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Est-ce que la jachère de la septième année, la Shemita, est la source dans la Torah de la notion d’Héfker, d’abandon de propriété ?

par: Rav Gerard Zyzek

publié le 5 Mai

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Nous trouvons dans le droit juif la notion d’Héfker, d’abandon de propriété. C’est-à-dire que le propriétaire d’un bien peut se défaire de cette propriété et l’objet devient disponible à être pris par tout un chacun. La définition de cette procédure soulève de grandes discussions chez les décisionnaires, discussions qui impliquent des incidences légales multiples. Notre étude portera sur la mise au clair de ces discussions et la recherche de la source de ces débats.

I. Discussion sur la conception de ce qu’est le Héfker, la procédure de désappropriation.

Le Tour au chapitre 273 de ‘Hoshen Mishpat (טור חושן משפט סימן רע »ג) rapporte le débat entre Rambam et le Rosh sur la base de la procédure de Héfker :

כתב הרמב »ם דבר תורה אפילו הפקר בפני אחד הוי הפקר אבל חכמים אמרו שלא יהא בפחות משלשה, ואדוני אבי הרא »ש ז »ל כתב שאם הפקירו אפילו בינו לבין עצמו הוי הפקר.
‘Le Rambam écrit (Hilkhot Nédarim chapitre 2, Halakha 16) : d’après la Torah un Héfker en présence d’une personne est efficace, néanmoins les ‘Hakhamim ont exigé qu’un Héfker ne se fasse pas en présence de moins de trois personnes. Mon Maître mon père le Rosh a écrit (fin du quatrième chapitre du Traité Nédarim, Siman 11) que, s’il a rendu Héfker ne serait-ce qu’avec lui-même seul, le Héfker est efficace.’

Rabbi Yossef Karo dans le Shoul’han Aroukh ‘Hoshen Mishpat chapitre 273 § 7 tranche comme Rambam et Rabbi Moshé Isserless comme le Rosh.
Rabbi Yéoshoua Falk, dans le Séfer Méirat Yénaïm §10 et 11, explique le débat de la manière suivante.
Le premier avis pense que la présence d’une personne extérieure est nécessaire car cette personne entendra que le propriétaire s’est désapproprié de ce bien et peut potentiellement en prendre possession, sinon il n’y a pas de statut d’Héfker. C’est pour cette raison même que nos Maîtres ont dit dans le Traité Nédarim (45a) qu’un Héfker ne peut être possible qu’en présence de trois personnes, car sinon le propriétaire initial pourrait nier et dire qu’il n’a jamais retiré sa propriété de ce bien. Tandis que si l’Héfker a été opéré en présence de trois personnes, n’importe lequel des trois peut prendre possession du bien et les deux autres peuvent témoigner qu’il en a retiré sa possession.
Le second avis pense qu’effectivement rabbiniquement nos Maîtres ont exigé qu’un Héfker se fasse en présence de trois personnes, pour la raison que nous venons de dire. Mais bien que la Guemara dans Nédarim dise que d’après la Torah l’Héfker doit être en présence d’une personne extérieure, en fait cela pourrait être même s’il est seul. Que voulons-nous dire par là ? D’après la Torah il faut une personne ou non ? L’incidence pratique serait le cas d’une personne qui a prêté ou loué son animal à un non-juif durant la semaine avec l’intention que le non-juif lui rende l’animal avant Shabbat. Et il ne lui a pas rendu. Alors il pourra rendre Héfker son animal en étant seul pour ne pas transgresser l’interdit de faire travailler son animal le jour de Shabbat. En effet dans un tel cas nous pouvons témoigner, אנן סהדי, que les propriétaires veulent véritablement se désapproprier de leur bien pour ne pas transgresser l’interdit de faire travailler son animal le jour de Shabbat.

D’après l’analyse du Smah, Séfer Méirat Yénaïm, il faut dire que d’après la première démarche lorsque la Guemara dans Nédarim dit que d’après la Torah il faut que le Héfker ait été réalisé en présence d’une tierce personne cela est à prendre au sens strict. Dit le Smah : s’il n’y a pas quelqu’un qui puisse potentiellement en faire acquisition, il n’y a pas de statut d’Héfker sur ce qu’il a exprimé.
Par contre selon le second avis, l’Héfker doit être exprimé en présence d’un tiers car s’il est seul et que personne ne sait qu’il a retiré sa propriété de son bien, quel sérieux apporter à ses dires ou à ses pensées, nous pouvons affirmer que son Héfker est nul et non avenu. Par contre s’il se trouve dans des circonstances limites où il lui est nécessaire de retirer sa propriété pour ne pas transgresser un interdit de la Torah par exemple, dans ces cas limites nous pourrons affirmer que sa volonté de retirer sa propriété de ce bien est pleine et sincère. Sa décision de retirer sa propriété de ce bien sera efficace.

II. Développement sur la notion d’Héfker.

Pour résumer, il ressort de ce que nous avons vu dans le paragraphe précédent que, selon le Smah, le second avis pense qu’un Héfker doit être fait en présence d’une tierce personne car s’il l’a fait seul, qui peut en bénéficier ? Personne ne peut le savoir, donc on peut affirmer que la personne ne se détermine pas dans son cœur véritablement à retirer sa propriété de ce bien. Par contre dans des cas limites, où la personne risque de transgresser un interdit si elle possède ce bien, le Héfker serait efficace même s’il l’a fait seul car nous pouvons témoigner que vu l’enjeu il retire sa propriété avec toute son intention.
Cependant il parait difficile d’affirmer que l’opinion de Rabbi Moshé Isserless corresponde avec cette analyse du Smah. En effet le Rama dit sans restriction qu’un Héfker peut être un Héfker même si la personne l’a exprimé seule. Et c’est ce qui ressort de Tossefot (Pessa’him 4b) ainsi que du Rosh dans ses décisions dans le Traité Nédarim (chapitre 4,§11).

