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Chla’h leh’a, Savoir quoi voir

par: Rav Yehiel Klein

Publié le le 16 Juin 2020

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I – La dernière partie de notre Paracha (Nombres XV, 37-41) est consacrée au Commandement des Tsitsit, ces franges que l’on doit laisser pendre aux quatre coins de nos vêtements.
La Torah donne elle-même les raisons de son ordonnance (v. 39-40) : « Vous les regarderez, et vous vous rappellerez tous les Commandements de l’Eternel, afin que vous les exécutiez et ne vous égariez pas à la suite de votre coeur et de vos yeux qui vous entraînent à l’infidélité »
Rachi commente la fin du verset ainsi : ‘’Et ne vous égariez pas à la suite de votre coeur et de vos yeux’’ – car le coeur et les yeux sur les deux espions[ ‘’Méraglim’’. Ce terme, le même que celui des Explorateurs, n’est sûrement pas fortuit. Comme si à ces derniers, il avait manqué cette Mitsva, qui aurait pu les sauver (cf. ‘Akeïdat Itsh’ak, essai 72)…] du corps et servent d’intermédiaire entre lui et le péché : l’oeil voit, le coeur convoite, et le corps flanche’’
Ces paroles sont issues du Midrash Tanh’ouma sur notre Paracha (Ch. XV), mais on les trouve également dans le Talmud de Jérusalem (Bérah’ot I, 5), dans un morceau de bravoure qui illustre comment est-ce que chacun des Dix Commandements se retrouve dans les trois paragraphes du Kriat Chém’a.[ En effet notre Paracha se trouve constituer la troisième partie de cette profession de foi biquotidienne (Bérah’ot 11b)]
En effet, ‘’Tu ne commettras pas d’adultère’’ se retrouve dans ‘’ ne vous égarez pas à la suite de votre coeur et de vos yeux’’, car comme le disait Rabbi Lévi : le coeur et les yeux sont les deux entremetteurs du péché, comme il est dit (Proverbes XXII, 26) : ‘’Mon fils, donne-moi ton cœur, aies les yeux ouverts sur mes chemins’’ – le Saint béni Soit-Il nous dit : ‘’si tu Me donnes ton coeur et tes yeux, alors Je sais que tu es à Moi’’.
II – Il ressort de ce texte que le port des Tsitsit suffit à lui seul à nous faire appartenir à l’Eternel.
(Idée que l’on trouve explicitée chez le grand commentateur qu’est le Sforno (v. 39) : « le Tsitsit, qui est comme le sceau d’appartenance au maître chez l’esclave » )
Comment comprendre cette assertion ?
C’est-à-dire, comment un simple ornement vestimentaire peut-il avoir autant d’effet ?
III – La réponse se trouve certainement dans le traité Ménah’ot 43b, où cette Mitsva est considérée dans son rapport avec toutes les autres :
תניא אידך וראיתם אותו וזכרתם את כל מצות ה’ שקולה מצוה זו כנגד כל המצות כולן
ותניא אידך וראיתם אותו וזכרתם ועשיתם ראיה מביאה לידי זכירה זכירה מביאה לידי עשיה
ר’ מאיר אומר מה נשתנה תכלת מכל מיני צבעונין מפני שהתכלת דומה לים וים דומה לרקיע ורקיע לכסא הכבוד
« On a enseigné : ce Commandement-là équivaut à tous les autres[ Cf. Rachi sur le verset 39.].
On a parallèlement enseigné : ‘’et vous les regarderez… Et vous vous rappellerez… Afin que vous exécutiez…’’ – cette contemplation (Réïa) amène à la réminiscence (Zéh’ira), et la réminiscence mène à l’action (‘Assia).
[…] Rabbi Méïr enseignait : en quoi le Teh’élet (la couleur azur[ ‘’ Et d’ajouter à la frange de chaque coin un cordon d’azur’’ (v.38)]) diffère t’elle des autres couleurs [pour avoir été distinguée dans ce commandement – Rachi ?
Parce que l’azur ressemble à la mer, que la mer ressemble aux cieux, et les cieux au Trône Céleste, comme il est dit (Exode XXIV, 10) : ‘’ Ils contemplèrent le Dieu d’Israël ; sous ses pieds comme un ouvrage en brique de saphir et comme l’aspect du ciel en limpidité’’, et encore (Ezechiel I, 26) : ‘’La forme du trône était comme un ouvrage en brique de saphir’’ »
IV – Dans un monde si vaste et si riche de choses auxquelles s’intéresser, il n’est évident pour personne de savoir où et quoi regarder.
Comme l’a dit Rachi, les tentations sont nombreuses et multiples.
