H’AIE SARAH, CONVERSATIONS AU SOMMET, par Rav Yeh’iel Klein
1 – L’essentiel de notre Paracha est consacrée aux démarches d’ Eli’ezer, le serviteur du patriarche Avraham, pour trouver une épouse au fils de son maître, Itsh’ak (Genèse ch. XXIV).
Il nous est ainsi narré comment il fut envoyé en mission, quelle stratégie El’iézer inventa pour cibler la jeune femme la plus convenable, et enfin, comment il finit par convaincre la famille de celle-ci, Rivka, de bien vouloir accéder à sa demande.
Or, concernant ce dernier épisode, la Torah rapporte intégralement le discours persuasif d’Eli’ézer, ce qui nous vaut de lire pour la deuxième fois le cours d’événements que nous venons à peine de lire…
2 – Nos Sages, dans le Midrach (Beréchit Rabba LX, 8) ont remarqué cette prolixité scripturale, et en ont déduit l’enseignement suivant :
« Rav Ah’a disait : la conversation des serviteurs des Patriarches a plus de valeur que la Torah de leurs enfants[1], puisque les aventures d’Eli’ézer se prolongent sur plusieurs colonnes – il les vit et les raconte -, tandis que les lois concernant l’impureté des reptiles[2] sont parmi les plus fondamentales de la Torah[3], et nous en apprenons une donnée essentielle (le fait que son sang rend impur au même titre que sa chair) uniquement par une lettre – un va »v – superfétatoire du texte de l’ Ecriture…)
3 – Quel est le sens de ce Midrach ?
Les Sages ici nous entretiennent de la différence de nature entre les parties de la Torah qui racontent la vie des Patriarches et celles qui sont purement législatives.
Mais quelle peut bien être la pertinence de cette comparaison ?
4 – Pour nombre d’auteurs contemporains issus, entre autres, de l’école du Moussar[4] (Mouvement spirituel essentiel des XIXème- XXème siècles mettant au centre des préoccupations l’éthique et la morale), l’idée qui est développée ici est celle de la nécessaire préséance des règles de civilité élémentaires (« Déreh’ Erets »[5]) sur les lois de la Torah proprement dites, et ce préalable indispensable-là se trouve par excellence dans l’existence toute entière de nos Patriarches.
Mais, dans ce cadre ci, pourquoi avoir particulièrement insisté sur les péripéties et sur le discours d’ Eli’ézer ?
Le Rav Aharon Kotler[6] nous explique que ces règles élémentaires de civilité sont en pratique différentes de celles du reste de la Torah.
Les halah’ots[7], quelles que soient leur nombre et leur complexité, sont paradoxalement aisées à appliquer, puisqu’il nous suffit de nous plier à ce qui nous est demandé. Mais les lois du Déreh’ Erets, en ce qu’elles concernent le plus souvent les relations humaines[8], ne peuvent pas posséder de règles fixées à l’avance (si ce n’est de principes généraux), et par conséquent dépendent à chaque fois de la situation où on se trouve évoluer, de la ou des personnes que l’on a en face de soi, et de notre propre conscience.
Dès lors on comprend que l’épisode de la recherche de l’épouse idéale par Eli’ézer soit raconté puis répété en détails, puisqu’il s’agit de nous enseigner la manière dont on doit choisir un conjoint, s’imposer face à des idolâtres, négocier avec des gens à la parole peu fiable, etc…, comme nous le montre l’étude de ce passage de la Torah à la lumière du commentaire de Rachi.
Pour illustrer notre propos, on peut ramener le fait que les exégètes portent à notre attention le fait qu’entre la description des aventures d’ Eli’ézer et le récit que celui-ci en donne à la famille de Rivka, il n’y a pas moins de dix différences[9]. Chacune se voit expliquée, justifiée par la Tradition. On a là la preuve que les attitudes et les comportements humains doivent être réfléchis dans leurs plus petits détails, et doivent s’adapter aux diverses circonstances…
5 – Mais d’autres Commentateurs, et non des moindres, semblent aller plus loin :
Si on se penche sur l’enseignement de Rav Ah’a, on se rend compte qu’il désire nous apprendre quelque chose par le biais d’une opposition de personnes : les Patriarches (à travers leurs serviteurs) sont ainsi confrontés à leurs descendance, on compare la »conversation » des premiers à la »Torah » des derniers.