L’origine de la notion qu’un Héfker serait efficace même si la personne l’a fait seule se trouve dans le Rosh (cité ci-dessus) au nom de Rabbi Shimshon[ Apparemment Rabbi Shimshon de Sens. ]. Le Rosh au début ne comprend pas comment Rabbi Shimshon peut dire qu’un Héfker peut être efficace sans la présence d’une tierce personne. En effet la Guemara de Nedarim (citée plus haut 45a) conclut sur la discussion entre Rabbi Yo’hanan et Rabbi Yéhoshoua ben Lévy :

אמר רבי יוחנן משום רבי שמעון בן יהוצדק כל המפקיר בפני שלשה הוי הפקר, בפני שנים לא הוי הפקר ורבי יהושע בן לוי אמר דבר תורה אפילו באחד הוי הפקר ומה טעם אמרו בשלשה כדי שיהא אחד זוכה ושנים מעידים.
‘Rabbi Yo’hanan dit au nom de Rabbi Shimon ben Yéotsadak : si quelqu’un se désapproprie devant trois personnes, son Héfker est efficace. Devant deux personnes, son Héfker est nul et non avenu.
Rabbi Yéhoshoua ben Lévy dit : d’après la Torah, un Héfker peut être fait devant une personne. Pour quelle raison nos Maîtres ont-ils dit qu’il faut que le Héfker soit effectué devant trois personnes ? Pour qu’il y ait une personne qui en prenne possession et que les deux autres en soient les témoins.’

Il y a de grandes discussions entre les Rishonim pour rendre compte du débat entre Rabbi Yo’hanan et Rabbi Yéhoshoua ben Lévy, voir Tossefot et Ran sur Nédarim 45a. Toutefois, quelle que soit la teneur de la discussion, tous les décisionnaires tranchent que la conclusion légale est comme Rabbi Yéhoshoua ben Lévy. Mais, demande le Rosh, même si la conclusion légale est comme Rabbi Yéhoshoua ben Lévy, rabbiniquement nos Maîtres exigent que l’Héfker soit fait en présence de trois personnes, et même si tu me dis que cela ne serait pas rédhibitoire, d’après la Torah il faudrait de toute façon que l’Héfker soit effectué en présence d’une tierce personne, selon les dires de Rabbi Yéhoshoua ben Lévy : ‘d’après la Torah un Héfker peut être effectué devant une personne’, devant une personne et non tout seul ! Comment Rabbi Shimshon peut-il donc affirmer que légalement on pourrait faire un Héfker sans la présence d’une tierce personne ?
Fort de cette question le Rosh va innover et nous forcer à rechercher quelle est la source de la notion d’Héfker dans la Torah.

III. Source de la notion d’Héfker dans la Torah. Première Mishna du sixième chapitre du Traité Péah.

Le Rosh fait référence comme source à la notion d’Héfker le Talmud de Jérusalem dans le cinquième chapitre du Traité Shevihit. Nous avons trouvé le texte auquel il se réfère au sixième chapitre du Traité Péah dans le Yéroushalmi, première Mishna :

בית שמאי אומרים הבקר לעניים הבקר, ובית הלל אומרים אינו הפקר עד שיופקר אף לעשירים כשמיטה.
‘L’Ecole de Shamaï disent : un Hébker[ Le terme employé par l’Ecole de Shamaï est Hébker, les commentateurs expliquent que le P et le B étant des labiales, ces lettres s’intervertissent fréquemment. ] rien que pour les pauvres a un statut d’Hébker. L’Ecole d’Hillel disent : ce ne peut avoir le statut d’Héfker que si l’Héfker a été effectué aussi pour les riches comme la Shemita.’

Cette Mishna se trouve dans le Traité Péah. La Torah enjoint le propriétaire d’un champ ou d’un verger en terre d’Israël de laisser lors de la récolte un coin à la disposition des pauvres (Vayikra 23,22). Le mot Péah signifie ‘coin’. Ce coin du champ ou du verger n’est abandonné que pour les pauvres. Il est interdit à quelqu’un qui ne serait pas pauvre[ Bien évidemment il faudra définir juridiquement qui aura ce statut de pauvre. ] de se servir et ce serait considéré du vol, en l’occurrence voler les pauvres. Nous apprenons de la sixième Mishna du premier chapitre de ce Traité que le pauvre qui a fait acquisition de la récolte de ce coin, de cette Péah, est exempt de prélever la Terouma[La Terouma et le Maasser sont des prélèvements que l’on doit donner au Cohen et au Lévy de la récolte que l’on a faite en terre d’Israël. ] et le Maasser de cette récolte. Tossefot dans le Traité Baba Kama (28a דה »מ זה וזה פאה לפוטרו מן המעשר) en expliquent la raison sur la base du Sifré (Parashat Reéh §119) :
il y a une Mitsva de subvenir au besoin des Leviin en terre d’Israël car ils n’ont pas de part dans la terre. Les Leviin ne font pas partie des tribus qui ont une part dans la terre d’Israël, c’est pourquoi la Torah nous enjoint de subvenir à leurs besoins, comme dit le verset (Devarim 14,29) :
ובא הלוי כי אין לו חלק ונחלה עמך, ‘Et viendra le Lévy car il n’a pas de part et de patrimoine avec toi’. Par contre, en ce qui concerne la Péah qui est destinée aux pauvres, le Lévy en a une part, car s’il était pauvre il pourrait en prendre comme toute autre personne du peuple d’Israël.
La sixième Mishna du premier chapitre de Péah généralise la notion et dit que, de la même manière que pour Péah, une récolte qui a été rendue Héfker, dont le propriétaire en a retiré sa propriété, sera exempte d’en prélever la Terouma et le Maasser car un Lévy pourrait s’en saisir comme tout un chacun.

