Qu’est-ce qu’un Golem ?
Le terme est employé une seule fois dans la Bible (Tehilim 139, 16), pour décrire une masse informe ou embryonnaire , et à deux reprises dans la Michna, avec un sens identique : dans le traité Kélim (12, 6) pour désigner un objet inachevé et dans Avoth (5, 7) pour désigner une personne inculte et stupide, c’est-à-dire confuse et imparfaite sur le plan intellectuel .
Dans le Talmud, le terme ce rapporte à un état préliminaire à la création d’Adam.
Rabbi A’haï bar Hanina a dit : la journée a douze heures. A la première heure, la poussière [pour créer Adam] a été réunie. A la deuxième heure, elle est devenue masse de matière informe (golem). A la troisième, ses membres se sont étirés. A la quatrième, l’âme a été projetée en lui. A la cinquième, il s’est mis debout sur ses jambes. A la sixième… (Sanhédrin 38b)
L’idée d’une créature œuvre de l’homme apparaît dans un passage du Talmud où deux Amoraïm créent un veau destiné à leur repas chabbatique, alors que Rava donne vie à une créature d’allure humaine que Rabbi Zéra, indigné, s’empresse de réduire en poussière.
Rava avait créé un homme qu’il a envoyé chez Rabbi Zéra. Ce dernier lui a parlé mais l’autre ne lui répondait pas (n’étant pas doué de parole). « C’est un collègue qui t’a créé , retourne à ta poussière ! », lui dit Rabbi Zéra.
Rav ‘Hanina et Rav Ochaya consacraient toutes les veilles de Chabbat assis à étudier le Sefer Yetsira, et ils créaient ainsi un veau [comparable au] rejeton d’une troisième portée (considéré comme le meilleur), et ils le mangeaient. (Sanhédrin 65b)
De telles notions ont pour fondement l’idée selon laquelle les lettres hébraïques sont dotées d’une puissance créatrice. Comme dit la Guemara :
Rav Yéhouda a dit au nom de Rav : Betsalel savait associer les lettres avec lesquelles le ciel et la terre ont été créés. (Berakhot 55a)
Elles prennent un tour plus pratique au Moyen-Âge, lorsque les ‘Hassidé Achkenaz – Rabbi Eliézer de Worms en tête – conçoivent le Golem comme un serviteur fidèle à qui l’on peut insuffler la vie.
Au XVIe siècle, la tradition attribue ce pouvoir à Rabbi Eliahou Baal Chem de Chelm, et, fait intéressant, c’est précisément le descendant direct de celui-ci – le ‘Hakham Tsvi – qui s’interrogera le premier quant au fait de savoir si une telle créature peut participer à un minyan, une assemblée de prière de dix hommes.
La légende attribuant la création d’un Golem à Rabbi Yéhouda Loew – Le Maharal de Prague – est infondée.
Une affaire de famille : Rabbi Eliahou de Chelm, le ‘Hakham Tsvi et le Ya’avets
Le premier à discuter du statut du Golem dans une perspective halakhique fut donc Rabbi Tsvi Achkenazi, plus connu sous le nom de « ‘Hakham Tsvi » (1660 env.-1718). Voici ce qu’il affirme dans son responsum :
Je me suis demandé si un homme créé au moyen du Séfer Yetsira – comme celui mentionné dans Sanhedrin [quand il est dit] « Rava avait créé un homme », et ainsi témoigne-t-on (qu’il créa un homme[1]) sur mon aïeul, notre maître Rabbi Eliahou, président du tribunal rabbinique de Chelm – si, donc, un tel homme peut être compté parmi les dix hommes pour les choses qui requièrent un quorum, comme le Kadich ou la Kedoucha ?
Doit-on considérer que puisqu’il est écrit (à propos d’un minyan de dix hommes en prière[2]) : « Je serai sanctifié au milieu des enfants d’Israël » (Vayikra 22, 32), il ne peut pas être compté (puisqu’il ne peut pas être considéré comme un « enfant d’Israël », d’un point de vue biologique) ?
Ou bien peut-être – puisqu’il est enseigné dans Sanhédrin (19b) : « Celui qui élève un orphelin dans sa maison, l’Ecriture considère que c’est comme s’il l’avait engendré ». En effet, le verset dit (Chemouel II 21, 8) : « les cinq fils de Mikhal », or Mikhal enfanta-t-elle ? C’est Mérav qui enfanta ! Seulement Mérav les enfanta mais c’est Mikhal qui les éleva ! – pourrions-nous dire, de la même façon, que puisque cet homme est l’œuvre de la main des Justes il devrait avoir le statut d’ »enfant d’Israël » (et ainsi pouvoir être intégré à un minyan), car les actions des Justes sont considérées comme leur progéniture ?