A cette lueur, il est possible d’appréhender notre Midrach comme faisant part d’une différence de perception de la même Torah entre les diverses générations, entre les Patriarches – qui pourtant ne l’avaient pas encore reçue… – et les Enfants d’ Israël (et nous même à leur suite), acteurs de la Révélation du Mont Sinaï.
Le Maharal, par exemple[10], dans le Guévourot haChem (chapitre XVI[11]), comprend pour sa part notre Midrach ainsi :
La Torah n’est pas simplement un recueil de récits édifiants ou une compilation de lois, elle est le »Plan du Monde » ( »Séder ‘Olam »)[12], ce qui signifie, entre autres, qu’elle contient tout ce qui est nécessaire pour comprendre le monde qui nous entoure, puisqu’elle émane directement de D.
Comme si – si on peut s’exprimer ainsi – D. à travers Sa Torah nous livrait le »mode d’emploi » de l’Univers qu’Il a créé.
On peut alors comprendre que la relation de la vie des Patriarches se place exactement au même niveau que les parties législatives, car ceux-ci occupent une place tellement importante dans le développement spirituel de l’Humanité que leur vie se confond avec la Torah : leur existence est »devenue » Torah, car ces êtres d’exception sont bien les racines du Peuple d’Israël.
(De quelle manière des êtres de chair et de sang peuvent accéder à un tel niveau et revêtir une telle importance dépasse le cadre de cet exposé, et nécessiterait une étude à part entière…)
6 – Dans ces paroles, le Maharal[13] ne vient pas déceler dans les récits de la Torah une partie du texte sacré qui serait d’une autre nature que les parties législatives (le Déreh’ Erets), mais innove en affirmant que la vie des Patriarches est également une Loi, quoique différente de celles auxquelles nous sommes habitués.
7 – Tentons d’expliquer cet enseignement :
La notion de »conversation » signifie ici que la vie des Patriarches, leurs actes jusqu’à leurs discussions, étaient investis de tant de spiritualité qu’ils sont dignes d’être ainsi inclus dans la Torah – leur vie elle-même devient Torah, puisque elle se situe à un niveau d’exigence morale inégalée.
Par contre, la »Torah des Enfants » correspond aux générations ultérieures dont l’existence, pour investie et spirituelle qu’elle soit, n’a plus de nécessité d’innover comme leurs glorieux ancêtres, vu que ces derniers ont déjà en quelque sortes posé par leur exemple les fondements d’une vie selon la Torah[14].
Il reste donc aux Enfants d’Israël la mission de continuer la tâche des Patriarches qui leur en ont donné les possibilités, en respectant la Torah donnée au Sinaï.
7 – De cette manière nous pouvons à présent trouver une nouvelle dimension à l’opposition opérée par le Midrach entre les longs récits de la Genèse et le reste des lois de la Torah exprimés de manière bien plus concise.
S’il s’agit de préparer l’Humanité à l’idée de monothéisme et à la loi que celui-ci implique, on peut comprendre que cela passe par des actes l’illustrant et par l’exposé de cette doctrine. Une fois que ce projet se soit imposé à un peuple entier et à tout le monde par le biais du Don de la Torah, la manière dont tout cela doit ensuite être diffusé change : à une certaine »publicité », à une certaine extériorité, succède un travail plus discret d’approfondissement, qui sous-entend une recherche de plus d’intériorité.
C’est à cela que feraient allusion les »conversations des serviteurs des Patriarches » d’une part, et la »Torah des Enfants » d’autre part (Chem miChmouel)
8 – Tout cela peut être corroboré par la remarque suivante :
La tradition nous délivre deux messages qui peuvent sembler contradictoires.
D’un côté, tout lecteur attentif de la Bible se rend compte que malgré leur importance, les patriarches et les Matriarches n’ont pas reçu la Torah. Mais d’un autre côté, nos Sages nous enseignent[15] que »Ma’asseï Avot, siman laBanim » ( »Les actes/aventures des Pères sont un signe pour les Enfants »), ce qui signifie (entre autres explications, et dans les grandes lignes) que à plusieurs niveaux les Patriarches sont liés à l’histoire à venir de leur descendance à travers les âges.