La Mishna qui nous occupe (sixième chapitre, première Mishna) va analyser ce qu’est l’Héfker. Beth Shamaï dit que de la même manière que Péah n’est à la disposition que des pauvres et non des riches, de la même manière un Héfker qui n’a été fait que vis-à-vis des pauvres a un statut d’Héfker et sera exempt d’y prélever la Terouma et le Maasser. Beth Hillel dit qu’un Héfker qui n’a pas été fait pour les riches comme pour les pauvres n’a pas du tout un statut d’Héfker. Il faut, d’après Beth Hillel, qu’un Héfker soit abandonné au profit de tous comme la Shmita.

Le Talmud de Jérusalem rapporte une discussion entre Rabbi Yo’hanan et Rish Lakish sur l’explication du débat entre Beth Hillel et Beth Shamaï.
Rabbi Yo’hanan pense que les deux écoles apprennent la notion d’Héfker du statut de Péah.
Le verset dit au sujet de la Péah (Vayikra 19,10) : לעני ולגר תעזוב אותם, ‘Et au pauvre et au séjournant[ Nous traduisons le mot Guer par ‘séjournant’, c’est-à-dire celui qui vient séjourner au sein du peuple d’Israël, le converti qui n’a pas de propriété foncière dans le territoire d’Israël. ] vous les abandonnerez’. L’école de Shamaï pense que l’expression ‘vous les abandonnerez’ est une insistance pour nous inclure une autre forme d’abandon qui aura les mêmes caractéristiques légales que la Péah, et quelle est cette forme d’abandon ? C’est l’Héfker qui pourra n’être que pour les pauvres et qui sera exempte d’obligation de prélever la Terouma et le Maasser. L’école d’Hillel pense que le mot ‘les abandonnerez’ est à comprendre dans le sens d’une limitation : ce n’est que la Péah qui aura ce statut d’exemption de Terouma et de Maasser si ce n’est abandonné qu’aux pauvres, tandis qu’en général un abandon de propriété ne pourra être efficace que s’il a été effectué pour les pauvres et pour les riches.
Rish Lakish pense que les deux écoles apprennent de la Shmita[ La Shmita est la jachère de la septième année, où la Torah nous enjoint d’abandonner la propriété de nos récoltes. ].
Le verset dit au sujet de la Shmita (Shemot 23,11) : והשביעית תשמטנה ונטשתה, ‘et la septième année tu t’en retireras et tu t’en abandonneras (les fruits)’.
L’école d’Hillel pense que le second terme est une insistance pour inclure une autre procédure d’abandon de propriété qui est similaire juridiquement à la Shmita, et quelle est-elle ? C’est la procédure d’Héfker qui inclut tout, les riches, les pauvres, les non-juifs et les animaux des champs. D’après cela un Héfker ne peut être efficace que s’il est un abandon total de propriété sans restriction.
L’école de Shamaï pense que l’expression ‘et tu t’en abandonneras’ est une restriction, pour nous dire qu’il n’y a que la Shmita qui doit être un abandon total, mais les autres abandons peuvent être de portée limitée, pour les pauvres par exemple et non pour les riches.
L’incidence légale révélatrice du débat entre Rabbi Yo’hanan et Rish Lakish sera, d’après la démarche de l’école d’Hillel, s’il retire sa propriété pour les riches et pour les pauvres et non pour les non-juifs par exemple. Selon Rabbi Yo’hanan le Héfker est valable, selon Rish Lakish l’Héfker ne ressemble pas à la Shmita donc n’est pas valable. Le retrait de propriété doit être sans restriction. La conclusion légale est comme l’opinion de Rish Lakish.

Les commentateurs du Yéroushalmi (Le Ridbaz, Rabbi Yaakov David Vilowsky, cité par Rabbi Shmayé Grinbaum dans le Siyata DiShmaya sur la Mishna) expliquent que le débat entre Rabbi Yo’hanan et Rish Lakish est sur le fond un débat pour définir quelle est la source de la notion d’Héfker. D’où savons-nous qu’il y a dans la Torah une procédure juridique d’abandon de propriété ? Pour Rabbi Yo’hanan la source à la notion d’Héfker est Péah, pour Rish Lakish c’est Shmita.

IV. Analyse des sources dans la Torah à la notion d’Héfker. La Péah.

Nous avons vu dans le paragraphe précédent la discussion entre Rabbi Yo’hanan et Rish Lakish sur l’origine dans la Torah à la notion d’Héfker. En effet nous trouvons deux formes de retrait de propriété dans les lois de la Torah, dans Péah et dans Shmita. La structure de ces deux sujets sont extrêmement différentes.
Lorsque quelqu’un moissonne son champ en terre d’Israël, il laisse un coin de son champ non moissonné, ce coin prend un statut de Péah et devient à la disposition des pauvres. La récolte de ce coin est exempte d’y prélever la Terouma et le Maasser. La Mishna de Péah (premier chapitre, première Mishna) nous enseigne que la Péah n’a pas de mesure. La superficie de cette parcelle laissée au pauvre est laissée à la discrétion du propriétaire[ Rabbiniquement néanmoins les Sages ont imposé d’y laisser une mesure d’un soixantième. ]. Nous pouvons nous poser la question : mais qu’est-ce qui confère ce statut à cette parcelle ? Quel acte, quelle parole imprime ce statut juridique à cette parcelle ?

Rambam, Hilkhot Matanot Aniim, premier chapitre, première Halakha :
‘Celui qui moissonne son champ ne doit pas moissonner tout son champ mais doit laisser un peu de blé sur pied aux pauvres à la fin de son champ, comme dit le verset (Vayikra 19,9 et 23,22) « n’achève pas le coin de ton champ lorsque tu le moissonnes ». Que ce soit en moissonnant ou en cueillant. Ce qui est laissé s’appelle Péah.’

