Algorithmique talmudique – les variables d’une décision
par: Antoine LevyPublié le 27 Avril 2023
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Nous allons nous intéresser à une Mishna dans le traité Baba Metsia (Daf 33, amoud Alef),
מַתְנִיתִין: [ד] אֲבֵדָתֹו וַאֲבֵדַת אָבִיו, אֲבֵדָתֹו קֹודֶׁמֶׁת; אֲבֵדָתֹו וַאֲבֵדַת רַבֹו, שֶׁלֹו קֹודֵם [ה] אֲבֵדַת אָבִיו וַאֲבֵדַת רַבֹו, שֶׁל רַבֹו קֹודֶׁמֶׁת, שֶׁאָבִיו הֵבִיאּו לָעֹולָם הַזֶׁה, וְרַבֹו שֶׁלִמְדֹו חָכְמָה מְבִיאֹו לְחַיֵי הָעֹולָם; הַבָא [ו] וְאִם אָבִיו חָכָם, שֶׁל אָבִיו קֹודֶׁמֶׁת [ז] הָיָה אָבִיו וְרַבֹו נֹושְאִין מַשאֹוי, מַנִיחַ אֶׁת שֶׁל רַבֹו, וְאַחַר כְָך מַנִיחַ אֶׁת שֶׁל אָבִיו. [ח] הָיָה אָבִיו וְרַבֹובְ בֵית הַשְבִי, פֹודֶׁה אֶׁת רַבֹו, וְאַחַר כְָך ּפֹודֶׁה אֶׁת אָבִיו . [ט] וְאִם אָבִיו חָכָם ּ,פֹודֶׁה אֶׁת אָבִיו וְאַחַר כְָך ּפֹודֶׁה אֶׁת רַבֹו
Nous en donnerons la traduction contextualisée suivante : « Mishna : Proposition 1 : Un homme et son père perdent tous deux un objet. Si un seul objet peut être récupéré, c’est son objet à lui qui a préséance. Un homme et son maître vénéré perdent tous deux un objet. Si un seul objet peut être récupéré, c’est son objet à lui qui a préséance. Son père et son maître vénéré perdent tous deux un objet. Si un seul objet peut être récupéré, c’est celui de son maître qui a préséance ; car son père l’a fait venir dans le Olam Hazé, et que son maître lui a appris la sagesse qui l’amène à la vie du Olam Haba. Et si son père est un sage ? C’est alors l’objet de son père qui doit être récupéré en priorité.
Proposition 2 : Son père et son maître portent tous deux un fardeau. Il décharge d’abord le fardeau de son maître, puis il décharge celui de son père.
Proposition 3 : Son père et son maître sont tous deux retenus captifs. Il rachète son maître, puis il rachète son père. Et si son père est un sage ? Il rachète d’abord son père puis il rachète son maître »
Comme souvent, le Talmud nous propose un texte particulier, qui vient bousculer l’ordre de nos pensées.[1] En première lecture, il semble que les sages ont voulu nous aider dans nos prises de décisions. Alors soit, la première proposition vient me signifier que mon bien serait donc prioritaire sur celui de l’autre, quel qu’il soit. Cela n’est pas forcément intuitif, mais nous pouvons comprendre l’idée de se prendre pour point de départ sans pour autant se prendre pour but. Il ne faut pas chercher à nier son être.
