I – Le Midrach (Vayikra Rabba XXVII, 5), prenant acte des diverses espèces pouvant être offertes en sacrifice (Lévitique XXII, 26-33), fait la remarque suivante :
« Rav Houna au nom de Rav Yossef enseignait : Toujours, ‘’Dieu s’enquiert du persécuté’’ (Ecclésiaste III,15) : Un Juste poursuit un Juste ? Dieu s’enquiert du persécuté. Un impie poursuit un Juste ? Dieu s’enquiert du persécuté. Un impie poursuit un impie ? Dieu s’enquiert du persécuté et même si un Juste poursuit un impie – Dieu s’enquiert du persécuté quoi qu’il en soit.
Rabbi Yéhouda fils de Rabbi Simon disait au nom de Rabbi Yéhouda fils de Rabbi Néhouraï : Le Saint béni soit-il réclame toujours le sens des persécutés victimes de leurs persécuteurs.
Preuve en est : Abel était persécuté par Caïn, et Il choisit Abel, comme il est dit (Genèse IV, 4) : ‘’Et Dieu agréa Abel et son offrande’’
Noé était poursuivi par ses contemporains, comme il est dit (Genèse VII, 1) : ‘’Et je t’ai vu toi juste devant Moi’’
Abraham était persécuté par Nimrod, et Dieu le préféra, comme il est dit (Néhémie IX, 7) : ‘’Tu es l’Eternel qui a choisi Abraham’’
Isaac était persécuté par les Philistins, mais Dieu choisit Isaac, comme il est dit (Genèse XXVI, 28) : ‘’Nous avons vu que Dieu était avec toi’’
Jacob était poursuivi par Esaü, et Dieu le choisit, comme il est dit (Psaumes CXXXV, 4) : ‘’Car l’Eternel élut Jacob’’
Joseph était poursuivi par ses frères, et D. le choisit lui, comme il est dit (Psaumes LXXXI, 6) : ‘’C’est un témoignage qu’Il établit en Joseph‘’
Moïse était poursuivi par Pharaon, et Dieu l’a choisi comme il est dit (Psaumes CVI, 23) : ‘’Si ce n’était Moïse son élu’’
David était poursuivi par Saül, et Dieu choisit comme il est dit (Psaumes LXXXVIII, 70) : ‘’Et Il élut David, Son serviteur’’
Saül était poursuivi par les Philistins, et D. choisit Saül, comme il est dit (I Samuel X, 24) ‘’Avez-vous vu Saül, que D. a élu ?’’
Israël est poursuivi par les Nations, et D. choisit Israël, comme il est dit (Deutéronome XIV, 2) : ‘’Et c’est toi [Israël] que D. élut pour être Son Peuple’’
Rabbi Eli’ezer fils de Rabbi Yossi ben Zimra disait : le bœuf est poursuivi par le lion, le chevreau est poursuivi par le tigre, l’agneau est poursuivi par le loup 2 … N’apportez pas en sacrifice devant Moi des animaux persécuteurs, mais uniquement des animaux qui soit sans cesse persécutés 3 .
C’est pour ça qu’il est écrit (Lévitique XXII, 27) : « Lorsqu’un veau, un agneau ou un chevreau vient de naître…’’
II – Pour comprendre ce qui est en jeu ici, il convient de revenir sur un passage du Midrash qui, n’en doutons pas, aura retenu l’attention du lecteur : ‘’même si un Juste poursuit un impie – Dieu s’enquiert du persécuté, quoi qu’il en soit’’
Car cela à l’évidence va absolument à l’encontre de l’idée que l’on se fait de la morale et de l’éthique de la Torah en général. Depuis quand le Saint Béni soit-il soutient-il Lui-même l’impie – celui qui le repousse et le rejette – sous le simple prétexte qu’il est persécuté ?
Assurément, il se trame ici quelque chose de très particulier.
Il convient alors de se tourner vers les Commentateurs pour découvrir de quoi il s’agit…
III – Le Sefat Emeth 4 (Emor, année 5663 [1903]) explique que pour être proche de D., il est nécessaire d’avoir le plus d’intériorité possible. Or, dans le monde dans lequel nous vivons, il est un fait que la nature la cache, et que la loi naturelle est en effet celle du plus fort. La place qu’occupe une créature dans la chaîne alimentaire (puisque c’est bien de cela dont nous parle la dernière partie du Midrach), est ce qui définit sa position dans le monde naturel.
D’après cela, il tombe sous le sens que les animaux qui sont sans cesse poursuivis, parce qu’ils se trouvent tout en bas de cette chaîne alimentaire, ont de fait naturellement plus d’intériorité que tous les autres.
(C’est d’ailleurs la même raison, explique le Sefat Emeth, qui prévaut aux signes distinguant les animaux cachers de ceux qui ne le sont pas 5 , car ceux-ci permettent à l’animal d’être sensible et de développer une quelconque intériorité – Chémini 5653[1893]
Et d’autres part, on sait qu’un des signes pour disqualifier un volatile , c’est le fait qu’il soit un tant soit peu un oiseau de proie (H’oulin 62b))
De sorte à ce que lorsque l’ Ecclesiaste considère que ‘’D. s’enquiert toujours du persécuté’’, c’est dû au fait que celui-ci, de par sa position si fragile dans le monde de la nature est crédité d’une intériorité authentique (encore faut-il qu’il le sache, et qu’il le désire…), qui suffit à le rendre apte à se rapprocher de son Créateur…
IV – Si l’on relit le Midrach à l’aune de ce que l’on vient de voir, alors il est remarquable de constater que cette position spirituellement privilégiée du Nirdaf peut soit être naturelle – c’est le cas des animaux que D. a en conséquence choisi pour Lui être sacrifiés -, soit subie, plus ou moins temporairement 6 . Tel est l’Homme dont la position en ce domaine dépend de la Providence et du libre-arbitre de chacun. Car ce n’est pas un hasard si la liste de personnages dressée par la Midrach parcourt la Bible transversalement.