Il me semble que, puisqu’on a trouvé que Rabbi Zéra a dit : « C’est un collègue qui t’a créé, retourne à ta poussière ! », Rabbi Zéra le tua. Or, si tu considères qu’un tel être a tout au moins comme utilité de pouvoir compléter un minyan qui s’adonne à des activités sacrées, alors jamais Rabbi Zéra ne l’aurait rejeté hors du monde.
Bien qu’il n’y ait pas d’interdiction de répandre son sang, comme il est écrit (Béréchit 9, 6) – et bien qu’il existe aussi d’autres interprétations de ce verset – : « Quiconque répand le sang d’un homme, par un homme son sang sera répandu » ; c’est seulement dans le cas d’un homme qui est formé à l’intérieur d’un homme, c’est-à-dire un fœtus formé dans le sein de sa mère qu’on est responsable d’avoir versé son sang[3]. Or ce n’était pas le cas pour l’homme créé par Rava, car il n’avait pas été formé dans le sein d’une femme. Bien qu’il n’y ait pas d’interdiction de répandre son sang donc, si cette créature avait eu une utilité Rabbi Zéra ne l’aurait pas éliminé.
C’est donc bien qu’il ne peut pas être compté parmi le compte des dix pour accomplir un acte de sainteté. Telle est, à mon avis, la solution. (Chout ’Hakham Tsvi ‘helek aleph, n° 93)
En résumé, après s’être interrogé pour savoir si un Golem peut prétendre au titre – indispensable pour pouvoir participer à un minyan – d’ »enfant d’Israël », le ‘Hakham Tsvi reste dans l’expectative sur ce point et conclut malgré tout – à l’aide d’une logique propre et non étayée – qu’il ne peut pas compter dans un minyan.
Mais le ton hésitant du ‘Hakham Tsvi ne manqua pas d’intriguer son fils, Rabbi Yaakov Emden (1697-1776) – communément appelé le Ya’avets (Yaakov ben Tsvi) –, qui était lui-même une personnalité dans le domaine de la Halakha. Il aborda le sujet de l’anthropoïde artificiel dans un responsum de son propre cru où il s’efforce de régler la question qui reste ouverte dans le texte de son père :
A propos du problème posé par mon père dans son ouvrage quant à savoir si un être créé au moyen du Séfer Yetsira peut compter dans un minyan, il m’est difficile de saisir la pertinence de la question. Est-il possible que [un tel être] puisse être mieux [considéré] qu’un sourd-muet, un fou ou un enfant mineur, qui eux ne comptent pas [dans un minyan] ?
En effet, même s’ils sont dispensés de la pratique des commandements divins, un sourd-muet, un fou ou un enfant mineur sont considérés comme « enfants d’Israël », au même titre qu’un homme majeur jouissant pleinement de ses facultés intellectuelles. D’ailleurs, aux yeux de la Halakha, il est tout autant interdit d’attenter à leur vie qu’à celle d’un majeur sain. D’autre part, ils possèdent bien tout au moins une petite dose d’intelligence – en particulier l’enfant mineur auquel il ne manque que la maturité. Et cependant, il est établi qu’ils ne peuvent pas compter [dans un minyan].
Est-il alors nécessaire de préciser que cet homme totalement dénué d’intelligence ne peut être considéré, tout au plus, que comme un sourd-muet ? D’ailleurs, puisqu’il ne répondit même pas à Rabbi Zéra quand ce dernier s’adressa à lui, c’est bien qu’il est inférieur à lui !
Si le Ya’avets conclut de la même manière que son père, sa démonstration est plus convaincante : comme le Golem a été tué sans qu’il soit fait mention des problèmes impliqués par un tel acte, et comme il ne répondait pas quand on s’adressait à lui, c’est qu’il est inférieur aux catégories avec lesquelles il le compare (le sourd-muet, le fou et l’enfant mineur) donc il ne peut, pas plus qu’elles, faire partie d’un minyan.
Pourtant, il semble que même après cette décision, quelques doutes subsistèrent. A propos de l’homme de Sanhédrin, il écrit à la suite :
Il y a néanmoins lieu d’examiner [la question] plus en détail. A première vue, il semble qu’il entendait, puisqu’il fut envoyé à Rabbi Zéra. Par conséquent, il était peut-être muet mais pas sourd, c’est-à-dire un homme dont le statut légal est en tout point identique à celui d’un homme intelligent. Mais cela n’est sans doute pas vrai, car s’il avait possédé [la faculté d’] entendre, il aurait sûrement été doué de [la faculté de] parler et, en réalité, il comprit [sa mission] par des signes et des allusions, tout comme un chien que l’on dresse à accomplir une certaine mission, pour qu’il aille et rapporte quelque chose de chez quelqu’un. Après [un tel dressage] il fut envoyé à lui [à Rabbi Zéra] et il y alla.
