Ki Tetsé : Le Ben Sorer Oumoreh ou l’impossible echec
par: Rav Yehiel KleinPublié le 7 Septembre 2022
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A) Notre Paracha nous entretient dès le début (Deutéronome XXI,18-21) d’un cas très particulier, celui du Ben Sorer ouMoré, le fils dévoyé et rebelle, que la Torah voue à une punition exceptionnelle :
כִּי-יִהְיֶה לְאִישׁ, בֵּן סוֹרֵר וּמוֹרֶה–אֵינֶנּוּ שֹׁמֵעַ, בְּקוֹל אָבִיו וּבְקוֹל אִמּוֹ; וְיִסְּרוּ אֹתוֹ, וְלֹא יִשְׁמַע אֲלֵיהֶם. יט וְתָפְשׂוּ בוֹ, אָבִיו וְאִמּוֹ; וְהוֹצִיאוּ אֹתוֹ אֶל-זִקְנֵי עִירוֹ, וְאֶל-שַׁעַר מְקֹמוֹ. כ וְאָמְרוּ אֶל-זִקְנֵי עִירוֹ, בְּנֵנוּ זֶה סוֹרֵר וּמֹרֶה–אֵינֶנּוּ שֹׁמֵעַ, בְּקֹלֵנוּ; זוֹלֵל, וְסֹבֵא. כא וּרְגָמֻהוּ כָּל-אַנְשֵׁי עִירוֹ בָאֲבָנִים, וָמֵת, וּבִעַרְתָּ הָרָע, מִקִּרְבֶּךָ; וְכָל-יִשְׂרָאֵל, יִשְׁמְעוּ וְיִרָאוּ.
« Si un homme a un fils dévoyé et rebelle, sourd à la voix de son père comme à celle de sa mère, et qui, malgré leurs corrections, persiste à leur désobéir, son père et sa mère se saisiront de lui, le traduiront devant les anciens de sa ville, au tribunal de sa localité, et ils diront aux anciens de la ville : « Notre fils que voici est libertin et rebelle, n’obéit pas à notre voix, s’adonne à la débauche et à l’ivrognerie. » Alors, tous les habitants de cette ville le feront mourir à coups de pierres, et tu extirperas ainsi le vice de chez toi ; car tout Israël l’apprendra et sera saisi de crainte »
B) Cette sévérité paraît si extrême, que dans le Talmud, nos Sages en prennent leur parti (Sanhédrin 71a) :
« Rabbi Shim’on disait : est-ce donc parce que ce jeune garçon a mangé un peu de viande et bu un peu de vin [1] italien (sic), que ses parents vont l’amener au tribunal pour l’y lapider ?
C’est bien que cela n’a jamais eu lieu, et n’aura jamais lieu.
Et cependant si elle est écrite dans la Torah, c’est pour qu’on puisse l’interpréter et en percevoir le salaire de l’Etude ( דרוש וקבל שכר)
Rabbi Yonathan intervient : «Moi, j’en ai vu un ! Et je me suis assis sur son tombeau [2]»
Et, dans le même ordre d’idée, le Talmud ramène encore deux cas limites, qui sont traités avec la même perplexité :
« La ville réprouvée (Deutéronome XIII, 13-19) n’a jamais existé, et n’existera jamais.»
Et si elle est écrite dans la Torah, c’est pour qu’on puisse l’interpréter et en percevoir le salaire de l’Étude.
Rabbi Yonathan intervient : «Moi, j’en ai vu une ! Et je me suis assis sur ses ruines »
Et enfin :
« La maison léprosée (Lévitique XIV, 33-53) n’a jamais existé, et n’existera jamais.»
Et si elle est écrite dans la Torah, c’est pour qu’on puisse l’interpréter et en percevoir le salaire de l’Étude.
Rabbi Eli’ézer fils de Rabbi Tsadok disait : il existe un lieu-dit dans les environs de Gaza qui se nomme : ’’la ruine au lépreux’’.
Rabbi Shim’on d’Acre dit : Un jour que je me promenais en Galilée, j’ai vu un endroit que l’on signalait en prévenant : « Des pierres atteintes de lèpre ont été déposées ici »
A l’évidence, cette controverse surprenante demande à être expliquée…
C) Chez les Commentateurs, nous trouvons la démarche suivante (cf. Rabbénou Bahaïe [3]) :
1- La première, c’est de dire que s’il n’y en a jamais eu et qu’il n’y en aura jamais, c’est parce que les critères halakhiques qui le permettent sont si précis ( la période en question n’est que de trois mois à peu près, il faut qu’il dérobe dans des conditions particulières des quantités très précises, etc…) que techniquement, les conditions pour que le Din, la Loi de Ben Sorér ouMoré ne pourra jamais s’appliquer [4].