Autrement dit, on peut choisir d’être le persécuteur ou le persécuté !…
V – Pour sa part, le Maharal de Prague exprime une idée voisine de la précédente, mais plus radicale (de sorte à ce qu’il soit possible que celle-là soit l’explication de celle-ci).
Selon lui (Netsah’ israël, ch. XV – il y’est question de l’Exil d’ Israël parmi les nations (cf. infra)), ‘’personne ne peut jouir des deux tables’’ 7 , c’est-à-dire que si on est installé dans ce Monde-ci, qui est celui de la matérialité, si l’on y est en position de force comme les lions, les aigles et les loups, alors on ne peut pas être à l’écoute de ce qui est ‘’absolument séparé du matériel’’ – c’est-à-dire de la parole, voire même de la Présence de D..
En ce sens, ‘’D. s’enquiert du persécuté’’, parce que celui-ci est ici bas le seul à pouvoir percevoir Son message !
(A l’évidence, il y’a ici une certaine radicalité par laquelle notre époque si aseptisée ne peut être qu’heurtée…)
VI – De réflexions d’importance peuvent être faites à partir de ce que nous venons de découvrir :
Premièrement, en intercalant le destin d’israël entre les personnages bibliques et entre ce qui se réfère aux sacrifices, le Midrach nous décrit ce qu’est l’Histoire juive : une poursuite millénaire entre ceux qui sont en position de force et ceux qui sont en position de faiblesse – à l’image de la poursuit e de Jacob par Esaü.
Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que dans ce même passage de la Torah (Lévitique XXVII, v. 32), apparaisse le commandement de ‘’sanctifier le Nom de D..’’ (Kiddouch haChem), verset qui, si l’on en croit Rachi, a accompagné des milliers de martyrs.
De fait, dans le contexte des persécutions romaines, le Talmud (Chabbat 49a) semble lier les deux parties de notre Midrach, en explicitant la comparaison opérée par l’Ecriture (Psaumes LXVIII, 14) de l’assemblée d’Israël à une colombe. Le volatile ne dispose pour se défendre que de ses frêles mais vives ailes, à l’instar des Enfants d’Israël qui face à l’oppression impitoyable des nations ne peuvent opposer que les commandements divins, et mériter ainsi (comme ce fut le cas dans l’épisode narré par la Guémara) mériter d’être sauvés providentiellement.
VII – Mais ce qui constitue peut être le message le plus important de ce Midrach, c’est qu’en réalité il nous apprend l’existence d’une loi naturelle de nature spirituelle qui s’oppose ainsi aux lois du monde physique.
Car il est logique que ce qui dans le texte est présenté dans le cadre de la persécution s’applique également dans celui de la domination.
Toute domination étant le reflet d’une position de force dans ce Monde-ci.
Et ce même si elle est la plus légitime possible…
Ainsi, il peut y avoir des fois où les règles édictées par la société pour assurer le bien commun se trouvent en conflit direct avec cette loi spirituelle qui veut que toujours ‘’D. s’enquiert du persécuté’’, si tant est que d’aucuns (quelque soit leurs motivations et leur moralité par ailleurs 9) sont poursuivis par la loi des hommes…
Ce qui se trouve donc être d’une singulière actualité [même si en ce moment on a malheureusement d’autres préoccupations plus immédiates, ה’ ירחם]
1] ‘’VéaElokim yévakech et haNirdaf’’ –ce terme central de Nirdaf sera dans ces lignes rendu soit par ‘’poursuivi’’ soit par ‘’persécuté’’
2] Selon le Rada’’l, on se réfère ici à un verset explicite d’Isaïe (XI, 6) : ‘’Alors le loup habitera avec la brebis, et le tigre reposera avec le chevreau; veau, lionceau et bélier vivront ensemble, et un jeune enfant les conduira’’ Et la dimension messianique vient d’entrer dans le Midrach…
3] Cf. Babba Kamma 92b, où l’on voit la même idée…
4] Rabbi Yehuda Aryeh Leib Alter (Varsovie 1847 – Gour 1905), le Rabbi de Gour.
5] Lévitique XI, 3 : ‘’ Tout ce qui a le pied corné et divisé en deux ongles, parmi les animaux ruminants’’
6] C’est là un autre sujet… Cf. Avot II,6.
7] Selon Bérah’ot 5b.
8] ‘’ Resterez-vous immobiles entre les parcs de troupeaux, ô vous, ailes de la colombe, plaquées d’argent, dont les pennes ont la couleur éclatante de l’or fin?’’
9] On l’a vu : c’est le cas même lorsqu’il s’agit des gendarmes et des voleurs.
B.Klein –
Superbe texte, émouvant, précis et apportant un bel éclairage sur la problématique des rapports entre le fort et le faible