Et il est écrit dans le livre Héssed LéAvraham[4], que sa vitalité (au golem) est comme la vitalité d’un animal et que, ainsi, il n’y a pas de transgression si on le tue. Il est donc évident qu’il est comme un animal à forme humaine ou comme le veau [comparable au] rejeton d’une troisième portée[5] que créèrent pour eux Rav ‘Hanina et Rav Ochaya (et qu’il ne peut donc pas faire parti d’un minyan) […] (Chéélat Ya’avets ‘helek beth, n° 82)
Le rôle de Rabbi Eliahou de Chelm n’est pas très clair dans le texte du ‘Hakham Tsvi. Se trouvait-il lui aussi confronté à un questionnement concernant le statut du Golem ou est-il mentionné pour être compté parmi ceux qui créèrent un Golem ? En d’autres termes, est-ce que la formule « et ainsi témoigne-t-on sur mon aïeul » renvoie à la création par Rava ou bien au début du passage ayant trait aux doutes du ‘Hakham Tsvi ?[6]
D’après le témoignage de son fils à la fin de son responsum[7], nous savons que le ‘Hakham Tsvi détenait des traditions qui concernaient non seulement la création d’un Golem par son aïeul mais également sa destruction. Par conséquent, propose Moché Idel[8], une référence au statut légal de l’utilisation et de la destruction du Golem est aussi pertinente dans ce contexte que l’hypothèse selon laquelle le ‘Hakham Tsvi aurait simplement mentionné le fait qu’un de ses aïeux créa une telle créature.
De plus, la tradition détenue par le ‘Hakham Tsvi affirmait que Rabbi Eliahou fut obligé de détruire le Golem, car celui-ci menaçait de détruire l’univers. Si le Golem fut détruit, c’est donc parce qu’il se mit à changer et qu’il devint incontrôlable, c’est-à-dire qu’il a acquis le statut d’une créature indépendante. Ce sont ces doutes halakhiques exprimés à l’endroit de cette destruction, poursuit Idel, qui ont pu motiver ce responsum qui semble du à la seule initiative de l’auteur, puisque le texte ne mentionne pas le nom de la personne qui aurait posé la question au ‘Hakham Tsvi.
Ainsi donc les descendants de Rabbi Eliahou admirent comme un fait que le Golem se métamorphosa et c’est probablement ce fait qui eut un impact sur leurs préoccupations halakhiques. Cet intérêt porté à la question de savoir si l’on peut compter le Golem dans un minyan est une innovation dans le domaine de la Halakha et il a peut-être été motivé par la conscience qu’ils avaient du fait que leur ancêtre avait détruit un Golem, c’est-à-dire un être dont le statut halakhique n’était pas encore établi à leur époque.
En décrétant que le statut halakhique du Golem n’avait aucune incidence sur le rite, le ‘Hakham Tsvi et son fils ont sans doute tenté d’absoudre rétroactivement leur aïeul d’un acte équivoque.[9]
La controverse
Celui qui s’est opposé à la conclusion halakhique des Achkenazi, père et fils, fut Rabbi Tsadok HaCohen de Lublin (1823-1900). Citons dans un premier temps des extraits de son passage :
Dans la nuit de lundi, [la semaine de la] parachat Bo, le 2 chevat, Il (Dieu) m’a fait rêvé au sujet de ce qui est dit dans Sanhédrin (65b). Il (Rabbi Zéra) lui dit : « Retourne à ta poussière ! » et le ‘Hakham Tsvi, dans ses reponsa, déduit de cette formule qu’il (le Golem) n’a pas l’utilité de pouvoir être associé à une chose sacrée.
[Cette conclusion] ne s’impose pas, car il est possible d’affirmer qu’il (le ‘Hakham Tsvi) [le détruisit car il] craignait que [le Golem] ne devienne nuisible aux hommes lorsqu’il aurait un peu grandi et alors même son créateur aurait éprouvé des difficultés à le faire revenir à la poussière, car il aurait pu être nuisible pour lui aussi, comme il est relaté dans les responsa du Ya’avets, deuxième partie (n°82), à propos de celui qui fut créé par son aïeul, notre maître vénéré Eliahou Baal Chem[10]. C’est pourquoi il ne faut pas laisser [en vie] une telle créature ; mais [il vaut mieux] la créer en vue d’une utilisation pour laquelle elle lui est nécessaire […] et la faire retourner immédiatement après à sa poussière.
Ainsi donc l’argument du ‘Hakham Tsvi tombe à l’eau ! Rabbi Zéra aurait de toute façon détruit sa création, quand bien même aurait-elle été susceptible de participer à un minyan, car il ne voulait pas qu’elle grandisse en force et en autonomie et qu’ainsi elle cause des dommages.