C’est la raison pour laquelle l’Eternel a choisi de donner la Mitsva du Tsitsit, qui permet ainsi de se concentrer sur un élément précis, qui sera alors notre guide, un rappel permanent des valeurs authentiques que l’on ne doit jamais perdre de vue – c’est le cas de le dire.
V – Mais cela ne va pas de soi, et comme pour tous les Commandements, il faut une certaine préparation qui ici, en l’occurrence, correspond à une certaine sensibilisation.
VI – Le processus semble alors être le suivant :
Avant tout il faut que cela soit remarquable
C’est d’après Rachi (v. 38) à cela que renvoie précisément le terme même de Tsitsit, ‘’extrémités’’, comme dans ‘’il me prit par les cheveux’’[ וַיִּקָּחֵנִי בְּצִיצִת רֹאשִׁי] (Ezéchiel VIII, 3).
Puisque ce sont bel et bien des franges qui dépassent de nos vêtements[ Et qui parmi nous n’a pas entendu de la part d’ingénus : ‘’Monsieur ! Vous avez des fils qui dépassent de votre pantalon !’’ ?]
Mais ce simple appendice ne suffit pas .
Encore faut-il le prendre en compte, le considérer.
C’est pour cela peut être que le même Rachi ressent le besoin de convoquer une deuxième signification du terme Tsistsit, qui veut dire ‘’scruter’’ comme dans : ‘’ Il regarde depuis les treillis’’ (Cantique des Cantiques II, 9)
Le Tsistsit requiert une certaine observation (‘’Histaklout’’[ Sur cette notion fondamentale, cf. Avot III, 1, avec le commentaire du Rouah’ H’aïm de Rav H’aïm de Volojhin qui relit en rapport toute notre Paracha, et id. IV, 20.]) attentive, qui seule est garante de son efficacité.
Cette étape est essentielle, car elle pose le délicat problème du regard scrutateur et persistant.
Si, comme le dit le Midrash, ‘’le coeur et les yeux sur les deux interfaces du péché’’, alors les yeux sont les premiers incriminés : c’est parce que l’on regarde ce qu’on ne devrait pas voir que le désir coupable nous turlupine…
Le Talmud parle beaucoup de cela : cf. Chabbat 64, sur la lubricité en particulier, et cela peut donc nous complexer et nous frustrer.
L’originalité de notre Paracha sera donc de nous rassurer, de nous assurer qu’il existe une observation positive.
Mais que celle-ci est en effet très différente de l’autre, en ce qu’elle est essentiellement intérieure alors que la coupable est extérieure.
Et parce qu’en effet, quand on y réfléchit, il y a deux moyens d’observer, de scruter quelque chose.
La première, c’est de la regarder avec attention, de la décrire ; et il est exact que la connaissance du monde – la science – comme la connaissance de l’homme, à travers, par exemple, les observations des romanciers, passent par un effort de description singulier et précis du monde qui nous entoure.
Mais la seconde consiste à tenter, à partir de cette observation attentive, de découvrir ce qui se trouve à l’intérieur de l’objet regardé, de découvrir ce qu’il cache et ce qu’il signifie, et quelle est de fait sa nature profonde.
C’est aussi une histaklout, et elle peut être bien plus efficace et plus intrusive que la première.
Bien qu’elle soit moins facile à réaliser, parce qu’elle requiert au préalable un état d’esprit qui précisément ne s’arrête pas aux apparences, bien au contraire.
Et il est connu qu’ « on ne voit bien qu’avec le cœur, l’essentiel est invisible pour les yeux »
C’est bien cela que la Torah nous demande ici : s’arrêter sur ce petit détail que sont ces franges incongrues, mais qui ont toute leur importance.
Tel est donc la première étape préconisée par la camarade Ménah’ot 43b, la vision.
La routine n’a pas lieu d’être. Il faut un investissement dans ce que l’on fait, considérer avec sérieux les ordonnances du Créateur.
VII – Une fois parvenu à cette prise de conscience, la deuxième étape (la Zéh’ira) est plus subtile, en ce qu’elle fait appel à des réalités moins directement visibles.
D’où un effort supplémentaire de concentration, mais un effort que la Torah considère comme survenant naturellement pour celui qui se plie méthodiquement à ses préceptes.