Apportons quelques Halakhot complémentaires dans le second chapitre.
Halakha 12 :
‘On ne laisse de Péah, de coin, qu’à la fin du champ (…). Néanmoins s’il a transgressé cet impératif et qu’il a laissé la Péah au début de son champ ou bien en son milieu, ce qu’il a laissé a le statut de Péah (et est donc exempt de Terouma et de Maasser). Il devra toutefois laisser au bout de son champ une mesure de Péah[ C’est-à-dire un soixantième, mesure que les Hakhamim ont instituée de donner. D’après la Torah la Péah n’a pas de mesure. Un brin pourrait exempter tout un champ. ] relative à la partie de son champ qui restait à moissonner après avoir mis de côté la première Péah.’
Halakha 13 :
‘Un propriétaire de champ qui a donné la Péah d’un côté de son champ et les pauvres lui dirent : donne-nous d’un autre côté ! Et il répond à leur requête et leur donne une autre Péah d’un autre côté du champ, le premier coin et le second coin ont tous deux un statut de Péah (et sont exempts d’y prélever Terouma et Maasser).’

Il ressort de ces différentes Halakhot deux choses :
En laissant un coin pour les pauvres sciemment à la fin de sa moisson (ou de sa cueillette pour les fruits) il confère un statut de Péah à ces plantations. Il s’arrête sciemment de récolter, ce qui reste a un statut de Péah.
La Torah ne fixe pas de mesure à ce commandement. S’il confère un nom de Péah à cette récolte elle prend un statut de Péah. Cela peut être un brin (mesure minimale) ou un soixantième (mesure médiane exigée par les ‘Hakhamim), soit beaucoup plus (dans la mesure où il ne donne pas toute sa récolte car cela ne s’appellerait pas ‘un coin’).
La Péah n’a pas du tout le même statut juridique que le reste de la récolte, en cela que la Péah est à la disposition de tout pauvre et qu’elle est exempte d’y prélever la Terouma et le Maasser. C’est soit l’abandon voulu du propriétaire soit la parole du propriétaire qui lui impriment ce statut.

D’après Rabbi Yo’hanan dans le Yéroushalmi (Traité Péah sixième chapitre), Beth Shamaï dit que l’on peut généraliser à partir de la Mitsva de Péah et concevoir que quelqu’un puisse abandonner sa propriété pour les pauvres et non pour les riches, et qu’il puisse aussi abandonner sa propriété pour les pauvres et les riches aussi.
Beth Hillel est d’accord sur le fond, mais dit qu’un tel Héfker limité aux pauvres ne s’applique qu’à Péah. De manière générale nous apprenons de Péah que l’on peut effectuer un Héfker, mais ce Héfker devra être pour les pauvres et pour les riches.
Interrogeons-nous : comment, par seule décision du propriétaire, la récolte peut-elle prendre tel ou tel statut ? Être soumise aux lois de Terouma et de Maasser ou en être dispensée ? Et comment étendre cette dispense à plus que la quantité a priori requise ?

Il nous semble que là se trouve la réflexion de fond à laquelle Rambam nous invite au second chapitre des Hilkhot Nédarim, Halakha 14 :

ההפקר אף על פי שאינו נדר הרי הוא כמו נדר שאסור לחזור בו, ומה הוא ההפקר הוא שיאמר אדם נכסים אלו הפקר לכל., בין במטלטלין בין בקרקעות. ןכיצד דין ההפקר כל הקודם וזכה בו קנהו לעצמו ונעשה שלו. ואפילו זה שהפקיר דינו בו כדין כל אדם אם קדם וזכה בו קנהו.
‘L’Héfker, quand bien même n’est-il pas un Néder, est comme un Néder en cela qu’il est interdit de revenir de sa décision. Et qu’est-ce qu’un Héfker ? Il consiste en ce qu’il dise : ces biens-ci sont Héfker pour tous, que ce soient des biens mobiliers ou des biens immobiliers.
Et quel est le statut de ce Héfker ? Le premier qui en prend possession les acquiert pour lui-même et ils deviennent sa propriété complète. La personne qui a opéré l’Héfker peut lui-même en prendre possession, et il est à la même position que quiconque en cela que le premier qui le prend pour lui l’acquiert.’

Rambam nous dit que l’Hefkér est comme un Néder, mais pas tout à fait comme un Néder. Que veut dire Rambam par ces mots ? Cette question a été analysée par les grands Maîtres de génération en génération. Sans nous opposez à toutes les démarches qui ont été proposées par nos grands Maîtres, nous proposons de dire qu’un Héfker n’est pas un Néder car un Néder est un vœu exprimé explicitement par la bouche, et d’autre part un Néder (du fait qu’il prend son statut par l’expression de la parole) est susceptible d’être annulé par un juge rabbinique, התרת נדרים. Toutefois il nous semble que Rambam veut nous dire que l’Héfker procède d’une décision qui confère un statut librement et change la position juridique d’un bien, comme ce que nous trouvons dans un Néder. Et c’est ce que nous découvrons dans les lois de Péah où le propriétaire a toute latitude de changer le statut juridique d’une partie de ses récoltes, soit par l’abandon de fait du coin de son champ, soit par la parole.

V. Seconde source à la notion d’Héfker : la Shmita.

Nous avons vu plus haut la discussion entre Rabbi Yo’hanan et Rish Lakish rapportée dans le Yéroushalmi sur la source de la notion d’Héfker. Il ressort que d’après Rish Lakish la source du Héfker se trouve dans la notion de Shmita.
Essayons d’analyser cette notion.