Rabbi Tsadok légitime et explique de la même manière la création du veau :
Voilà pourquoi on raconte à la suite [l’histoire de] Rabbi ‘Hanina et Rabbi Ochaya qui créèrent un veau [comparable au] rejeton d’une troisième portée. [Pourtant] cela semble également faire partie des actes miraculeux dont il est interdit de profiter, comme indiqué dans Ta’anit (24b), et qui ne peuvent être accomplis qu’en vue d’un commandement qui les légitime ? Or, ils étaient pauvres, car il s’agit de Rav ‘Hanina et Rav Ochaya qui sont mentionnés dans le chapitre Arveï Pessa’him (Pessa’him 113b) et qui étaient cordonniers – pas de Rabbi ‘Hanina et Rabbi Ochaya les élèves de Rabbi. Ils n’avaient [donc] pas les choses nécessaires pour Chabbat [et c’est donc de plein droit qu’] ils le mangèrent (le veau) pour le repas chabbatique. Voilà pourquoi ils le firent la veille de Chabbat […] car s’ils l’avaient fait auparavant, il aurait grandi jusqu’à Chabbat et serait devenu dangereux et ils auraient été obligés de le faire retourner à sa poussière.
Il conclut :
[…] Et dans mon rêve il m’est apparu clairement que le Halakha n’était pas comme lui (le ‘Hakham Tsvi) et qu’il (le Golem) était apte à participer à une action de sainteté[11].
[…] En tout état de cause, on peut dire que pour ce qui est [du quorum de] dix hommes requis pour le birkat hamazon […] il peut y être compté ! C’est [en réalité un sujet] qui requiert des éclaircissements mais ce n’est pas ici le lieu de s’étendre. (Qountrass Divré ‘Halomoth, 6)
Au-delà de l’intérêt suscité par le fait qu’il s’agisse ici du seul cas attesté d’une évocation onirique d’un Golem, ce texte est important car il y apparaît clairement que Rabbi Tsadok n’est pas satisfait du raisonnement du ‘Hakham Tsvi et de son fils. Il va à l’encontre de leur décision qui stipule que le Golem ne peut être compté parmi les participants d’une action sacrée.
Pour la première fois, le Golem est conçu comme une entité qui dépasse le stade du non-humain auquel il avait été relégué par les propres descendants de Rabbi Eliahou de Chelm.
D’autres interrogations halakhiques relatives au Golem
Mais le rêve de Rabbi Tsadok est intéressant pour une autre raison : l’intérêt qu’il porte au Golem reflète un intérêt plus général suscité par le Golem dans son milieu. Né dans une famille lituanienne, Rabbi Tsadok fut gagné au hassidisme sous l’influence de Rabbi Mordekhaï Yossef, le fondateur de la dynastie hassidique d’Iszbica. Le petit-fils de ce dernier, Rabbi Gerchon ‘Hanokh Leiner, le fondateur de la dynastie hassidique de Radzyn, fut un contemporain de Rabbi Tsadok et il manifesta également une approche intéressante du Golem[12].
Dans son ouvrage « Sidré Taharoth », il ouvre une nouvelle voie dans la façon de considérer le Golem du point de vue de la Halakha en posant la question de savoir si le cadavre d’un Golem rend impur comme le cadavre d’un homme :
Il faut enquêter [pour savoir si] un homme créé par le biais du Séfer Yétsira rend impur de l’impureté du mort (toumat mèt). D’un point de vue logique, il semble qu’une fois mort il rende [effectivement] impur par une tente[13].
Il arrive à cette conclusion par un raisonnement a fortiori :
Si déjà selon Rabbi Yossi [la charogne d’un] Adné Hassadé[14] rend impur par une tente[15], [le cadavre d’] un homme créé par le biais du Séfer Yétsira rendra à plus forte raison impur par une tente.
Initiée par Rabbi Tsadok et poursuivie ici par Rav Leiner, cette tendance à humaniser le Golem en lui conférant un statut halakhique identique à celui de l’homme se heurte à une difficulté : Rabbi Zéra n’a pas hésité à le tuer ! Or, s’il avait été un homme, il aurait été interdit de verser son sang. Ces maîtres ne pouvaient pas ignorer cette argumentation déjà développée par le ‘Hakham Tsvi.
Rav Leiner affirme cependant qu’il est surprenant qu’un être doté de vitalité et formé selon une structure humaine puisse être tué impunément.
Il rejette aussi la distinction proposée par le ‘Hakham Tsvi lorsqu’il affirme que l’homicide n’est prohibé que dans le cas d’un homme « né dans un homme ». D’une part, affirme-t-il, on ne trouve cette distinction dans aucun texte du Talmud ou du Midrach. D’autre part, poursuit-il, d’après ce critère Adam aurait pu être tué librement ; or cette idée est absurde puisque Adam était la création de Dieu.
