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Parachat Aharei Mot : Le bouc émissaire

par: Jérôme Bénarroch

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Le rite célèbre du bouc émissaire, envoyé dans le désert à la mort, lancé dans un ravin, le jour de Kippour, reste énigmatique dans nombre de détails. Le sens global est pourtant, selon Rambam, assez clair. Guide III-46:

« Le bouc émissaire étant destiné à l’expiation totale de grands péchés, de sorte qu’il n’existe aucun sacrifice public de péché qui en fasse expier autant que lui et qu’il emporte en quelque sorte tous les péchés, on ne devait point l’égorger, ni le brûler, ni l’offrir en sacrifice ; mais on devait l’éloigner autant que possible et le lancer dans une terre dite guezera (Lev. 16-22), c’est-à-dire écartée des habitations. Il est indubitable pour tout le monde que les péchés ne sont point des corps qui puissent se transporter du dos d’un individu sur celui d’un autre. Mais tous ces actes ne sont que des symboles destinés à faire impression sur l’âme, afin que cette impression mène à la pénitence ; on veut dire : nous sommes débarrassés du fardeau de toutes nos actions précédentes, que nous avons jetées derrière nous et lancées à une grande distance

Certes, c’est ce que dit le verset Lev 16-21 : « Aaron appuiera ses deux mains sur la tête du bouc vivant, il confessera sur lui tous les crimes des fils d’Israël et toutes leurs transgressions selon tous leurs péchés, il les donnera sur la tête du bouc, il l’enverra par la main d’un homme exprès (près depuis la veille dit Rachi) vers le désert ».

Mais reste nombre de difficultés. Pourquoi le tirer au sort entre deux ? Pourquoi n’est-ce pas un sacrifice comme un autre ? Pourquoi nommer le lieu vers lequel on l’envoie Azazel, et non pas simplement ravin ? Pourquoi est-il unique dans l’année, et emporte-t-il plus efficacement que les autres sacrifices « les fautes graves » ? Ces détails sont-ils de simples contingences destinées à faire impression, à rendre l’opération inhabituelle, et par suite à éveiller ultimement les coeurs pour le repentir ? Le problème est redoublé par le fait que le rite ressemble fort, tout bonnement, à une forme de culte idolâtre. Car, on ne sacrifie certes pas l’animal, mais il est envoyé « à Azazel ». Et l’on se demande, naïvement, qui est-il ce Azazel? Est-ce un démon, un diable ?

Rachi semble indiquer qu’il n’y a pas à y voir une quelconque personnification : au verset 16-8 « Azazel : c’est une montagne abrupte et escarpée, un rocher élevé…» Donc pas d’inquiétude, c’est un nom imagé pour un lieu particulièrement dangereux, comme un gouffre.

Pourtant, dans Yoma 67b, on lit : « A l’école de Rabbi Ichmaël on enseigne : Azazel : il procure expiation pour l’acte de Ouza et de Azaël, (des anges déchus au temps d’avant le déluge)

Pour répondre à ces interrogations, nous pouvons lire la très longue explication que propose Ramban, qui s’appuie elle-même en partie sur les éléments très laconiques que propose en allusion Ibn Ezra.

« Rabbi Abraham Ibn Ezra est « l’esprit vérace qui occulte la chose », tandis que je suis « le médisant qui dévoile son secret » (Proverbes 11, 13) ; puisqu’en effet, nos maîtres l’ont déjà révélé en maintes occurrences. Ils ont dit dans le Midrach Beréchit Raba (65, 10): « Et le bouc (séïr) emportera sur lui » (V. 22) – c’est Esaü dont il est dit: « Esaü, mon frère, est un homme velu (séïr) » (Genèse 27, 11) – « toutes leurs iniquités », ce sont les iniquités de l’homme sincère, selon les mots « Jacob était un homme sincère » (Genèse 25, 27).