Nous avons rapporté plus haut le verset de la Parashat Mishpatim relatif à la Shmita (Shemot 23,11) : והשביעית תשמטנה ונטשתה, ‘et la septième année tu t’en retireras et tu t’en abandonneras (les fruits)’.
Regardons comment le ‘Hinoukh introduit la Mitsva de Shmita (Mitsva 84) :

להפקיר כל מה שתוציא הארץ בשנה השביעית שהיא נקראת מפני המעשה הזה שנתחייבנו בה שנת השמיטה ויזכה בפירותיה כל הרוצה לזכות שנאמר והשביעית תשמטנה ונטשתה ואכלו אביוני עמך.
‘La Mitsva est de rendre Héfker tout ce que la terre produit durant cette septième année, année qui sera appelée de ce fait-là année de l’abandon, année de la Shmita. Et toute personne qui le veut peut en prendre possession, comme dit le verset « et la septième année tu t’en retireras et tu t’en abandonneras (les fruits) et mangeront les indigents de ton peuple (…) ».’

Le langage du ‘Hinoukh nous interpelle : la Mitsva a l’air de consister à abandonner la propriété de la production de la terre. Et qu’en est-il si le propriétaire n’abandonne pas sa propriété ? Les fruits ne seraient-ils pas à la disposition de tous ?
Le langage du ‘Hinoukh est presque mot à mot le langage de Rambam dans le Sefer Hamitsvot, Mitsva positive 134, au sujet de la Shmita.

Néanmoins Rambam exprime ce commandement dans le Mishné Torah un petit peu différemment (Hilkhot Shmita VéYovel, quatrième chapitre, Halakha 24) :

מצוות עשה להשמיט כל מה שתוציא הארץ בשביעית, שנאמר תשמטנה ונטשתה. וכל הנועל כרמו או סג שדהו בשביעית ביטל מצוות עשה. וכן אם אסף כל פירותיו לתוך ביתו. אלא יפקיר הכל ויד הכל שווין בכל מקום שנאמר ואכלו אביוני עמך.
‘C’est un commandement positif d’abandonner tout ce que la terre produit la septième année, comme dit le verset « tu t’en retireras et tu abandonneras ». Et toute personne qui fermerait sa vigne ou clôturerait son champ la septième année annulerait ce commandement positif. Il annulerait aussi ce commandement s’il engrangeait toute la récolte dans sa maison, mais il doit abandonner tout et que la main de tous soit à égalité en tout endroit, comme dit le verset « et mangeront les indigents de ton peuple ».’

Il n’y a pas l’air de ressortir de cette formulation de Rambam qu’il faille abandonner la propriété activement des pousses de la septième année. Il a l’air d’être que le commandement positif se concrétise en donnant aux personnes le droit d’accéder aux fruits. Et qu’une personne qui s’y opposerait enfreindrait ce commandement.

Le Minh’at ‘Hinoukh sur la Mitsva 84 du ‘Hinoukh pose explicitement la question. Il pose de manière tellement précise la problématique que nous n’avons qu’à la rapporter, selon notre traduction :
‘je me pose la question : est-ce que la Mitsva de Shmita incombe à l’individu (Karkafta déGavra), c’est-à-dire que D. nous ordonnerait de rendre Héfker tous nos fruits la septième année et que nous aurions l’obligation active de retirer notre propriété. La conséquence serait que s’il a rendu ses fruits Héfker, ils seront Héfker. Par contre s’il ne les a pas rendus Héfker, ils ne le sont pas, et qu’il aurait transgressé le décret de D., toutefois personne n’aurait le droit de prendre possession des fruits. Et si quelqu’un en prenait, il transgresserait l’interdit de vol. Il est explicite dans Rambam (sixième chapitre des lois de Matanot Aniim de Rambam) que des fruits de la Shmita ne sont pas passibles de Terouma et de Maasser, cependant, d’après notre questionnement, il serait possible que tant que le propriétaire n’a pas retiré sa propriété l’année de la Shmita les fruits seraient redevables de Terouma et de Maasser.
Ou bien ce Héfker ne nécessite pas intervention du propriétaire mais il serait une sorte de désappropriation royale, Hafkahta déMalka, et que les fruits de la Shmita seraient Héfker d’eux-mêmes. La transgression de la Mitsva serait s’il clôture sa vigne et empêche les personnes de s’approvisionner. Dans ce cas il spolierait la communauté mais les fruits seraient exempts d’y prélever la Terouma et le Maasser de toute façon. De même si quelqu’un ferme sa propriété et que quelqu’un se serve contre son gré ce ne serait pas du vol.
Les temps sont passés et D. a éclairé mes yeux et j’ai trouvé dans les responsa de Rabbi Yossef de Trani (premier tome, chapitre 42[ Cela fait référence aussi à la Teshouva du père du Maharith, Rabbi Moshé de Trani, dans les Teshouvot HaMabith premier tome, chapitre 11. ]) qui développe une longue argumentation pour réfuter l’opinion de Rabbi Yossef Caro (dans Avkat Rokhel chapitre 22) au sujet de fruits de la septième année d’une propriété appartenant à un non-juif en terre d’Israël. Rabbi Yossef Caro pense que ce n’est pas une désappropriation royale, Hafkahta déMalka, et que, le non-juif n’étant pas astreint à ces commandements, ses fruits ne sont pas Héfker et nécessitent qu’on leur prélève la Terouma et le Maasser (si on les achète du non-juif). L’opinion du Maharith, de Rabbi Yossef de Trani, est que la Shmita est une désappropriation royale et que même les fruits d’une propriété appartenant à un non-juif ont la sainteté de Shmita et ne nécessitent pas qu’on leur prélève la Terouma et le Maasser.
J’ai trouvé aussi dans le livre Péat HaShoul’han (de Rabbi Israël de Shklov) qui développe une longue argumentation pour contrer le Maharith et conforter l’opinion de Rabbi Yossef Caro que la Mistva consiste à rendre activement Héfker ses fruits, et qu’ils ne le sont pas d’eux-mêmes.’