L’auteur revient alors à la source de Sanhédrin et la soumet à une enquête serrée :
[…] De deux choses l’une : Soit Rabbi Zéra ignorait que [c’est] Rava [qui] l’avait crée (le Golem) – et quand bien même il ne lui répondait pas, comment aurait-il pu savoir qu’il était une création d’un collègue[16], peut-être était-il un [homme] sourd-muet ? – et alors comment aurait-il pu le tuer ? Et s’il savait que [c’est] Rava [qui] l’avait créé, pourquoi le détruisit-il sous prétexte qu’il ne répondait pas ? […]
Selon l’auteur, cette aporie requiert une nouvelle approche.
[…] Rava a dit : Si [les hommes] voulaient être des Justes [absolument purs de toute faute (Rachi)], ils seraient capables de créer un monde. (Sanhédrin 65b) […]
Ce passage précède directement les deux passages de Sanhédrin que nous connaissons et la principale contribution de Rav Leiner consiste en une tentative visant à lire tout le morceau de Sanhédrin comme un tout indissociable. La référence au juste capable de créer un monde est alors interprétée comme faisant partie de la discussion sur la création du Golem et le monde que le juste peut créer est identifié à l’homme.
Il y a donc deux cas de figure dans le texte talmudique : le juste parfait est en mesure de créer un homme parfait (un « univers »), tandis que les justes moins parfaits sont capables de créer un homme imparfait.
L’auteur, se basant sur le commentaire de Rachi sur Sanhédrin, insiste sur le fait qu’il n’y a pas de différence entre un homme créé par un juste et un homme créé par Dieu. Cette supposition peut expliquer la situation telle qu’elle est dépeinte dans le Talmud : Rabbi Zéra tente de vérifier si l’homme créé par Rava est un homme parfait doué de parole et voyant qu’il ne répond pas, il comprend qu’il est semblable à la création du juste imparfait. Par conséquent, il le tue.
Mais, poursuit Rav Leiner, bien que le Golem réel de Sanhédrin ne soit pas une création parfaite (Rabbi Zéra avait donc le droit de le tuer), une création parfaite est possible en théorie.
[…] Mais en vérité, si [les hommes] voulaient être des Justes, ils seraient capables de créer un monde (un homme), et cet homme aurait le statut juridique d’un homme véritable en regard de l’impureté ou de tout autre chose, même pour s’associer à un minyan. […] (Sidré Taharoth, Ohaloth, 5a)
Prolongeant la voie ouverte par Rav Leiner dans l’analyse de la relation entre Golem et Halakha, un auteur séfarade contemporain du maître hassidique, Rabbi Avraham Ankaoua, se demanda si la création du Golem au moyen du Séfer Yétsira est permise le jour de Chabbat.
Dans un premier temps, il rejette une telle possibilité en se fondant sur une remarque : les deux Amoraïm qui créèrent le veau le firent la veille de Chabbat, ce qui implique, dit-il, que cette action est interdite le jour de Chabbat[17]. Et cette interdiction pourrait se fonder sur deux raisons. Soit créer un Golem peut être considéré comme un dérivé (tolda) de l’interdit de construire (boné). Soit – étant donné que le Golem est créé grâce au principe de l’association des lettres qui fut également utilisé pour la création du monde et que Dieu lui-même s’arrêta d’associer les lettres le jour de Chabbat – il est possible que procéder à ce type d’association soit interdit le jour de Chabbat[18].
Finalement, il démontre qu’il n’y a dans l’action de créer un Golem aucun dérivé de l’interdit de construire car, dit-il au nom du Rambam, la notion de « dérivé » [dans l’interdit de construire ?[19]] n’existe qu’à propos de ce qui grandit dans la terre (guidoulé karka)[20].
Et à plus forte raison [il n’y a pas d’interdits] dans notre sujet où tout se fait par l’étude et l’association de lettres. […] Et si nous interdisons ce type d’étude le Chabbat, interdisons également d’étudier des choses saintes le Chabbat !
Force est de constater que, contrairement aux autres textes que nous avons étudiés, la création du Golem est envisagée ici comme pouvant être menée à bien au moyen des combinaisons de lettres, sans recours à la poussière ou à d’autres opérations « matérielles ». Pour cette raison, la préparation du corps du Golem aurait évidemment été interdite du point de vue de la Halakha[21], mais l’acte de création est comparé à l’étude et l’étude n’est bien sûr pas interdite le jour de Chabbat.
