Si nous posons cette question, nous pouvons nous attendre à ce qu’on y réponde à la manière du poète : ‘le Sinaï, il est en toi, il est en moi, il est en qui est prêt à lui ouvrir son cœur’. Et d’ailleurs, les enseignements de nos Maîtres vont dans une certaine mesure dans ce sens en commentant (Chemot 19,1) :
בחודש השלישי לצאת בני ישראל מארץ מצרים ביום הזה באו מדבר סיני. ‘Le troisième mois de la sortie des enfants d’Israël de la terre d’Egypte, ce jour-ci ils sont venus dans le désert de Sinaï.’
Pourquoi le verset dit-il ‘ce jour-ci’, n’aurait-il pas été plus approprié de dire ce jour-là ? Rachi répond au nom de la Psikata : ‘Pourquoi est-ce écrit ce jour-ci ? C’est pour te dire que les paroles de Torah doivent être neuves pour toi comme si aujourd’hui elle t’était donnée.’ D’où l’expression ce jour-ci, qui signifie ‘aujourd’hui’.
Donc nos Maîtres arrachent le texte à la dimension historique que nous serions tentés de lui donner et nous éduquent à le lire de manière serrée, ce qui aura pour conséquence que le don de la Torah nous concerne tous, aujourd’hui.
Néanmoins plus ardue sera l’entreprise pour définir la spécificité du lieu-dit Sinaï.
Traité Chabbat 89a :
אמר לו ההוא מרבנן לרב כהנא מי שמיע לך מאי הר סיני אמר לו הר שנעשו בו ניסים לישראל הר ניסאי מיבעי ליה אלא הר שנעשה סימן טוב לישראל הר סימנאי מבעי ליה. ‘Un Maître a demandé à Rav Kahana : as-tu déjà entendu ce que signifie le terme Mont Sinaï ? Il lui répondit : la montagne sur laquelle ont été faits des miracles, nissim, au peuple d’Israël. L’autre lui rétorqua : mais si c’était ce que tu dis, le terme aurait du être Mont Nissaï ! Alors proposons : montagne où un siman tov, un bon signe, a été fait à Israël ! Si cela était la bonne explication, il aurait fallu dire Mont Simnaï !’
Nos Maîtres ne s’en sortent pas ! Que signifie le terme Sinaï ? La méthode serait a priori de faire résonner le mot et de rechercher les significations que ces résonances nous suggèrent. Le mot Sinaï est proche du mot nissim qui signifie ‘miracles’ mais il y a un problème : l’ordre des lettres est inversé ! Que faire ?
Bien que l’on perçoive que cette explication n’est pas la bonne, Rav Kahana la propose, et comment le contredirions-nous ? Le don de la Torah n’est-il pas un événement qui dépasse l’entendement ! Un événement extraordinaire ! L’événement de toutes les merveilles !
Mais ça ne va pas.
Alors prenons les lettres dans le bon ordre, et proposons Simnaï qui nous fait entendre siman tov, un bon signe ! En effet le don de la Torah n’est-il pas l’événement à la source de tous les bonheurs et de toutes les bénédictions du peuple d’Israël ? Siman Tov et Mazel Tov ! Mais ça ne va pas, le terme aurait dû être Simnaï ! Rav Kahana répond : je ne sais pas !
Son interlocuteur alors le tance en lui reprochant de ne pas fréquenter les Maîtres qui s’y connaissent en Aggada, textes midrashiques.
אמר לו מאי טעמא לא שכיחת קמיה דרב פפא ורב הונא בריה דרב יהושע דמעייני באגדתא דרב חסדא ורבה בריה דרב הונה דאמרי תרווייהו מאי הר סיני הר שירדה שנאה לעכו »ם עליו.
‘Il lui dit (celui qui l’interrogea au départ) : pourquoi ne fréquentes-tu pas Rav Papa et Rav Ouna fils de Rav Yéochoua qui étudient assidûment la Aggada ! Si tu avais étudié la Aggada tu aurais su que Rav ‘Hisda et Rabba fils de Rav Ouna enseignent tous deux : que signifie le terme Mont Sinaï ? C’est la montagne sur laquelle est descendue dessus la haine pour les Nations (en effet le mot haine se dit sinha en hébreu, terme proche du mot Sinaï).’
Ce texte est complexe, difficile et très riche. Essayons de sérier les problèmes. Tout d’abord quel est le dialogue entre le Maître (anonyme) et Rav Kahana ? De la fin du passage il ressort clairement que celui qui a posé la question au départ connaissait pertinemment la réponse puisqu’il la donne à la fin au nom de Rav ‘Hisda et de Rabba fils de Rav Ouna ! Alors que voulait-il ?
Nous proposons la démarche suivante.