Le ‘Hazon Ish, Rabbi Avraham Yishayahou Karlitz (dans la partie de son livre ‘Hazon Ish sur Zeraïm, Shevihit 19,24 et 20,7) fait une synthèse du sujet et propose de dire que ce dont parle Rabbi Yossef Caro (comme quoi les récoltes de la septième année ne sont pas Héfker d’office) ne concernerait que les récoltes des propriétés des non-juifs qui ne sont pas enjoints aux commandements de Shmita, et non les récoltes des juifs qui seraient Héfker d’elles-mêmes[ Voir Dérekh Emouna de Rav ‘Haïm Kanievsky sur Hilkhot Shmita chapitre 4,§169. ]. Pour ces dernières le commandement de Shmita est de ne pas se conduire en propriétaire à leur égard et de laisser quiconque s’en servir par exemple.

Ces notions étant posées, nous pouvons nous demander comment Rish Lakish apprend la notion d’Héfker à partir des lois de Shmita. En effet il ressort que globalement les récoltes de la septième année sont Héfker d’elles-mêmes sans que l’homme n’intervienne pour cela. Nous proposons de dire que fondamentalement Rabbi Yo’hanan et Rish Lakish apprennent tous deux la notions d’Héfker de Péah. Néanmoins le débat est de savoir comment généraliser à partir de Péah. Rabbi Yo’hanan pense que Péah nous enseigne que la notion d’Héfker existe et que nous pouvons ou non généraliser. Rish Lakish est d’accord sur le fond, mais fait remarquer que la notion principale d’Héfker que nous trouvons dans la Torah se trouve dans les lois de Shmita. Certes dans Shmita l’Héfker est automatique, néanmoins la généralisation viendra de Shmita. Le mécanisme technique d’Héfker vient de Péah, mais le champ d’action sera généralisé à partir de Shmita.

VI. Synthèse et retour aux débats dans Nédarim 45a.

La conclusion des décisionnaires est comme Rish Lakish. En effet la Guemara dans le Talmud de Jérusalem fait remarquer que la Mishna (Péah sixième chapitre, première Mishna) dit que l’Héfker doit être pour les riches et pour les pauvres comme la Shmita. Ce qui nous laisse entendre que l’Héfker doit être structuré comme la Shmita.
Rabbi Akiva Eiger, ‘Hoshen Mishpath chapitre 273 sur le §5, dit en conclusion légale que si quelqu’un a désapproprié son bien pour les juifs et non pour les non-juifs, pour les gens de sa ville, mais non pour les gens d’une autre ville, cette désappropriation ne prend pas un statut d’Héfker. C’est l’opinion de Rish lakish.

Résumons le déroulement du raisonnement des fondements des lois d’Héfker.
Nous trouvons dans les lois de Péah que la Torah donne la capacité à quelqu’un de donner un statut d’abandon relatif à une partie de sa récolte. Pour les pauvres et non pour les riches. Cette Péah devient exempte d’y prélever la Terouma et le Maasser. Rambam nous a aidés à comprendre que ce processus fonctionne un peu comme un Néder. Nous apprenons des versets de la Torah que cette capacité est donnée à être étendue. La question qui occupe les Maîtres de la Mishna, les protagonistes de la Guemara jusqu’aux décisionnaires récents, est de savoir quelle structure formelle donner à cette extension. Et tel est le débat à la fin du quatrième chapitre du Traité Nédarim (45a) entre Rabbi Yo’hanan au nom de Rabbi Shimon ben Yéotsadak et Rabbi Yéoshoua ben Lévy d’un côté et les Rishonim de l’autre.

Reprenons la Guemara.

יהושע בן לוי אמר דבר תורה אפילו באחד הוי הפקר ומה טעם אמרו בשלשה כדי שיהא אחד זוכה ושנים מעידים.
‘Rabbi Yo’hanan dit au nom de Rabbi Shimon ben Yéotsadak : si quelqu’un se désapproprie devant trois personnes, son Héfker est efficace. Devant deux personnes, son Héfker est nul et non avenu.
Rabbi Yéhoshoua ben Lévy dit : d’après la Torah, un Héfker peut être fait devant une personne. Pour quelle raison nos Maîtres ont-ils dit qu’il faut que le Héfker soit effectué devant trois personnes ? Pour qu’il y ait une personne qui en prenne possession et que les deux autres en soient les témoins.’

Regardons comment Rambam rapporte cette Guemara (Hilkhot Nédarim second chapitre, Halakha 16) :

המפקיר את הקרקע כל הקודם והחזיק בהן זכה. דין תורה אפילו בפני אחד הרי זה הפקר ונפטר מן המעשרות. אבל מדברי סופרים אינו הפקר עד שיפקיר בפני שלשה כדי שיהיה אחד זוכה אם ירצה והשנים מעידים.
‘La personne qui rend sa propriété foncière Héfker, le premier qui en prendra possession l’aura acquise. Selon la loi de la Torah, un Héfker est efficace ne serait-ce qu’en présence que d’une seule personne et serait alors exempt de Maasserot. Cependant les Scribes ont imposé qu’il ne peut avoir un statut d’Héfker que s’il a été effectué en présence de trois personnes de manière à ce que l’un puisse acquérir s’il le veut et que les deux autres soient témoins de l’acquisition.’