Selon ce que nous avons expliqué, on peut comprendre que l’on a en effet affaire à une construction en deux temps : les Patriarches sont la source, l’origine de ce peuple qui va recevoir la Torah, et c’est pourquoi on trouve en germe chez eux tout ce qui va advenir ; d’un autre côté, les enfants d’Israël sortis d’Egypte recevant la Torah au Mont Sinaï constituent le résultat au niveau collectif (et non plus individuel) de ce qu’ont semé leurs prestigieux ancêtres, et c’est ainsi que la Torah peut échoir à un peuple entier et non à quelques êtres d’exception (Cf. Pah’ad Itsh’ak)
9 – Cela étant, on peut percevoir les choses ainsi : notre parole et nos discussions, en ce qu’elles révèlent de notre être et de nos intentions peuvent d’une certaine manière se voir considérées comme relevant de la Torah au même titre que la Torah révélée.
C’est bien cela que nous avons mis en évidence chez les Patriarches. La possibilité de transformer, d’investir leur propres actes et discours de sens et de spiritualité, même les plus privés ou les plus prosaïques[16].
Il nous importe alors, en conséquence, de considérer autrement nos discussions et autres actions anodines du quotidien, et de se rendre bien compte que, pour moins formalisées qu’elles soient, elles ne sont pas moins partie de la Torah – mais une Torah personnelle, construite par nos efforts -,au même titre que le reste des Six Cent treize Commandements.
C’est en ce sens-là que, par ailleurs, nos Sages ont enseigné[17] « Chacun d’entre nous doit se demander : »Quand donc mes actions atteindront celles de mes pères ? » »
[1]Les Enfants d’Israël, qui sont les descendants des Patriarches.
[2]Cf. Vayikra XI, 35.
[3]En ce qu’ils constituent une partie importante des lois de pureté et d’impureté, auxquelles pas moins d’un sixième du corpus de la Michna est consacré.
[4]Ohr Yaël I, p. 48-51, Rav Yérouh’am de Mir (H’oh’ma ouMoussar I, 15), Rav Wolbe dans ses «Chi’ouré H’oumach», etc…
[5]Littéralement : « le chemin de la terre ». Ce terme peut être compris comme la nécessité de posséder des règles fondamentales de civilité, tant au niveau social que moral ou éthique. La Tradition nous présente ceci comme un préalable indispensable à toute loi divine, qui pourrait ainsi »parachever » l’humain ; Il faut auparavant que la civilisation soit viable : « Le Deréh’ Erets précède la Torah » (Midrach Vayikra Rabba IX, 3), ou encore : « Si il n’ y’ a pas de Dereh’ Erets, il n’ y’ a pas [non plus] de Torah » (Avot III, 17).
[6]Grand maître du Judaïsme américain (1891 – 1962). Michnat Rabbi Aharon II, p. 138-140.
[7]La partie purement législative de la Torah.
[8]Cela doit nous faire penser à la distinction opérée par la Michna de Yoma 85b entre les Commandements aynt cours entre l’ Homme et son Créateur (Mitsvot beïn adam laMakom) et celles ayant trait aux relations entre l’Homme et son prochain (Mitsvot beïn adam lah’avéro).Il est remarquable que cette différence se retrouve dans les deux côtés des Tables de la Loi.
[9]La plus célèbre étant celle que relève Rachi au verset 39 concernant un lapsus d’ Eli’ézer… Abarbanel les a tous recensés.
[10]Mais cf. également Chem miChmouel, année 5676 ; Rabbi Tsaddok haCohen, Divreï Sofrim article 36 ; Sfat Emet, année 5641, 45 et 46 ; Pah’ad Itsh’ak H’anouka, exposé 7, §4…
[11]Ce texte a pour contexte une polémique avec Rabbi Avraham Ibn ‘Ezra, qui s’étonne de certaines affirmations de nos Sages dans les Midrachims et autres passages aggadiques.
[12]Cf. Nétiv haTorah, ch. I. Ce thème important apparaît dans notre Tradition, selon laquelle (Zohar Térouma 161a) la Torah a précédé la Création du Monde, et D. l’ »utilisée » pour construire celui-ci…
[13]Il est à noter que le reste des Commentateurs cités plus haut vont tous dans la même direction, quoique chacun évidemment à sa manière – ce qui fait, n’est-ce pas, la richesse de la Torah.
[14]On connaît l’importance des Patriarches dans le développement spirituel de l’Humanité : Avraham, le premier à reconnaître un D. unique dans un monde qui L’avait oublié, etc…
[15]Midrach Tanh’ouma Léh’ Leh’a §9.
[16]De nombreux passages dans la Talmud traitent du même sujet, et en particulier de la parole : Bérah’ot 7b, Souccah 28b, ‘Avoda Zara 19a…
[17]Tanna deBeï Eliahou Rabbah, ch. XXV (Voir sur le site l’article qui y est consacré…)
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