Le cas suivant ne va pas simplifier les choses : si je ne peux retrouver qu’un seul des deux objets perdus, l’objet de mon maître prime sur celui de mon père. Nous ne nous préoccupons pas le moins du monde de la question du shalom. D’aucuns pensent certainement qu’il serait plus adapté de récupérer l’objet de son père, ne serait-ce que pour respecter la mitsva d’honorer ses parents. Eh bien non ! Les sages dessinent une nouvelle approche, et nous pouvons considérer que la raison évoquée serait celle de mon rapport à chaque protagoniste : mon père m’a amené à la vie, mon maître m’apporte les clefs de la sagesse et m’ouvre donc à la vie dans le monde qui vient. Que veut-on dire par-là ? Nous proposons la réflexion suivante : nous avons une mission d’honorer nos parents. Je suis dans le monde et je dois les honorer, pourtant je suis pris par la question du sens de mon existence. Face à cela, nous avons besoin de repères, et mon maître va m’aider à les construire. Comme cela est évoqué dans le premier cas, mon maître va m’enseigner que ma avéda passe avant celle de mon père ou même de mon maître (délimitant ainsi, au moins en partie, la mitsva d’honorer ses parents). Le maître m’aide à sortir des contingences et de la vision bien-pensante de la société ; il m’enjoint à ne pas m’enfermer dans un système [2] et me donne des outils pour construire et m’élever à la problématique de mon être. Nous pourrions penser qu’il n’y a pas de plus grand geste que celui de donner la vie ; les sages viennent nous dire qu’apprendre à vivre sa vie est encore plus grand.
La Hokhma serait donc une certaine clef de lecture de la Mishna. Son organisation (priorité au rav, sauf dans certains cas quand le père est lui-même un sage) nous amènerait à penser que la sagesse est prioritaire, absolument. Pourtant, si tel était le cas, il aurait suffi de le dire de manière directe : la hokhma prime ! De même, je ne serais pas prioritaire sur mon maître vénéré, ni mon père sur mon maître, sous prétexte de sagesse. On sent donc une certaine ambiguïté, porteuse d’un nécessaire approfondissement. [3]
Nous comprenons que dans certains cas, la sagesse n’est pas suffisante. Plus précisément, bien que la sagesse garde une dimension première, certaines situations nécessitent une autre approche : dans un cas mon approche va plus être portée vers l’intimité (dans le cas du père qui est sage), ou bien portée vers quelque chose de plus personnelle (quand je suis prioritaire moi-même). Il y aurait donc un jeu, un délicat équilibre à trouver entre ces deux pôles de la sagesse et de l’émotion. Comme à leur habitude, les sages viennent pointer un aspect essentiel chez l’homme : nous aurions pu penser que la règle était celle d’un absolu ; celui de l’intellect ou celui de l’affect. Dois-je donner la priorité à l’un ou à l’autre dans ma prise de décision ? Les sages nous répondent : ni l’un ni l’autre mais les 2 !
Aussi, il serait possible d’entendre qu’au-delà de la sagesse, la variable à considérer est notre façon de relationner avec ! Il faut que la sagesse se concrétise, qu’elle habite le monde, le construise. Les sages ne sont pas seulement en train de nous apprendre à décider, ils nous aident à définir la façon de relationner dans l’existence : le premier mouvement est la recherche/reconnaissance de la sagesse, et le second la recherche de l’intimité venant alors tout bouleverser. Dans mon rapport à l’existence doivent se mêler le concept et son expression : une idée, un savoir, doit venir se confronter au réel pour y résider.
[1] Nous ne rentrerons pas dans les nombreuses questions que ce passage soulève (pourquoi parler de sagesse et non de
Torah ? Et si le père est le Rav ? Le père et le Rav sont-ils au même « niveau » ? etc), mais conseillons au lecteur intéressé
de regarder le commentaire du Gaon de Vilna, évoquant notamment différentes traductions au sujet du cas où le père
serait un sage (nous avons gardé l’approche de Rashi)
[2] Cela pourrait expliquer le choix du terme de Hokhma plutôt que Torah, qui pourrait elle aussi devenir un système sans
l’éclairage du rav par le développement de la hokhma.
[3] Nous ne rentrerons pas dans certains particularismes de la Mishna (pourquoi la possibilité du père comme sage n’est pas
évoquée dans la deuxième proposition), mais nous vous encourageons à lire le Chita Mekoubetset sur le sujet
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