Plus explicite encore, on lit dans les Pirké de Rabi Eliezer (46): « C’est pour cette raison que les enfants d’Israël soudoient Samaël le jour de Kipour afin de ne pas rendre nul leur sacrifice [d’expiation], selon les mots: « un sort sera pour l’Éternel, un sort pour Azazel » (V. 8). (Le bouc sur lequel tombe) le sort pour le Saint béni soit-Il est un sacrifice expiatoire, et (le bouc sur lequel tombe) le sort pour Azazel est le bouc émissaire qui emporte toutes les fautes d’Israël, selon les mots : « Et le bouc emportera sur lui toutes leurs iniquités » (V. 22). Samaël constata qu’ils ne se trouvaient aucune faute en eux le jour de Kipour, il déclara devant le Saint béni soit-Il : Maître du monde, tu as un peuple unique sur terre qui est semblable aux anges du ciel. De même que les anges qui te servent vont pieds nus, les enfants d’Israël vont aussi pieds nus le jour de Kipour. De même que les anges qui te servent se passent de boire et de manger, les enfants d’Israël se passent aussi de boire et de manger le jour de Kipour. De même que les anges qui te servent sont dépourvus de genoux, les enfants d’Israël restent debout le jour de Kipour. De même que les anges qui te servent ont la paix comme intermédiaire, les enfants d’Israël aussi la paix s’installe entre eux le jour de Kipour. De même que les anges qui te servent sont innocents de toute faute, les enfants d’Israël sont aussi innocents de toute faute le jour de Kipour. Le Saint béni soit-Il entend ainsi le témoignage des enfants d’Israël de la bouche de leur accusateur, et il purifie l’autel, le Sanctuaire, les prêtres, ainsi que tout le peuple assemblé, selon les mots : « Et il purifiera le saint Sanctuaire, la Tente d’assignation, etc. » (V. 33). Telles sont les paroles de cette agada.

Voilà désormais dévoilé son nom et son activité. Tel est le secret de cette affaire, à savoir que les enfants d’Israël vouaient un culte aux « autres divinités », c’est-à-dire aux anges, et qu’ils leur offraient des sacrifices qui obtenaient leur assentiment, comme les pratiques auxquelles se réfèrent Ezéchiel: « Tu as placé devant eux mon huile et mon encens, ainsi que mon pain que je t’avais donné, la fine fleur de farine, l’huile et le miel dont je te nourrissais tu leur as offert pour obtenir leur apaisement ; oui, il en a été ainsi, dit le Seigneur Dieu …  »

Or, la Tora a complètement prohibé l’acceptation de leur divinité ainsi que tout culte qui leur serait destiné. Cependant le Saint béni soit-Il a ordonné que soit envoyé un bouc le jour de Kipour dans le désert, au Prince qui règne sur les endroits de destruction. Et celui-ci lui convient en tant qu’il en est le maître, et que ruine et destruction émanent de sa puissance, car il est la cause des astres de la guerre et du sang, des guerres, des discordes, des plaies et des blessures, de la division et de la ruine. Globalement il est l’âme de la planète Mars. Sa part parmi les peuples est Esaü, car il représente la nation qui a hérité du principe de la destruction et de la guerre ; sa part parmi les animaux est le bouc et la chèvre ; et sa part inclut aussi les chèdim, appelés « démons » dans la langue de nos maîtres, et dans la terminologie de l’Ecriture: séïrim (Lévitique 17, 7), car « Séïr » est son nom ainsi que celui de son peuple. Mais l’intention de la Tora n’est en aucune façon que le bouc émissaire serait une offrande de notre part destinée à lui – Dieu nous garde ; mais notre intention doit être d’accomplir la volonté de notre Créateur qui nous a enjoint d’agir ainsi.

En voici un exemple : supposons que quelqu’un offre un repas au Maître, or le Maître lui ordonne de donner une part du repas à tel de ses serviteurs. Dans ce cas, celui qui offre le repas ne donne rien de lui-même à ce serviteur et il n’agit pas ainsi pour l’honorer. Car il donne tout au Maître et c’est le Maître qui accorde une gratification à son serviteur. L’homme veille seulement à accomplir le précepte qui lui a été donné, il agit afin d’honorer le Maître en accomplissant tout ce qu’il lui a commandé. Et parce que le Maître éprouve de l’affection pour l’homme qui lui a préparé un repas, il veut que tous ses serviteurs en profitent et qu’ils fassent ainsi l’éloge de l’homme et ne le dénigrent pas.

