Ce ne sera donc qu’au moment des mi-fêtes où ils ne doivent pas vaquer à leurs occupations habituelles que l’on devra les solliciter et ensemble s’investir dans ces besoins vitaux.
Nous pouvons nous poser la question : mais comment D. sait-il que l’on traîne les pieds quand il s’agit de la communauté ? Toute personne qui a travaillé dans le milieu associatif sait qu’outre des moments exceptionnels de mobilisation, les gens sont laisser-aller, ils font ce qu’ils peuvent mais ne s’investissent pas comme ils pourraient s’investir ou bien ne s’investissent pas comme ils s’investissent dans leurs propres affaires. Certaines personnes ont la fibre militante, ou une conscience collective, mais outre ces rares individus, la plupart des gens suivent, et laissent faire. On pourrait avoir l’esprit grognon et critiquer cette passivité humaine. Les Maîtres du Talmud respectent l’humain comme il est. Ils connaissent l’humain. Ils respectent les fibres subtiles de l’âme humaine et c’est à ces hommes que la Torah a été donnée. Et bien, puisque tu as d’autres choses à faire que de t’occuper des besoins nobles, respectables, vitaux de la collectivité, au lieu de te critiquer, ce qui n’a aucun sens, profitons du moment où tu n’es pas investi dans tes affaires pour te demander un coup de main.
Nous entendons maintenant de manière puissante ce que nos Maîtres disent : ‘Le verset confie aux Sages, aux ‘Hakhamim, de définir quel travail est interdit (les jours de ‘Hol HaMoèd) et quel travail est permis (les jours de ‘Hol HaMoèd).’
Ce ne sont que les hommes qui peuvent savoir comment nous fonctionnons, qui peuvent savoir nos motivations, nos passions, nos faiblesses. La Torah est donnée aux hommes. Ce ne peut être que les hommes qui puissent décider comment la Torah de D. peut se concrétiser ici sur terre.
En général on critique l’humain, on pleurniche sur les faiblesses humaines. La Torah a été donnée aux hommes en cela que chaque fibre de ce que nous sommes peut être support à vivre la Torah, à condition d’y être à l’écoute et à en percevoir la profondeur. Et tel est le projet que nous pourrions appeler, si nous pouvons nous exprimer ainsi, messianique (Yeshaya 11,9):
ולא ירעו ולא ישחיתו בכל הר קדשי כי מלאה הארץ דעה את ה’.
‘Ils (les animaux sauvages) ne feront plus de mal et ne détruiront plus sur toute ma montagne sainte car la terre sera remplie de la connaissance de D.’.
La terre sera remplie de la connaissance de D., c’est-à-dire que la dimension terre qui est en nous, la passivité humaine, connaîtra D., nous donnerons une place respectueuse à la dimension terrestre de ce que nous sommes, alors la dimension sauvage qui est en nous ne fera plus de mal, car elle aura sa place et sa grandeur.
III. Précisions.
La première Michna du Traité Moèd Katan nous a enseigné l’urgence de s’occuper des besoins de la collectivité durant les mi-fêtes, comme nous venons de le voir. Le Rashba et le Rivash, rapportés par Rabbi Moché Isserles dans ses notes sur le Shoulkhan Aroukh (אורח חיים תקמ »ד סעיף א’ בהגהת רבי משה איסרלס) néanmoins vont apporter quelques restrictions significatives.
Au quatrième tome de ses Techouvot au §326, les gens de la communauté de Perpignan posèrent la question suivante au Rashba [2] :
‘Une communauté était en train de construire un Beth HaKnesset (une Shule), est-ce permis de continuer à le construire durant les mi-fêtes en cela qu’il y a indubitablement un besoin de la collectivité, ou bien peut-être serait-ce interdit car, quand bien même y aurait-il une nécessité communautaire, cela demande un travail très professionnel qui n’est pas si nécessaire pour la fête elle-même, ou peut-être pouvons-nous dire que comme cela consiste en une Mitsva ce serait permis ?’