VII. Etude du Rambam Hilkhot Nédarim second chapitre, Halakha 16.

Pourquoi Rambam introduit-il la nécessité que l’Héfker soit effectué en présence de trois personnes par le fait que l’on puisse rendre Héfker un bien immobilier ?
Il nous semble que par cette introduction, Rambam nous donne sa lecture du débat entre Rabbi Yo’hanan et Rish Lakish dans Nédarim.
La conclusion globale du sujet est que l’on apprend l’Héfker de la Shmita[ Le raisonnement que nous allons exposer est, quant au fond, celui du Rosh mentionné plus haut au §3. ]. La Torah généralise l’Héfker à partir du Héfker de la Shmita[ Malgré les différences structurelles que nous avons indiquées dans les paragraphes précédents.]. Dans la Shmita les récoltes sont désappropriées et sont exemptes de Terouma et de Maasser. Si la Torah nous appelle à généraliser à partir de Shmita, comme Rish Lakish nous l’enseigne, cela signifie que cette généralisation sera dans un contexte similaire d’exemption de Terouma et de Maasser, donc dans un sujet qui concerne des biens immobiliers.
Généralisons donc : on peut se désapproprier de ses biens immobiliers, de ses terrains, et tant que personne n’aura pris possession de ces terrains, les récoltes seront exemptes de Terouma et de Maasser. Mais il y a un problème structurel : si je possède un terrain et que je me défasse de ma propriété sur ce terrain, et que quelqu’un en prenne possession, comment pourra-t-il faire valoir sa propriété sur ce terrain si cette désappropriation se passe entre quatre yeux ?
En effet je peux faire valoir mon droit de propriété sur un terrain de trois manières : soit en montrant un acte de vente ou de donation signé de deux témoins, ou bien par le témoignage actif de deux témoins attestant de la passation de propriété, ou bien par ce que nos Maîtres appellent ‘la ‘Hazaka’.
Si quelqu’un possède un bien immobilier et a égaré l’acte d’achat ou de donation, et que les témoins de ces actes ne sont pas présents, comment peut-il faire valoir de sa propriété ? Nos Maîtres ont élaboré un concept juridique très important pour répondre à ce problème[ Principal sujet du troisième chapitre du Traité Baba Batra. ], la notion de ‘Hazaka : si des témoins attestent que cette personne a utilisé ce terrain comme tout propriétaire aurait pu le faire durant trois ans suivis, cela pourra suffire comme preuve que de fait il est propriétaire[ Si tant est qu’il explique clairement comment ce terrain est venu en sa possession : חזקה שיש עמה טענה. ].
Mais si quelqu’un s’approprie un terrain qui a été rendu Héfker, comment attestera-t-il de sa nouvelle propriété ? Le propriétaire initial a toujours sa ‘Hazaka, le nouveau n’a aucun document puisqu’il a saisi un terrain qui n’appartient à personne. Rabbi Yo’hanan au nom de Rabbi Shimon ben Yéotsadak nous enseigne alors qu’un Héfker sur un terrain qui n’aurait pas été effectué en présence de trois personnes, de manière à ce qu’une des personnes puisse potentiellement en prendre possession et que les deux autres puissent en témoigner, ne serait pas un Héfker.
Rabbi Yéhoshoua ben Lévy s’oppose et dit que certes les sages ont exigé qu’un Héfker soit effectué en présence de trois personnes mais que ceci est une institution rabbinique, et que d’après la Torah il suffit que l’Héfker soit effectué en présence d’une personne qui puisse potentiellement en prendre possession.
Quel est le débat ? Et, de plus, si Rabbi Yéhoshoua ben Lévy est d’accord que concrètement il faille que l’Héfker soit effectué en présence de trois personnes, quelle incidence y a-t-il de nous dire que d’après la Torah cela suffirait de faire le Héfker en présence d’une personne ?
Il nous semble qu’en nous introduisant cette Halakha par l’Héfker des terrains, Rambam nous explique la discussion et son champ d’application. Rabbi Yéhoshoua ben Lévy pense que l’extension du Héfker à partir des lois de Shmita s’applique à toute désappropriation. Néanmoins fondamentalement si je me désapproprie de mon bien il faut que quelqu’un puisse potentiellement en prendre possession. Donc il faut structurellement que cela se fasse en présence de quelqu’un, sinon l’Héfker n’a strictement aucun sens. Introduisant cette Halakha par l’Héfker d’un terrain, Rambam nous dit que l’institution des ‘Hakhamim d’exiger trois personnes ne s’appliquera qu’aux biens immobiliers, et que par rapport à un bien mobilier il suffira que l’Héfker ait été effectué en présence d’une personne.
Le Rosh, et toute l’école des Tossefot, s’oppose. Comme Rambam il tranche que la conclusion légale est comme Rabbi Yéhoshoua ben Lévy, cependant il pense que lorsqu’il dit que d’après la Torah il suffit que l’Héfker soit effectué en présence d’une personne, en fait cela pourrait être devant personne. Rabbi Yéhoshoua ben Lévy s’exprime ainsi ‘en présence d’une personne’ pour s’opposer à Rabbi Yo’hanan qui exige trois personnes d’après la Torah, mais en fait même tout seul l’Héfker a force de loi.
Quelle est la logique ?
Le Rosh, sur la fin du passage de la Guemara du Traité Nédarim explique :
ומה טעם אמרו בשלשה כדי שיהיה אחד זוכה ושנים מעידים. ומתוך כך ירא בעל הבית להפקיר כדי להפקיע ממעשר.
‘Et pour quelle raison nos Maîtres ont-ils exigés trois personnes ? De manière que l’un puisse (potentiellement) s’en emparer et que les deux autres puissent en témoigner. De cette manière le propriétaire aura peur de faire une ruse et de rendre son champ Héfker en présence de personne rien que pour rendre sa récolte exempte d’y prélever la Terouma et le Maasser.’

Le Rosh nous explique que l’exigence de trois personnes ne s’applique que dans l’Héfker de biens agraires. Dans les autres circonstances, la personne peut effectuer l’Héfker même seule, et dans ces cas il n’y aurait aucune institution rabbinique.
Quel est le débat entre la démarche de Rambam et celle du Rosh et l’école des Tossefot ?
Nous proposons de dire qu’il y a ici un débat de fond sur ce qu’est un Héfker.
Le Ran, dans son commentaire sur le Rif au début du Traité Pessa’him, nous indique une piste prometteuse.
Rapportons les paroles du Ran dans leur détail.