Il développe encore et conclut ainsi :
Et puisqu’ils en avaient besoin pour samedi soir, pourquoi l’ont-ils créé (le veau) spécialement la veille de Chabbat et pas pendant Chabbat ? C’est parce qu’il est interdit de préparer pendant Chabbat pour après Chabbat. D’autre part, ils ont voulu agir à l’instar du Dieu créateur qui acheva son travail la veille de Chabbat. Pour montrer [la grandeur du] Chabbat qui témoigne de l’« innovation du monde » (‘Hidouch HaOlam) (et non pas parce que c’est interdit). (Kérèm ‘Hémèr, Ora’h ‘Hayim 3)
D’après Rav Ankaoua, créer un Golem est donc autorisé le jour de Chabbat.
De l’utilisation du Golem pour résoudre quelques questions sur la paracha de la semaine
Le Chla Hakadoch, Rav Yéchaya Horowitz, dans son célèbre Chné Lou’hot HaBrit, aborde un sérieux problème concernant la dénonciation des fils de Ya’akov par leur frère Yossef.
En effet, le verset dit (Béréchit 37, 2) : […] Et Yossef a rapporté leur mauvais bavardage à leur père[22]. Si la Torah ne spécifie pas en quoi consistaient ces propos médisants, d’après Rachi[23], Yossef rapporta trois choses à son père : que ses frères mangeaient les membres d’animaux vivants (evèr min ha’haï), qu’ils humiliaient les fils des servantes en les traitant de serviteurs et qu’ils se livraient à des actes de débauche avec les filles du pays (c’est-à-dire avec des cananéennes).
Mais, dit le Chla, comment croire que les tribus aient pu commettre de tels actes ? Et s’ils ne les ont pas commis, comment admettre que Yossef, le symbole du juste, ait pu être un menteur ?
Voici comment Rav Yéchaya Horowitz résout cette double problématique :
J’ai entendu que dans un ancien codex (kovets yachan) il y a [une solution à] la question. Avraham notre père écrivit le Séfer Yetsira et le transmit à Yits’hak et Yits’hak le transmit à Ya’akov et Ya’akov le transmit aux plus dignes de ses fils, parce qu’on ne transmet de tels secrets de la Torah qu’aux personnes modestes (tsnouïn) et aux nobles (méyoukhassé) du peuple d’Israël, à chaque génération.
[…] Et nous trouvons dans la Guemara (Sanhédrin 65b) qu’un veau de troisième portée était créé chaque veille de Chabbat grâce au Séfer Yetsira et par la combinaison des Noms [divins]. Et il est certain que ce [veau] crée par les Noms et pas par procréation ne requiert pas d’abattage rituel et qu’il est permis de le manger alors qu’il est encore vivant. Et ainsi ont fait les tribus. Mais Yossef ne le savait pas et il pensait que [le veau] était né d’un père et d’une mère. Il rapporta ce mauvais propos à son père [disant] qu’ils mangeaient d’un animal vivant, alors qu’ils étaient dans leur droit au regard de la Halakha.
Il est également écrit dans la Guemara (Sanhedrin 65b) que Rava créa un homme et l’envoya chez Rabbi Zéra, etc. Et Rachi commente [en disant que c’est] grâce aux Noms [du] Séfer Yetsira. Or il y a des Noms dont les combinaisons [provoquent] la création d’un mâle et d’autres qui créent une femelle. Il est possible que les tribus créèrent une femelle en utilisant la combinaison des lettres du Séfer Yetsira et qu’ils se promenèrent[24] avec elle. Mais Yossef ne savait pas cela et il pensait qu’elle était une femme née d’un père et d’une mère. Il vint alors annoncer à son père qu’ils étaient suspects de commettre des actes de débauche.
Et quand les tribus étaient occupées [à étudier] la combinaison de ces secrets, les fils des servantes voulurent se joindre à eux ; les tribus leur dirent : « vous êtes les fils des servantes ! ». Mais leur intention était louable (léchem chamayim), car ces sujets n’étaient transmis qu’aux nobles de cette génération. Mais Yossef ne le savait pas et il pensait qu’ils bafouaient l’honneur de leurs frères en les appelant « serviteurs », et il alla le dire à son père.
Considère [à quel point] les tribus étaient justes et aussi [à quel point] Yossef était juste, [un] pilier de l’univers, juste dans toutes ses voies […].
(Chné Lou’hot HaBrit, Torah ChéBikhtav, parachat Vayéchèv, Derekh ‘Hayim To’hakhot Moussar)
Ce passage est un ingénieux tour de force dans l’art de résoudre un problème apparemment insoluble : comment préserver l’honneur de Yossef tout en atténuant les graves accusations encourues par les frères ?
Le dénominateur commun qui unit deux des fautes alléguées tient au fait que d’un point de vue halakhique, seul le caractère organique de la créature – un animal dans le contexte de la nourriture ou une personne réelle dans le contexte de l’acte sexuel – est en mesure de faire passer ces agissements pour des transgressions flagrantes. Le Golem fournit le moyen d’élucider le problème.