Il s’agit de la singulière réminiscence exposée par Rabbi Méïr, ‘’ Parce que l’azur ressemble à la mer, que la mer ressemble aux cieux, et les cieux au Trône Céleste’’
Arrivé à ce niveau de concentration – qui n’est pas à la portée de celui qui laisse errer son regard n’importe où, sans cesse à l’affût des dernières nouvelles des youtubeurs ou des chaînes d’information en continu – il est parfaitement plausible de penser que l’individu puisse se montrer sensible à des réalités plus profondes.
Et en particulier au système de macrocosme spirituel qui veut que ‘’la Royautés d’En Haut soit comme la royauté d’en bas’’[ Bérah’ot 58a.], et d’après lequel il tombe sous le sens que tout ce qui existe en bas fait référence à une éminente réalité dans les sphères supérieures, pour peu qu’on se donne la peine de le voir.
En ce sens, l’azur est investi d’une importance toute particulière, quelle que soit la manière dont on l’explique (cf. Nah’manide Nombres XV, 39 pour une approche résolument ésotérique, mais consensuelle)
Peut-être peut-on simplement envisager que c’est ce rapport direct aux immensités qui nous entoure, la mer et le ciel (qui se trouvent être les seuls éléments naturellement bleu notre environnement), qui en eux-mêmes doivent nous rappeler leur Créateur, qui est aussi le nôtre.
Le Talmud en tout cas considère qu’à une âme saine et bien préparée, qui veille à ne pas polluer sa sensibilité naturelle et qui contrôle ces deux entremetteurs que sont les yeux et le cœur, une somme toute discrète allusion à la couleur divine permet presque automatiquement de ressentir la présence de l’Eternel.
VIII – Car c’est cela la troisième et ultime étape envisagée par nos Sages : ‘’ la réminiscence mène à l’action (‘Assia)’’
Puisque dès qu’elle se ressent pleinement intégrée à ce macrocosme qu’est la Création, où monde physique et monde spirituel ne cesse de se refléter l’un l’autre, l’âme saine ne peut qu’en tirer les conséquences.
Le Talmud nous présente les choses comme si il s’agissait alors d’un mouvement naturel, qui pousse le porteur de Tsitsit à accomplir l’ensemble tous les autres Commandements.
C’est qu’à travers ce discret et subtil rappel permanent, la présence divine finit par s’immiscer dans nos vies, et on peut tout à fait intégrer l’idée qu’elle est devant nous sans cesse présente – ‘’ Je fixe constamment mes regards sur le Seigneur’’[ שִׁוִּיתִי יְהוָה לְנֶגְדִּי תָמִיד] (Psaumes XVI, 8).
IX – De tout ceci il découle que la Mitsva des Tsitsit a réellement la capacité de nous faire appartenir à l’Eternel, comme le dit le Midrash.
Car ce regard orienté, sous contrôle, est bien de nature à créer un lien d’exclusivité entre le porteur de franges et Celui qui lui a ordonné.
Ne pas regarder ailleurs peut être considéré comme la définition même du joug divin, parce que les deux premiers Commandements (Exode XX, 2) sont indissociables : ‘’Je suis l’éternel ton Dieu’’ car ‘’Tu n’auras pas d’autre Dieu que Moi’’.

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1 ‘’Méraglim’’. Ce terme, le même que celui des Explorateurs, n’est sûrement pas fortuit. Comme si à ces derniers, il avait manqué cette Mitsva, qui aurait pu les sauver (cf. ‘Akeïdat Itsh’ak, essai 72)…
2 En effet notre Paracha se trouve constituer la troisième partie de cette profession de foi biquotidienne (Bérah’ot 11b)
3 Cf. Rachi sur le verset 39.
4 ‘’ Et d’ajouter à la frange de chaque coin un cordon d’azur’’ (v.38)
5 וַיִּקָּחֵנִי בְּצִיצִת רֹאשִׁי
6 Et qui parmi nous n’a pas entendu de la part d’ingénus : ‘’Monsieur ! Vous avez des fils qui dépassent de votre pantalon !’’ ?
7 Sur cette notion fondamentale, cf. Avot III, 1, avec le commentaire du Rouah’ H’aïm de Rav H’aïm de Volojhin qui relit en rapport toute notre Paracha, et id. IV, 20.
8 Bérah’ot 58a.
9 שִׁוִּיתִי יְהוָה לְנֶגְדִּי תָמִיד

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“Chla’h leh’a, Savoir quoi voir”

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