Telle est la signification des « sorts ». Car si le prêtre les consacrait par une déclaration de sa bouche en disant : Celui-ci pour l’Eternel et celui-ci pour Azazel, c’est comme s’il lui avait rendu un culte et avait consacré un animal à son nom. Mais il se contentait de les placer devant l’Eternel à l’entrée de la Tente d’assignation, car les deux boucs étaient une offrande à Dieu et il donnait ensuite à son serviteur la part qui lui était accordée par l’Eternel. Et c’est lui qui tirait au sort quand sa main les partageait, selon les mots: « Dans le giron on tire au sort, mais c’est de Dieu que provient le jugement » (Proverbes 16, 33). Et même après le tirage au sort, le prêtre plaçait le bouc désigné pour Azazel devant l’Eternel pour indiquer qu’il lui appartenait, et qu’en l’envoyant nous n’avons d’autre intention que d’accomplir la volonté de Dieu, comme il est dit: « et le bouc que le sort aura désigné pour Azazel devra être placé, vivant, devant l’Eternel pour servir au pardon, avant d’être envoyé à Azazel dans le désert » (V. 10). Voilà pourquoi nous ne l’immolons absolument pas nous-mêmes…»

L’interprétation saisit par sa consistante et sa précision. Premièrement, le bouc représente la dimension d’Essav, Séïr, dimension de violence et de destruction, qui est envoyé vers l’ange qui est le Prince de ce principe réel, au désert, en son lieu, inhabité, inhumain, abrupt, destructeur. Ainsi les fautes graves, que Rambam désigne par ailleurs comme celles passibles de la peine de mort et de retranchement, ainsi que la faute du serment vain et mensonger (Hilkhot Techouva 1-2), sont emportées au loin, pour les expurger de nous, en offrande à cet ange. On l’envoie pour Azazel, comme cadeau corrupteur, de sorte que les autres sacrifices envers D.ieu lui-même ne soient pas invalidés par l’accusateur Samaël. Celui qui vient débusquer la faiblesse humaine, le hiatus entre l’entièreté de l’Idée, l’exigence de vérité et de justice, et la réalité de ce qui advient d’inconvenance, de dérisoire, de navrante déceptivité en nous. Et toute la subtilité est que ce cadeau n’est justement pas un sacrifice habituel. C’est D.ieu, le miséricordieux, qui trame cet artifice. Lui choisit au sort le bouc, et nous l’envoyons au loin, hors du regard, se fracasser au désert. L’accusateur est ainsi soudoyé par D.ieu lui-même. L’accusateur se retrouve, ultimement, désarmé. Ce n’est pas nous qui reconnaissons un autre pouvoir que celui de D.ieu, c’est D.ieu lui-même qui nous délivre du fantasme tenace, quasi ontologique, de culpabilité.

Il paraît clair en effet que le sort, par le truchement duquel le bouc émissaire est choisi, consiste à ne pas avoir à soi-même le choisir. Son destin, nous allons tenter de l’expliquer, est grave, particulièrement effroyable. Honte à nous qui aurions à le désigner. Lorsque nous désignons l’animal, nous assumons, auprès de lui, son destin. Pour les korbanot, nous déclarons implicitement, et malgré le paradoxe à le faire, la réussite d’expérience de l’animal. Si Itzhak a supporté incalculablement l’exigence d’un dévouement pur pour l’Idée, accomplissant le sens du verset: «tu aimeras l’Eternel ton D.ieu de toute ton âme, de tout ton coeur…», alors l’animal comment ne le devrait-il pas ? A-t-il plus à perdre que l’homme, lui qui, comme le formule le poète Rilke, procède d’emblée, du biais du regard, de l’Ouvert ? Il est, si l’on veut, naturellement convoqué par le Sens. Pourquoi en aurait-il peur ?

Il faut rappeler la tournure, non pas du tout de spectacle – car le sacrifice n’a rien de la mise à mort dont l’oeil assoiffé se repait lors des fêtes idolâtrantes de tauromachie -, mais de visibilité franche, digne, cérémoniale, du sacrifice. Chaque bête y est singularisée ; exposée comme sujet. Son sang coule, avoué, comme l’image extérieure, à la fois lumineuse et suspendue dans le silence, du déchirement de soi et du déversement des pleurs. On rend visible la fragilité immédiate de la chair, de la vie, et la responsabilité devant la faute. Rien non plus donc de l’anonymat de l’abattoir. De son indifférence cruelle. De la barbarie de la déshumanisation des bêtes. Car si l’animal n’est pas l’humain, et vient, lors du sacrifice, en substitution d’une vie humaine, il n’est pas non plus relégable au rang de matière de chair. Il est honoré, à sa mesure, par le sacrifice.