VIII. Conclusion à partir des dires du Ran au début du Traité Pessa’him.

Tossefot dans Pessa’him 4b veut dire que le Bitoul ‘Hamets, l’annulation du ‘Hamets, que l’on doit faire avant la fête de Pessa’h revient finalement à une procédure de Hèfker et que la personne peut effectuer ce Bitoul donc de Hèfker tout seul et dans son cœur. Le Ran s’oppose virulemment.

Nous rapporterons ici les paroles du Ran dans notre traduction.
‘Quelle est cette notion de Bitoul, d’annulation du ‘Hamets ? La Guemara dit au sujet de Bitoul (Pessa’him 7a) « il annule le ‘Hamets dans son cœur et cela est suffisant », et indubitablement au sujet du Héfker de son bien, si quelqu’un rendait Héfker son argent dans son cœur cela n’aurait aucun impact. (…) En effet nous voyons dans le Traité Nédarim que, d’après Rabbi Yossi, l’Héfker suit le même processus qu’un don ; de la même manière que dans un don, une donation, le bien ne sort du domaine du donateur que lorsque le bénéficiaire en prend possession, de la même manière l’Héfker ne sort du domaine juridique de celui qui l’effectue que lorsque le bien aura été acquis par un bénéficiaire.’

Cette preuve du Ran pour réfuter la thèse de ceux qui voudraient dire qu’un Héfker pourrait s’effectuer dans le cœur nous laisse perplexe. En effet cette explication de Rabbi Yossi dans le Traité Nédarim n’a été proposée que dans l’hypothèse de la Guemara (voir là-bas) et à la fin de la Souguia[ Souguia : thème traité. ] la Guemara revient de cette explication. D’autre part la Halakha ne suit pas l’avis de Rabbi Yossi, qu’apporte le Ran donc de cette hypothèse de lecture ?
Il nous semble vouloir dire qu’en fait tout le sujet se trouve là.
Certes la conclusion n’est pas comme cette hypothèse de lecture de l’opinion de Rabbi Yossi, et la conclusion n’est pas comme Rabbi Yossi, toutefois s’il y a eu une telle hypothèse c’est que l’idée première d’Héfker est qu’un Héfker est une mise à disposition d’un bien à quelqu’un. Donc un Héfker doit introduire quant à son fondement la présence d’un bénéficiaire potentiel, et ne peut être effectué dans le cœur.
Et là se trouve le point de discussion entre les Rishonim :
L’Héfker est-il une mise à disposition de son bien à tous ou bien l’Héfker est-il une procédure d’abandon de toute propriété, ce qui a comme conséquence que tout un chacun peut en prendre possession ?
Rashi, le Ran et Rambam pensent que l’Héfker ressemble fondamentalement à une donation, à une mise à disposition de son bien aux autres. De ce fait l’Héfker doit intégrer dans son accomplissement à minima une personne.
Tossefot et le Rosh pensent que l’Héfker fondamentalement est une rupture de propriété, cette rupture peut s’accomplir dans son cœur.

Forts de cette analyse nous pouvons relire le débat entre Beth Hillel et Beth Shamaï dans la Mishna de Péah.
Beth Shamaï dit qu’un Héfker peut être comme la Péah, c’est-à-dire peut être attribué aux pauvres et non aux riches. En effet nous apprenons de la notion de Péah que la Torah nous donne la possibilité de mettre à la disposition de certaines personnes notre bien et non à la disposition d’autres personnes.
Beth Hillel s’oppose et dit que la Péah est une exception. S’il y a à généraliser, c’est à partir de la notion de Shmita.
Nous avons longuement objecté à cette comparaison avec la Shmita car l’abandon de la Shmita n’est pas lié à la décision de l’homme.
Et là va se situer le nœud des discussions.
Nous proposons d’expliquer de la manière suivante :
Rabbi Yo’hanan, dans le Yéroushalmi, dit que Beth Hillel et Beth Shamaï apprennent tous deux de Péah. Pour les deux l’Héfker est comme la Péah, c’est-à-dire une mise à disposition à certaines personnes.
Rish Lakish dit que Beth Hillel et Beth Shamaï apprennent tous deux de Shmita. La Shmita est un abandon total indépendant de l’action humaine. Mais nous avons prouvé plus haut que même d’après Rish Lakish la base est l’enseignement de la Péah.
Rashi, Ran, Rambam pensent qu’étant donné que la base du sujet est Péah, même si la généralisation sera comparée à la Shmita, la base d’Héfker est une mise à disposition.
Tossefot et Rosh pensent que bien que la capacité de créer un Héfker soit apprise de Péah, toutefois la généralisation viendra de Shmita qui est un abandon de propriété, une rupture de propriété.
On pourra même dire que pour Tossefot et Rosh, tel est le débat entre Rabbi Yo’hanan et Rish Lakish. Pour Rabbi Yo’hanan qui apprend l’Héfker de Péah, l’Héfker est une mise à disposition, pour Rish Lakish, qui l’apprend de Shmita, l’Hefkér est une rupture de propriété, la conclusion étant comme Rish Lakish[ Bien entendu notre étude ne clôt pas le sujet et il y a encore bien évidemment beaucoup à approfondir sur la notion de désappropriation lors de la Shemita. ].

[Conséquence pour le sujet de Bitoul ‘Hamets, pour Tossefot, le Bitoul ‘Hamets est une procédure classique d’Héfker, d’abandon de propriété, qui peut donc se faire seul ; pour Rashi et Ran, le Bitoul est structurellement différent d’Héfker puisqu’il peut être effectué seul.]

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Directeur de la Yéchiva des Etudiants

“Est-ce que la jachère de la septième année, la Shemita, est la source dans la Torah de la notion d’Héfker, d’abandon de propriété ?”

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