D’après la Halakha, il est interdit à des proches parents (frères, pères, fils) d’avoir des rapports intimes avec la même femme mais du moment que ce n’était pas un être humain, l’interdiction halakhique ne subsiste pas et les frères n’ont donc pas transgressé cet interdit.
L’avis implicite formulé par le Chla HaKadoch est que le Golem ne peut être considéré comme un être humain du point de vue halakhique[25].
A l’instar du Chla, le Malbim – Rav Méïr Leibuch – résout à l’aide du principe du Golem une importante question qui tourmenta plusieurs générations de commentateurs.
Quand Avraham reçoit les trois anges venus lui rendre visite, le verset nous dit (Béréchit 18, 8) : « Et il prit la crème, le lait et le veau qu’il avait fait, et il donna devant eux […] »
Comment – demande le Malbim dans son commentaire sur le verset en question – Avraham a-t-il pu servir en même temps à ses invités des produits lactés et carnés, transgressant ainsi l’interdit biblique de ne pas mélanger le lait et la viande ?[26]
Il répond ainsi : « Du fait qu’Avraham fit le veau à l’aide du Séfer Yetsira, ils pouvaient le manger avec du lait ».
Une sommité halakhique contemporaine, Rav Sternbuch, fait remarquer que le verbe « assa » utilisé dans le verset biblique – qui signifie littéralement « faire » et qui revêt ici le sens de « préparer » (Rachi) – renvoie à la création au moyen du Séfer Yetsira, livre d’ailleurs écrit par Avraham en personne[27].
Conclusion
En passant, je veux mentionner ici ce que j’ai entendu de la sainte bouche de mon vénéré père, à propos de ce qui s’est passé avec celui (le Golem) qui a été créé par son aïeul, le Gaon rabbi Eliahou Baal Chem.
Quand ce dernier a vu qu’il grandissait énormément, il a craint qu’il ne détruise l’univers. C’est pourquoi il saisit et détacha de lui le Nom qui était encore collé à son front, de sorte qu’il fut supprimé et retourna à sa poussière. Mais alors qu’il était occupé à arracher avec force le Nom [qui était collé] à lui, le Golem le blessa et lui fit une balafre au visage. (Chéélat Ya’avets ‘helek beth, n° 82 : suite et fin[28])
Nous croyons que cette référence au danger cosmique (« il a craint qu’il ne détruise l’univers ») impliqué par l’expansion incontrôlée de la créature doit être comparée à une situation similaire évoquée dans le Talmud[29] : il s’agit de l’expansion du monde au moment de sa création. Cette expansion fut arrêtée par la prononciation du mot « daï (assez !) » qui fut interprété par Rech Lakich comme l’étymologie du Nom divin « chaddaï », la force divine qui a dit au monde « daï ».
Dans les deux cas, donc, le créateur est confronté à une créature qui croît selon un processus qu’il ne peut plus contrôler.
Nous croyons en conséquence que, si Rabbi Ya’akov Emden prend la peine de nous raconter cette anecdote, c’est qu’elle est riche d’un enseignement qui déborde les limites biographiques.
Peut-être veut-il nous dire que la création et l’utilisation d’un Golem dépasse le cadre de la halakha et que, quelle que soit en fin de compte la conclusion de cette dernière, mieux vaut y réfléchir à deux fois avant de se lancer dans pareille entreprise ?
Que nous le voulions ou pas, il y a certains sujets qui franchissent la barrière de la rationalité halakhique et qui nous surpassent un peu, devenant tôt ou tard incontrôlables.
Nous croyons enfin que le simple fait qu’un sujet aussi inattendu que le Golem puisse constituer le thème principal d’un article basé sur les sources classiques du judaïsme, prouve que la tradition orale juive est un joyau inaltérable d’intelligence et d’ouverture.
[1] Ou, selon l’interprétation, [qu’il se posa la même question que moi] ?
[2] Voir Berakhot 21a, Yeroushalmi Berakhot 7, 3 et Sanhédrin 74b.
[3] NdA : voir Sanhédrin 57b.
[4] De Rabbi Avraham Azoulaï (1570 env. – 1643), un ancêtre du ‘Hida.
[5] Voir notre note n°4.
[6] Voir notre note n°6.
[7] Cité in extenso à la fin de notre article.
[8] « Le Golem », Cerf 1992, pages 284-285
[9] Pour êtres complets, signalons que la question de la capacité du Golem à compter dans un minyan réapparaît dans un responsum de Rabbi Yéhouda Asud, une autorité halakhique hongroise de la fin du XIXe siècle, où Il examine la question de savoir si une personne endormie peut compter dans un minyan (Yéhouda Ya’alé, n° 26). Il rejette la possibilité que le Golem puisse faire partie d’un minyan en arguant du fait que si les rabbins ont rejeté du quorum l’homme endormi, sous prétexte que durant son sommeil son âme ne reste pas en lui, il convient à plus forte raison de rejeter l’homme artificiel qui est dénué de toute âme.