Dans ce cadre, le cas du bouc émissaire prend d’autant plus de relief. Le tirage au sort entre les deux boucs souligne, avec sûreté, le contraste entre les deux destinées. Le pardon obtenu par le sacrifice passe par l’effusion du sang, qui vient dévoiler dans l’image criante l’effondrement intérieur des larmes. Mais le pardon obtenu par le bouc émissaire ne passe plus du tout par cette fonction de dévoilement assumé. On s’en débarrasse, sa mort est cachée. Violente. Particulièrement indigne. Le lieu de sa mort se situe au-delà des deux milles coudées à l’extérieur de la ville. Rambam raconte le processus : (Hilkhot Avodat Yom ha Kipourim 3-7) :

« Ensuite, il envoie le bouc resté vivant, en le confiant à un délégué désigné pour l’accompagner jusqu’au désert. Bien que cette tâche puisse être confiée à tout juif, les Grands Prêtres s’étaient donnés pour règle de ne pas laisser un simple Israélite l’emmener. Des pavillons sont disposés de la sortie de Jérusalem jusqu’à l’entrée du désert, où ont pris place depuis la veille un ou plusieurs hommes pour pouvoir l’accompagner d’un pavillon à l’autre. Dans chacun des pavillons, on lui propose à boire et à manger. S’il s’est affaibli et qu’il doit manger, il mange. De fait il n’est jamais arrivé qu’il en ait besoin. Les occupants du dernier pavillon s’arrêtent à la limite des bornes du Chabat, et le regardent de loin. Comment procédait-il ? Arrivé sur le lieu, il coupe le ruban de pourpre posé sur les cornes du bouc. Une moitié est attachée à un rocher, et l’autre moitié est attachée sur ses cornes. Puis il pousse l’animal à reculons dans le vide, et le bouc bascule et tombe. Il n’est pas arrivé à la moitié de la falaise qu’il est déjà brisé. L’accompagnateur revient alors jusqu’au dernier pavillon où il se repose jusqu’à la tombée de la nuit. On avait l’habitude de préparer des postes d’observation, où l’on agitait un fanion pour faire savoir que le bouc était arrivé au désert

Il n’y a plus de regard mis à part le témoin unique. Il pousse le bouc à reculons. Celui-ci se brise avant même d’avoir fini sa chute. Il finit déchiqueté. C’est l’inverse exact du sacrifice. On y voit la lâcheté de l’exécution sans trace, le scénario de l’accident, la quasi impossibilité de retrouver le corps. La cruauté noire et absurde. Le meurtre, pourrait-on dire, d’un salaud. Or, c’est bien à lui qu’il nous faut ici nous identifier.

Ce moment est unique dans l’année. Il ne s’agit pas, en quoi que se soit, de nous y identifier plus longtemps. Le regard doit, constamment, se tourner vers l’Idée, et la source du Sens. Mais celui qui voudrait croire qu’il est définitivement en dehors de cette possibilité intérieure, l’accusateur est tapi à sa porte.

La honte est en tout cas sur nos mains à cet instant. De la même manière que l’expiation passe par les larmes, elle passe ici, nous inspirant une crainte abrupte et profonde, par cet aveu caché.

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1990
Agrégé de lettres et Docteur en philosophie, Jérôme Benarroch est un ancien élève puis enseignant de la Yechiva des Étudiants de Paris. Il est actuellement professeur de philosophie et de français au lycée Ozar Hatorah Paris 13ème. Enseignant à l’Institut Elie Wiesel, à l’Institut Universitaire Rachi de Troyes, au SNEJ de l’Alliance Israélite Universelle, dans le cadre du cycle ACT de la Yechiva des Etudiants de Marseille, au Collège des Bernardins, et à l’Université Catholique de Louvain, il a publié des articles au sein des Cahiers d’Etudes Lévinassiennes, des revues La Règle d’Abraham, Orient-Occident les racines spirituelles de l’Europe, et des Cahiers philosophiques de Strasbourg et intervient régulièrement sur Akadem.

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