Il y a deux parties dans l’étude talmudique, la partie qui traite du légal appelée Hala’ha, et la partie homilétique, qui traite plutôt des lectures à caractère métaphysique des versets, appelée Aggada. Ce Maître voulait prouver à Rav Kahana sur pièce, si nous pouvons nous exprimer ainsi, de la nécessité de s’investir dans les deux domaines, et de ne pas se limiter qu’au légal. En effet Rav Kahana spontanément n’a donné que des explications approximatives et était incapable de faire ressortir la ‘substantifique moelle’ du verset. Le Maître lui prouve alors qu’il faut aussi apprendre de ses Maîtres à aborder ce domaine central de la Torah et qu’aborder ce domaine au jugé sans tradition précise de ses Maîtres amène à l’échec.
Mais le texte va plus loin. Il nous montre sur pièce ce qui nous retient d’étudier cette science particulière qui s’appelle Aggada. Il y a quelque chose en nous qui nous bloque. Les lectures du terme Mont Sinaï que donne spontanément Rav Kahana sont pleines d’enthousiasme et d’élan mais tombent complètement à côté.
Que D. soit loué de nous avoir donné une si belle Torah ! Oh combien le Don de la Torah est extraordinaire et miraculeux ! Et combien nous incombe de glorifier D. pour cette merveilleuse Torah, source de tous les bonheurs et de toutes les bénédictions (Siman Tov) ! Ce Maître prouve à Rav Kahana que tout cela est bon et bien mais ne rend pas compte du texte et qu’il faut s’astreindre à un travail difficile pour rentrer dans le sujet. Et le résultat nous amène à de tous autres horizons, difficilement tolérables : ‘que signifie le terme Mont Sinaï ? C’est la montagne sur laquelle est descendue dessus la haine pour les Nations (La haine se disant sinha)’.
Finalement les premières lectures de Rav Kahana n’étaient-elles pas plus structurantes que la conclusion énigmatique et passablement déconstruite que proposent les Maîtres ‘qui s’y connaissent’ !
Analysons maintenant le corps du sujet. Nous ne pouvons qu’adhérer au fait qu’il y a une similitude entre la consonance du mot Sinaï et le mot haine qui se dit sinha, mais quel est le message ? Rachi explique : ‘La haine pour les Nations. Qui n’ont pas reçu la Torah sur cette montagne.’ En d’autres termes, dès que la Torah fut reçue par les enfants d’Israël, à cet instant précis émergea une haine inextinguible envers le peuple juif de ceux qui ne l’ont pas reçue (qui n’ont pas voulu la recevoir ? qui ont refusé de la recevoir ?). Dans cette réponse redoutable, nos Maîtres nous enseignent que la haine du juif n’est pas un épiphénomène malheureux qu’il ne nous resterait qu’à combattre pour que nous arrivions à la félicité suprême, mais est un fait consubstantiel du fait juif.
Certes, admettons, mais en quoi le lieu du don de la Torah peut-il être défini par cette haine ? Reformulons les choses ainsi. Nous avons tendance (et cela est bien compréhensible et tout l’enjeu de ce texte est là) à considérer la haine du juif comme une perversion à combattre et à vaincre (voir les bibliothèques qui ont été écrites sur le sujet). Nos Maîtres nous enseignent ici que cette haine est consubstantielle au don de la Torah, mais l’enseignement va plus loin. C’est cette haine qui définit le lieu même du don de cette Torah.
Mais en quoi la haine, pulsion négative s’il en est, peut-elle définir le lieu de l’événement fondateur par excellence, le don de la Torah ? Pourquoi tant de haine ?
Le lien de connexion entre le don de la Torah et sa réception est ce lieu tel que tout celui qui la refuse y voue une haine immodérée. Un lieu est un positionnement spatial, mais non nécessairement géographique. Le fait que le don de la Torah oblige à un positionnement, pour ou contre elle, prouve qu’il a eu lieu, qu’il a un lieu. S’il y a don effectif de la Torah, le premier positionnement par rapport à ce phénomène est la distance. S’il y a Torah, s’il y a une Torah vécue, mon premier positionnement par rapport à ce fait réel et non fantasmatique est de me percevoir dépossédé de mon être, arraché de ma naturalité.
C’est ce que nos Maîtres expriment dans leur concision prophétique : Quel est le nom du lieu où la Torah a été donnée ? C’est Sinaï, où est descendu la sinha, la haine pour les Nations (qui n’y ont pas reçu la Torah). Il paraît que des savants recherchent s’il y a des preuves historiques au don de la Torah au mont Sinaï. Nos Maîtres répondent : s’il y a un phénomène tel que des gens vivent quelque chose et que des gens extérieurs leur vouent une haine irraisonnée, c’est qu’il y a là un lieu du don effectif de la Torah, et non fantasmatique, et non historiciste.
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