[10] Voir note n°12.
[11] La question de savoir comment il est possible de tirer une halakha d’un rêve mériterait une étude en soi.
[12] Le fait que deux personnalités qui étaient en rapport l’une avec l’autre abordèrent le Golem du point de vue de la Halakha montre – fait en lui-même remarquable – que le Golem servit de thème de discussion dans le cercle de Rabbi Mordekhaï Yossef d’Iszbica.
[13] Il s’agit ici d’une forme particulière de passation de l’impureté (toumat ohel) qui se transmet du mort au vivant si ce dernier se trouve sous le même toit que le cadavre. Affirmer que le cadavre du Golem rend impur par ce biais équivaut à dire que son cadavre rend impur de la même manière que le cadavre d’un homme ordinaire, en toutes circonstances.
[14] Animal sauvage vivant dans les champs, relié à la terre par un conduit. Il déchire quiconque s’approche de lui. Pour en venir à bout, il faut trancher le conduit à distance au moyen d’une flèche. Cet animal émettait des sons incompréhensibles, proches d’un discours humain. Assimilé au Yide’oni, sorte de devin auquel la Torah nous interdit de nous référer (voir Vayikra 19, 31 avec Rachi). Selon d’autres commentateurs, il s’agirait d’une sorte d’orang-outan de la taille et du visage d’un homme à qui l’on apprenait à effectuer toutes sortes de tâches et que l’on habillait et faisait manger à table tout comme un homme ordinaire. De nos jours, on ne trouve ces animaux qu’en Afrique centrale et dans les montagnes du Liban (Tiféret Israël).
[15] Michna, Kilayim 8, 5.
[16] Voir notre note n°3.
[17] L’auteur semble assimiler notre passage de Sanhédrin à un passage du traité Chabbat (119b), en raison de la présence dans les deux textes de l’expression « veau de troisième portée (igla tilta) » :
Le samedi soir, on préparait à l’intention de Rabbi Abaou un veau de troisième portée. Il en mangeait un rein. Lorsque Avimi, son fils, grandit, il lui dit : « Pourquoi gaspilles-tu autant ? Que l’on mette de côté un rein [du veau sacrifié la veille de Chabbat pour les repas chabbatiques] depuis le vendredi ». [La semaine suivante] on lui mit de côté et un lion vint et mangea le veau.
D’après l’auteur, le veau dont parle le traité Sanhédrin était destiné au repas de samedi soir et il aurait donc été plus logique – pour ne pas qu’un animal féroce ne le dévore – de le créer le jour même de Chabbat. S’ils ne l’ont pas fait, c’est que c’est interdit par la loi juive.
[18] C’est d’ailleurs probablement pour cela, dit l’auteur, que Rachi (sur Sanhédrin 67b, où l’histoire est également rapportée) précise que le veau qu’ils créèrent le fut par les lettres du Nom divin grâce auxquelles le monde fut lui aussi créé. Pour nous dire qu’il y a dans cette association comme un « goût » de création du monde et que, de la même manière que la création du monde se termina la veille de Chabbat, ils créèrent eux aussi leur Golem la veille de Chabbat et pas Chabbat lui-même.
[19] Il ne le précise pas mais je ne vois pas d’autres possibilités.
[20] En vérité le Rambam (Hilkhot Chabbat 8, 5) suit l’opinion de Abayé dans le traité Chabbat (73b) qui dit, certes, que la notion de « tolda » n’existe que pour ce qui grandit dans la terre, mais à propos de l’interdit de mettre en gerbe (Ma’amer). D’après l’auteur, il y aurait donc lieu de comparer les interdits de construire et de mettre en gerbe.
[21] Voir, par exemple, Rambam, Hilkhot Chabbat, 7, 6.
[22] Tout ce qu’il voyait de mal chez ses frères, les fils de Léa, il le rapportait à son père (Rachi).
[23] Qui se base sur le Talmud Yéroushalmi (Péa 1, 1), le Midrach Rabba (84, 7) et autres.
[24] Certainement un euphémisme pour désigner les relations sexuelles.
[25] C’est sur la base de ce texte que Rabbi Tsvi Hirsch Shapira de Munkacs, dans son Darké Techouva, démontrera par une étude halakhique détaillée que le Golem féminin est dénué de tout caractère humain.
[26] Nos Sages nous enseignent (Yoma 28b) que, bien que la Torah n’est pas encore été donnée, Avraham observait déjà ses commandements.
[27] Moadim Vézmanim, siman 319.
[28] Voir notre note n°12
[29] Haguiga 12a.
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