Le Rashba répond (nous en rapportons notre synthèse):
‘Il me paraît vraisemblable de dire que c’est interdit. Premièrement continuer de construire le Beth HaKnesset nécessite un travail de professionnel, מלאכת אומן, deuxièmement, il n’y a pas de perte si on ne construit pas le Beth HaKnesset, troisièmement il y a sûrement un autre endroit où prier durant la fête donc ce n’est pas un besoin impérieux de la fête.
Mais de manière générale je serais enclin de dire que ce que nos Maîtres permettent d’effectuer les besoins de la collectivité durant les mi-fêtes, et même si ces besoins ne seront effectifs qu’après la fête, cela ne s’applique qu’à des besoins qui touchent le corps, comme creuser des citernes d’eau ou arranger les chemins pour qu’il n’y ait pas d’embuche, בדברים הצריכים לגוף.
Quant à la nécessité de Mitsva, or il y a effectivement une Mitsva de construire un Beth HaKnesset et nos Maîtres permettent durant les mi-fêtes à un individu de s’écrire des Téfilin s’il n’en a pas. Là-bas c’est différent car il y a une nécessité de Mitsva impérieuse [3], ce qui n’est pas le cas dans notre situation où ils peuvent prier dans un autre endroit. Mais de toute façon nous voyons que nos Maîtres ne permettent pas les besoins de Mitsva durant les mi-fêtes de manière générale, la preuve étant que, quand bien même serait-ce interdit de posséder un livre de Torah où il y aurait une faute et qu’il serait nécessaire de le corriger, toutefois on ne corrige pas un livre de Torah durant les mi-fêtes (dans la mesure où il y a une autre livre de Torah pour lire au Beth HaKnesset.’
Le Rashba nous enseigne deux éléments fondamentaux. Quand bien même la première Mishna de Moèd Katan nous enseigne que tous les besoins de la collectivité sont permis d’être effectués durant les mi-fêtes comme nous l’avons vu plus haut, néanmoins nos Maîtres n’ont parlé que d’une sorte très précise de besoins communautaires : des besoins qui concernent le corps des intéressés, l’eau, l’hygiène, l’accessibilité des chemins. On ne parle pas des besoins de la collectivité comme abstraction. Si nous permettons certaines activités communautaires durant les mi-fêtes c’est dans la mesure où cela nous concerne de manière prosaïque ou nous concernera à un moment ou un autre de manière tangible. Deuxièmement, si certains besoins de Mitsva peuvent être permis, on ne peut pas généraliser à tout besoin de Mitsva. Là aussi l’argument de Mitsva qui concerne la collectivité n’est pas un argument imparable. Chaque cas est à évaluer (voir Tshouvat HaRivash. §226). Nous nous permettons de déduire de ces précisions des Rishonim que lorsque la Mishna nous enseigne que l’on fait tous les besoins de la collectivité durant les mi-fêtes, il ne faut pas comprendre la notion de collectivité comme une abstraction. Le besoin du Rabim, des gens, en opposition à l’individu, n’est pas une abstraction. Le Réivèd, cité plus haut, nous explique que lorsqu’un besoin touche plusieurs personnes chacun se démobilise, et compte que l’autre le fasse, car lui-même il a autre chose à faire. Mais cela ne change pas que les besoins dont on parle sont des besoins tangibles et non des besoins abstraits, besoin qui un jour ou l’autre me concernera de manière concrète.
[1] Expression talmudique (Baba Batra 24b) qui signifie qu’un homme n’est motivé que si c’est son problème à lui. Si cela incombe à plusieurs personnes, il laisse l’autre s’en occuper.
[2] Rashba, Rabbi Shlomo ben Aderet, 1235/1310 à Barcelone.
[3] Selon les avis qui disent qu’il faut mettre des Téfilin durant les mi-fêtes.
Pierre LEGENDRE –
Effectivement la question est immense. L’homme de la rue un peu éclairé va répondre » parceque D. aime l’h et veut lui donner les moyens de Le rejoin dre ». Or vous dites et ce n’est pas contradictoire, parceque D.connaissant bien l’homme ne reste pas dans les considérations générales mais lui demande de vivre les mitvots ( c’est plus compliqué en fait)En tous cas, le sens est fort.
Toledano –
Étude passionnante. Je trouve qu’elle met en relief la notion de « mouvement » dans la mission des Sages pour la fixation précisément de la הלכה