Mais cela n’est absolument pas gênant : c’est pour qu’on puisse l’interpréter et en percevoir le salaire de l’Étude, c’est-à-dire que c’est dans les détails les plus précis d’une Mitsva, même s’ils sont factuellement irréalisables, que l’on a connaissance de la nature profonde de celle-ci (Mahara’’l [5])
Et de manière générale, c’est ainsi que la plupart des Commentateurs [6] perçoivent cette Paracha : peu importe ce qui advient dans la réalité, l’essentiel c’est qu’ici on ait le passage de la Torah qui parle de l’éducation des enfants – et c’est à nous de comprendre et d’exploiter ce cas extraordinaire pour l’appliquer à notre expérience…
C’est là qu’interviendrait avec éclat Rabbi Yoh’anan : pourquoi refuser de voir ce que l’on a devant nos yeux ? Certes le Din du Ben Sorér ouMoré n’existe pas, mais il y a malheureusement des rejetons qui sont comme le Ben Sore ouMoré – qui le sont presque.
Ainsi, précise Rabbénou Bahaïe, en fut-il Avshalom, le fils rebelle de David, qui était loin d’être un enfant (cf. II Samuel, ch. XV – XVIII) [7].
Et en effet, le Midrach Bamidbar Rabba IX, 24 nous présente ce personnage comme le prototype même du Ben Sorer ouMoré ! – יע »ש
D’après cette explication, les Sages débattent de l’interprétation de ce que l’on voit.
2- Et l’on peut aller plus loin (ce pourrait être la première explication de Rabbénou Bahaïe, d’après laquelle Rabbi Yoh’anan s’oppose complètement aux Sages : pour lui, cela a existé, etc…)
Les Sages, en considérant qu’une telle chose n’a jamais existé et n’existera jamais, veulent signifier par là que la concrétisation de tous ces critères extrêmement précis dans la réalité constituerait un tel échec pour la société que raisonnablement, c’est impossible.
Ce serait cela ‘’l’impossible échec’’ : il est impossible que la Providence permette que l’Humanité atteigne un tel niveau de déchéance, parce que si c’est le cas, s’il y a un jour, qu’à D. ne plaise, un véritable Ben Sorer ouMoré, alors ça veut dire que tout espoir est perdu ! [8]
Mais ceci ne gêne pas outre mesure Rabbi Yonathan : ’’Moi, j’en ai vu un ! et je me suis assis sur son tombeau’’, cela signifie que, selon toute probabilité, rien n’empêche qu’une telle chose ait existé (même si ce n’est pas au niveau légal, etc…), et peut être même que cela existe encore en ce moment. Simplement, ‘’je me suis assis sur son tombeau’’, personne ne s’en est rendu compte !
L’échec absolu peut exister, malheureusement, et ce n’est pas pour autant que la société dans son ensemble est condamnée parce qu’arrivée à un point de non-retour.
Mais trop souvent cela reste marginal – voire dissimulé – au point que l’on ne puisse le percevoir, à moins de faire l’effort de comprendre ce que l’on voit, ce que l’on entend.
En cela, Rabbi Yonathan s’est ‘’assis sur son tombeau’’ : cet accident de parcours aurait très bien pu le laisser de marbre [9], s’ il n’avait pas fourni l’effort de déchiffrer ce à quoi il assista alors.
De ce point de vue, il est donc question ici de l’interprétation de ce que l’on ne voit pas…
[1] Certes après les avoir volées…
[2] Cf. infra, note 8.
[3] ומה שנמצא שם אמר ר’ יוחנן אני ישבתי על קברו של בן סורר ומורה ועל תלה של עיר הנדחת, אפשר לומר דפליג אברייתא, או שמא הא דר’ יוחנן לא היה בן סורר ומורה גמור אלא כענין אבשלום, אבל לא היה בן סורר ומורה גמור כדין תורה שנגמר לסקילה.
[4] D’après le Yad Rama, c’est même impossible, pour des raisons physiologiques…
[5] Gour Arié, Nombres XIX, 16 : « וזה היה כוונתם של רז »ל בכל מקום שדברו חכמים בדברים רחוקים מאד, שלא היו… ולא נהיו […] כי ההלכות שיש למצוה מעמידין את האדם על עיקר מהות המצוה »
[6] Rav Chimchon Raphaël Hirsch, Maharcha, Kli Yakar, Netsiv…
[7] Cf. par ailleurs Sanhédrin 107a, sur le lien entre le Ben Sorer ouMoré et le passage précédent, celui de la Belle Captive (XXI, 10-14)
[8] D’où le fait que Rabbi Yonathan ait pu ‘’s’asseoir sur un tombeau’’ alors qu’il est interdit de tirer profit des morts – question du Guilyon HaChass..
[9] C’est le cas de le dire…
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